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Vatican II et Mortalium Animos : rupture ou fidélité ?

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    Cyprien.L
  • il y a 7 jours
  • 21 min de lecture

"La vérité n’a pas peur du dialogue."

Contrairement à ce qu’affirment certains, Vatican II n’a pas rompu avec Mortalium Animos de Pie XI. Cet article explore la cohérence profonde du magistère catholique : de la défense de la vérité à l’ouverture missionnaire, une même Église fidèle au Christ, hier comme aujourd’hui.

Introduction — Quand une citation devient un anachronisme


On voit souvent circuler un extrait de l’encyclique Mortalium Animos (Pie XI, 1928) pour dénoncer les rencontres interreligieuses et, par ricochet, « condamner » l’esprit de Vatican II. L’argument est simple : « Le Pape a interdit ce genre de rencontres, donc ce que le Concile et les papes récents ont encouragé serait une trahison. » C’est séduisant… mais c’est faux, pour une raison toute bête : on mélange des niveaux d’autorité différents, des situations historiques différentes et des objets doctrinaux différents.


Cet article veut faire deux choses, pédagogiquement et sans esquiver la controverse.


D’abord poser les règles du jeu : comment fonctionne l’autorité dans l’Église (ex cathedra, conciles œcuméniques, constitution dogmatique, encyclique, déclarations, etc.) et ce que chaque niveau oblige réellement.


Ensuite replacer les textes dans leur contexte : à quoi répond Pie XI en 1928 ? De quoi parle Vatican II entre 1962 et 1965 ? Et comment la doctrine catholique peut se développer sans se contredire (ce que l’Église appelle la continuité herméneutique).


Notre thèse est claire : brandir Mortalium Animos pour disqualifier Vatican II relève d’un contre-sens historique et théologique. Non, un passage d’encyclique – respectable et important – ne prime pas sur un Concile œcuménique. Non, Vatican II n’a pas béni le relativisme religieux ; il a organisé un dialogue qui ne nie pas l’unicité du Christ ni la mission de l’Église.


Et non, il n’y a pas deux magistères opposés : il y a un même magistère qui s’exprime à des niveaux et dans des circonstances différentes.


Concrètement, nous avancerons par étapes.


  1. Nous clarifierons les degrés d’autorité dans l’Église, pour éviter les procès d’intention et les hiérarchies fantaisistes.


  2. Nous lirons Mortalium Animos dans son cadre : la crainte, à l’époque, d’un « pan-christianisme » syncrétique niant la vérité révélée.


  3. Nous montrerons ce que disaient Vatican II (Lumen gentium, Dei Verbum, Nostra aetate, Dignitatis humanae) et comment ces textes articulent unicité du Christ et respect de la liberté religieuse.


  4. Nous suivrons enfin le développement post-conciliaire (Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI, François) pour expliquer en quoi il s’inscrit dans la continuité : ni reniement, ni rupture, mais déploiement.


But de fond : offrir au lecteur catholique (et au curieux) un repère sûr pour ne pas se laisser piéger par les citations-choc et les oppositions artificielles.


But spirituel : rappeler que la vérité chrétienne ne craint pas la rencontre, parce qu’elle ne dépend pas du rapport de force mais de la lumière du Christ, « la même hier, aujourd’hui et à jamais ».


2) Les degrés d’autorité dans l’Église — comprendre la hiérarchie du Magistère


Avant de discuter de textes, il faut savoir comment l’Église parle et à quel degré d’autorité elle engage ses fidèles. Car tout n’a pas le même poids : une encyclique, un discours, un concile œcuménique ou une définition ex cathedra n’obligent pas de la même manière. Cette distinction, souvent ignorée par ceux qui prétendent opposer Pie XI à Vatican II, est pourtant élémentaire.


a) Le Magistère solennel


C’est l’enseignement extraordinaire et infaillible de l’Église. Il s’exprime :


  • soit par le Pape seul, lorsqu’il parle ex cathedra (« depuis la chaire de Pierre »), c’est-à-dire lorsqu’il définit une vérité de foi ou de morale à croire de façon irréformable (ex. : l’Immaculée Conception, 1854) ;


  • soit par un Concile œcuménique (Nicée, Trente, Vatican I, Vatican II…) en union avec le Pape. Ces conciles, lorsqu’ils définissent une doctrine, engagent l’infaillibilité de l’Église.C’est ce qu’enseigne le Catéchisme de l’Église catholique (§891) :

« Le Pontife romain, chef du collège des évêques, jouit de cette infaillibilité […] lorsque, en tant que pasteur et docteur suprême de tous les fidèles, il proclame par un acte définitif une doctrine de foi ou de mœurs. »

De même, les définitions conciliaires requièrent l’assentiment de la foi (on y croit de fide). Rejeter ces enseignements, c’est se séparer de la foi catholique elle-même.


b) Le Magistère ordinaire et universel


Il correspond à l’enseignement constant et unanime des évêques, dispersés dans le monde mais en communion avec Rome, lorsqu’ils proposent une doctrine de foi ou de mœurs tenue pour définitive. Même sans déclaration solennelle, cette unanimité dans le temps et l’espace est, elle aussi, infaillible.


Exemple : la dignité de la vie humaine dès la conception, la réalité du péché originel ou encore l’impossibilité d’ordonner des femmes prêtres relèvent de ce magistère ordinaire universel.


c) Le Magistère ordinaire authentique


C’est le registre dans lequel s’inscrivent la plupart des documents pontificaux : encycliques, exhortations, lettres, allocutions, etc. Ces textes n’ont pas, en eux-mêmes, un caractère infaillible. Ils font partie de l’enseignement du Pape et appellent de la part des fidèles un assentiment religieux de l’intelligence et de la volonté — un accueil respectueux, sérieux, mais non absolu.Le Catéchisme (§892) précise :

« Cet assentiment religieux de la volonté et de l’intelligence doit être donné de façon particulière à l’enseignement authentique du Pontife romain, même lorsqu’il ne parle pas ex cathedra […]. »

Autrement dit, ce n’est pas optionnel ni anecdotique : un catholique ne peut pas traiter une encyclique comme une simple opinion papale. Mais il sait aussi qu’un tel enseignement peut être reformulé, précisé ou dépassé par un acte magistériel ultérieur de rang supérieur.


d) La hiérarchie des autorités


En résumé, on peut visualiser ainsi :


  1. Dogme infaillible (Concile ou Pape ex cathedra)

    ⇒ Foi divine et catholique (de fide definita).


  2. Enseignement définitif du magistère ordinaire universel

    ⇒ Foi ecclésiastique (à tenir fermement).


  3. Enseignement authentique non définitif (encycliques, etc.)

    ⇒ Assentiment religieux, sans infaillibilité stricte.


  4. Documents de portée pastorale ou disciplinaire (audiences, homélies, lettres apostoliques)

    ⇒ Respect et docilité, sans engagement doctrinal.


e) Conséquence pour notre sujet


Vatican II (Concile œcuménique) relève du magistère conciliaire suprême, approuvé par le Pape Paul VI. Mortalium Animos (1928) relève du magistère ordinaire authentique d’un pape particulier.


Il est donc, sur le plan hiérarchique, absurde de brandir une encyclique contre un concile : c’est comme citer un décret ministériel contre une loi votée par le Parlement. Le concile ne contredit pas l’encyclique : il l’englobe, la dépasse et la relit à la lumière de l’Esprit Saint qui guide l’Église dans l’histoire.


Dans le cas qui nous occupe, cela veut dire que Vatican II ne peut être jugé à la lumière de Mortalium Animos, mais l’inverse : Mortalium Animos doit être relu à la lumière de l’enseignement plus complet du Concile, qui en explicite la visée profonde.


C’est ce que Vatican II lui-même a rappelé dans Dei Verbum (§8) :

« Cette Tradition qui vient des Apôtres progresse dans l’Église sous l’assistance de l’Esprit Saint : en effet, la perception des choses comme des paroles transmises grandit, par la contemplation et l’étude des croyants, par l’intelligence donnée des choses spirituelles et par la prédication de ceux qui ont reçu avec succession l’épiscopat charismatique de la vérité. »

Dès que l'on comprend cette hiérarchie du Magistère, le débat devient beaucoup plus clair : le Concile n’abolit pas Pie XI, il en accomplit l’intention dans un contexte nouveau.


3) 1928 — Mortalium Animos, une encyclique contre le « pan-christianisme »


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Pour comprendre l’encyclique de Pie XI, il faut se replacer dans le monde de l’entre-deux-guerres. Après la Première Guerre mondiale, un grand courant intellectuel et religieux se développe en Europe et dans le monde anglo-saxon : celui du pan-christianisme.


Il s’agissait d’organiser des rassemblements entre différentes confessions — protestantes, orthodoxes, catholiques — afin d’obtenir une forme d’unité spirituelle des nations, vue comme une garantie de paix.


L’intention pouvait sembler noble ; mais le prix de cette unité était souvent le relativisme doctrinal : il fallait taire ce qui divisait, et admettre que toutes les religions chrétiennes étaient plus ou moins vraies.


a) Le contexte du « pan-christianisme »


Dès 1910 la Conférence missionnaire d’Édimbourg avait inauguré cette mouvance : de nombreux pasteurs protestants et anglicans proposaient de travailler ensemble à l’évangélisation du monde sans se préoccuper des différences dogmatiques. Dans les années 1920, ces congrès se multiplient. Certains participants souhaitent même que Rome y prenne part pour « donner l’exemple ». Des prêtres catholiques isolés y participent parfois de manière privée, ce qui provoque une inquiétude au Vatican.


Pour Pie XI, ces initiatives risquent de réduire la foi chrétienne à une morale humaniste et d’effacer la notion de vérité révélée. D’où son encyclique Mortalium Animos, publiée le 6 janvier 1928.


b) Ce que condamne exactement Pie XI


Le texte est très clair : il ne s’attaque pas à la charité entre croyants ni au respect mutuel, mais à l’idée qu’il suffirait de chercher un terrain neutre entre les confessions pour réaliser l’unité.


Le Pape écrit :

« Ils espèrent que, bien que les dogmes de foi soient contraires, on pourrait, par une certaine conciliation, parvenir à une unité de foi. Mais il est évident qu’une telle entreprise ne peut en aucune manière être approuvée par les catholiques, car elle s’appuie sur une opinion erronée, selon laquelle toutes les religions seraient plus ou moins bonnes et louables. » (Mortalium Animos, n° 2-3)

Autrement dit, l’encyclique ne condamne pas les rencontres, mais le relativisme qui les anime lorsqu’elles prétendent fonder une Église sans doctrine définie.


c) L’intention de fond : protéger la vérité révélée


Pour Pie XI la foi n’est pas le résultat d’un consensus humain mais une révélation divine confiée à l’Église. Il rappelle que le Christ n’a pas fondé plusieurs Églises mais une seule (Matthieu 16,18). Il en conclut :

« L’unité véritable ne peut naître que du retour des dissidents à la seule véritable Église du Christ. » (ibid., n° 10)

Le ton est donc défensif : l’Église se perçoit comme asssiégée par des idéologies politiques et religieuses qui dissolvent la foi. La priorité, à cette époque, est de préserver la pureté doctrinale.


L’extrait isolé de Mortalium Animos ne doit donc pas être lu comme un rejet absolu de toute vérité extérieure à l’Église, mais comme une mise en garde contre le nivellement des vérités.


Son intention n’était pas de nier que Dieu puisse se servir d’autres confessions chrétiennes ou de vérités semées dans les cœurs, mais d’éviter que les catholiques participent à des congrès qui niaient la spécificité du dépôt de la foi.



d) Pourquoi cela ne vise pas Vatican II


Le problème, c’est que certains, aujourd’hui, lisent cette encyclique comme si elle visait le dialogue interreligieux contemporain.


Or le contexte de 1928 est entièrement interne au christianisme : il s’agit de congrès chrétiens qui voulaient réduire la foi à une plateforme morale.


Mortalium Animos ne parle pas de rencontres avec l’islam, le judaïsme ou le bouddhisme, mais de la tentation de fabriquer une Église artificielle.


C’est pourquoi Pie XI n’a jamais condamné la rencontre personnelle ou la courtoisie entre croyants, ni les échanges académiques, ni le respect des consciences. Il voulait simplement rappeler que l’unité ne se négocie pas, elle se reçoit du Christ.


Pour le dire simplement :


  • Pie XI affirme : l’Église catholique détient la plénitude des moyens du salut, et il est dangereux de la mettre sur un pied d’égalité doctrinale avec les autres.


  • Vatican II ajoute : ces autres confessions ou religions peuvent contenir des semences de vérité qui conduisent vers le Christ, mais c’est toujours par rapport à Lui, et donc à son Église, qu’elles trouvent leur sens.


Cette articulation n’est pas une contradiction, mais une progression de la compréhension théologique : la vérité est une, mais elle rayonne.


Dieu n’est pas enfermé dans les murs de l’institution, mais celle-ci reste le signe privilégié de sa présence.


e) Ce qu’il faut retenir


  1. Mortalium Animos s’adresse à un contexte bien précis : celui du pan-christianisme relativiste, non du dialogue interreligieux.


  2. Elle condamne la confusion doctrinale, pas la rencontre fraternelle.


  3. Elle exprime la même préoccupation que Vatican II : préserver la vérité du Christ dans toute recherche d’unité.


  4. En cela, elle n’est pas abrogée mais assumée et approfondie par le Concile, qui reprendra les mêmes garde-fous.


4) Vatican II — Du refus défensif à l’ouverture missionnaire


Quand on lit les textes du Concile Vatican II, on est frappé non pas par une rupture avec Mortalium Animos, mais par un changement d’attitude, une conversion du regard : l’Église n’abandonne rien de la vérité, elle change simplement de ton pastoral et de point de vue. Elle ne parle plus contre les autres, mais devant eux, comme témoin.


a) Une Église qui s’ouvre sans se diluer


Le Concile s’ouvre en 1962, dans un monde bouleversé : fin du colonialisme, montée du communisme athée, crise de la modernité. L’Église comprend qu’elle ne peut plus simplement se définir en opposition, mais qu’elle doit dialoguer avec l’humanité pour la rejoindre là où elle est.


C’est le cœur de Gaudium et Spes :

« Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps […] sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ. » (GS 1)

Cette ouverture n’est pas une trahison de la foi, mais son prolongement. Le Christ s’est fait homme pour rejoindre les hommes ; l’Église, son Corps, fait de même.


b) Unitatis Redintegratio — l’unité entre chrétiens


Ce décret de 1964 reprend la question même que Mortalium Animos traitait, mais dans un langage renouvelé. Il ne nie pas les divergences, mais il reconnaît que des éléments de vérité et de sanctification subsistent hors des frontières visibles de l’Église catholique :

« Parmi nos frères séparés, il existe beaucoup d’éléments de sanctification et de vérité que l’Esprit du Christ ne refuse pas de se servir. » (UR 3)

Le Concile ne parle donc plus de “retour” mais de chemin commun vers la plénitude de la vérité, en reconnaissant d’abord ce que l’autre vit déjà du Christ.


La différence majeure : là où Pie XI craignait le relativisme, Vatican II montre que la vérité du Christ peut se reconnaître jusque dans les semences de vérité présentes ailleurs - sans les confondre.


c) Nostra Aetate — le regard sur les religions non chrétiennes


Promulguée en 1965, cette déclaration reste l’un des textes les plus mal compris. Elle n’affirme à aucun moment que « toutes les religions se valent » mais qu’elles contiennent parfois « un rayon de la Vérité » (NA 2).

« L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. » (ibid.)

Mais elle ajoute immédiatement :

« Elle annonce sans cesse le Christ, “chemin, vérité et vie” (Jn 14,6), en qui les hommes trouvent la plénitude de la vie religieuse. »

Autrement dit : le Christ demeure unique Sauveur, mais l’Église reconnaît que la grâce de Dieu agit aussi dans les cœurs au-delà de ses frontières visibles.


C’est la même idée que développera plus tard le Catéchisme (§846-848) : il n’y a qu’un seul salut, en Christ, mais Dieu peut le faire parvenir à ceux qui, « sans faute de leur part », ne connaissent pas encore l’Évangile et cherchent sincèrement le bien.


d) Dignitatis Humanae — la liberté religieuse


Autre point capital : là où Mortalium Animos parlait d’unité doctrinale, Vatican II aborde la dignité de la conscience.

« La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même. » (DH 1)

Ce n’est pas un relativisme : c’est une affirmation anthropologique et théologique. Si Dieu veut l’amour libre, il ne peut se révéler par contrainte. Cette liberté, loin de nier la vérité, en manifeste la grandeur.


e) La continuité du Magistère


Jean-Paul II, dans son encyclique Ut Unum Sint (1995), résumera admirablement cette continuité :

« Le Concile Vatican II a donné une orientation nouvelle à l’activité œcuménique de l’Église catholique. Ce n’est pas une option facultative mais une exigence de la foi. »

Et Benoît XVI, dans son discours du 22 décembre 2005 à la Curie, clarifiera la méthode :

« Le Concile Vatican II doit être lu selon l’herméneutique de la réforme dans la continuité de l’unique sujet-Église que le Seigneur nous a donné. »

Mortalium Animos et Nostra Aetate ne sont pas des textes ennemis. Le premier défendait la vérité contre le relativisme ; le second montre comment la vérité peut dialoguer sans se perdre. L’un protège la foi, l’autre l’incarne dans la rencontre.


f) “Modernisme” ou Tradition vivante ? Les Pères de l’Église et le mystère de l’appartenance invisible


Certains accusent le Concile Vatican II d’avoir introduit une forme de modernisme, d’avoir relativisé la vérité chrétienne ou dilué le dogme du salut dans un dialogue humaniste. C’est ignorer que la théologie du Concile, loin d’être une invention du XXᵉ siècle, prolonge directement la réflexion des Pères de l’Église, et en particulier leur méditation sur la miséricorde divine, le salut universel et le mystère de l’appartenance invisible à l’unique Corps du Christ.


1. Les Pères, bien avant Vatican II, parlaient déjà de cette ouverture


Saint Augustin, dans son Commentaire sur l’Évangile de Jean (tract. 45,12), écrit :

« Beaucoup de ceux qui semblent être à l’intérieur sont à l’extérieur, et beaucoup de ceux qui semblent à l’extérieur sont à l’intérieur. »

Cette phrase, souvent reprise par les théologiens médiévaux, exprime déjà une vérité fondamentale : Dieu seul connaît le cœur.


L’appartenance à l’Église n’est pas seulement une question de frontières visibles ou de baptême administratif, mais de conversion intérieure et d’union au Christ.


Saint Irénée, dès le IIᵉ siècle, affirmait aussi :

« Là où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église et toute grâce. » (Contre les hérésies, III, 24,1)

Ce n’est donc pas une idée moderne de dire que la grâce de Dieu peut agir au-delà des structures visibles. Déjà les premiers Pères distinguaient l’Église visible, hiérarchique, sacramentelle, et l’Église invisible, mystique, celle que seul Dieu connaît parfaitement.


2. “Hors de l’Église point de salut” : une formule à comprendre à la lumière de la Tradition


La célèbre phrase attribuée à saint Cyprien de Carthage — Extra Ecclesiam nulla salus — n’a jamais signifié que tous les non-catholiques sont damnés.


Chez Cyprien elle s’adressait d’abord aux schismatiques de son époque, pour rappeler que le salut n’est pas possible en dehors de la communion avec le Christ et son Corps, l’Église.


Mais lui-même n’aurait jamais prétendu que Dieu ne pouvait pas, par des voies mystérieuses, sauver ceux qui, sans connaître le Christ, vivent selon la conscience droite et la charité.


Saint Thomas d’Aquin reprendra cette idée en parlant du votum Ecclesiae, le “désir implicite de l’Église” (cf. Somme Théologique, III, q.68, a.2). Cela signifie que quiconque cherche la vérité et fait le bien, même sans connaître explicitement le Christ, manifeste déjà un mouvement intérieur vers Lui, sous l’action de la grâce.


Vatican II ne fait donc que reprendre et expliciter ce développement organique de la Tradition, en déclarant dans Lumen Gentium (§14-16) :

« Ceux qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais cherchent Dieu d’un cœur sincère et s’efforcent, sous l’influence de la grâce, d’accomplir sa volonté telle qu’ils la connaissent par leur conscience, peuvent parvenir au salut éternel. »

Le Concile ne supprime pas la formule de saint Cyprien ; il en dévoile la profondeur spirituelle. “Hors de l’Église, point de salut” ne veut pas dire : “Seuls les membres visibles sont sauvés”, mais : “Tout salut vient du Christ et de son Corps, l’Église.”


Même lorsque cette appartenance reste invisible aux yeux des hommes, elle demeure réelle, car Dieu ne se limite pas aux sacrements, mais Il ne sauve jamais sans eux — puisqu’ils sont les signes visibles de la grâce qu’Il répand invisiblement.


3. L’Église invisible et le mystère de la grâce universelle


Saint Justin Martyr parlait déjà des “chrétiens avant le Christ” (Apologie, I, 46), reconnaissant dans la raison universelle (logos spermatikos) une semence du Verbe présente dans tous les peuples.


Saint Clément d’Alexandrie voyait dans la philosophie grecque une “préparation évangélique”, et Origène affirmait que le salut est offert à toute créature, même si tous ne l’acceptent pas librement.


Vatican II, loin d’innover, se situe dans cette même ligne : celle d’un réalisme théologique qui refuse de réduire le mystère divin à nos catégories humaines. Lumen Gentium (§8) le dit clairement :

« L’Église du Christ subsiste dans l’Église catholique, mais plusieurs éléments de sanctification et de vérité se trouvent hors de ses structures visibles. »

Cette distinction entre subsistit in et est — souvent mal comprise — ne relativise pas la foi catholique ; elle reconnaît simplement que l’Esprit Saint agit au-delà de nos frontières, sans jamais se contredire.


4. Une fidélité à l’esprit des premiers siècles


Accuser Vatican II de modernisme revient donc à ignorer l’histoire du christianisme lui-même. Les Pères de l’Église, les mystiques médiévaux et les théologiens de la Renaissance ont toujours compris que Dieu dépasse les murs de l’institution sans jamais la renier.


Le Concile ne fait que redire cela dans le langage d’un monde pluraliste : Dieu sauve par son Église, mais Il n’est pas prisonnier de ses frontières.


L’Église visible, gardienne des sacrements, et l’Église invisible, faite de tous ceux qui, dans le secret de leur conscience, répondent à la grâce, ne s’opposent pas : elles forment les deux visages d’un même Corps mystique, celui du Christ qui veut « rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11,52).


En vérité Vatican II ne trahit ni saint Cyprien, ni saint Augustin, ni Pie XI. Il en prolonge la logique profonde : une fidélité qui n’exclut pas, une vérité qui s’incarne, une Église qui se sait dépositaire du salut, mais jamais propriétaire de Dieu.

“Là où est la charité, là est Dieu.Là où est Dieu, là est l’Église.”— Saint Augustin, Sermon 350,3

g) Conclusion partielle


Pie XI a fermé la porte au syncrétisme. Vatican II a ouvert la fenêtre de la mission. Entre les deux, il n’y a pas rupture, mais passage : celui d’une Église défensive à une Église qui assume sa maturité, forte de sa foi et confiante en la vérité du Christ.


5) De Paul VI à François — La fidélité du dialogue


Vatican II ne fut pas une parenthèse, mais le point de départ d’une nouvelle respiration pour l’Église. Chacun des papes qui ont suivi a prolongé cette inspiration selon son propre charisme, sans jamais trahir le cœur du message : le Christ est unique Sauveur, mais il n’est pas un rival de l’humanité ; il en est la lumière.


a) Paul VI : le dialogue comme acte missionnaire


À la clôture du Concile, le pape Paul VI donne le ton :

« L’Église se fait conversation. » (Ecclesiam Suam, 1964)

Pour lui le dialogue n’est pas une stratégie diplomatique, mais une dimension constitutive de la mission. C’est l’attitude même de Dieu dans l’Incarnation : Dieu n’impose pas, il parle, il écoute, il se fait proche. Paul VI comprend que, dans un monde sécularisé, le témoignage ne peut plus être proclamé du haut d’une chaire, mais partagé sur le terrain de la rencontre humaine.


C’est aussi lui qui, en 1965, crée le Secrétariat pour les relations avec les non-chrétiens, ancêtre du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Loin d’un relativisme, c’est une stratégie évangélique : aller sur les chemins d’Emmaüs du monde moderne.


b) Jean-Paul II : la rencontre comme prophétie


Jean-Paul II incarne la suite logique de Vatican II. Son charisme universel se fonde sur la conviction que le Christ est la clef de l’homme (Redemptor Hominis, 1979).En 1986, il réunit à Assise les représentants des religions du monde pour prier pour la paix — un geste souvent caricaturé par les milieux intégristes comme une trahison de Mortalium Animos.


En réalité c’est exactement l’inverse : Jean-Paul II ne confond pas les prières, il rassemble les priants, afin que chacun, selon sa tradition, élève un cri vers le même Dieu de paix.


Le Pape polonais le rappelle clairement :

« Le fait que nous soyons réunis ne signifie pas que nous renoncions à nos convictions, mais que nous reconnaissons que, malgré nos différences, nous partageons la même aspiration à la paix et à la fraternité. » (Assise, 1986)

Son encyclique Ut Unum Sint (1995) prolonge Unitatis Redintegratio : le dialogue œcuménique n’est plus une option mais une exigence de la foi.


c) Benoît XVI : la raison et la foi réconciliées


Souvent perçu comme un pape de « retour en arrière », Benoît XVI a au contraire approfondi l’esprit du Concile. Dans son célèbre discours de Ratisbonne (2006), il rappelle que la foi chrétienne ne s’impose pas par la violence mais par la raison éclairée par l’amour :

« Ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. »

Ce discours souvent mal lu visait à purifier la religion de la violence, non à humilier l’islam.


Benoît XVI promeut un dialogue fondé sur la recherche de la vérité, pas sur le compromis : « La foi sans la raison devient fanatisme ; la raison sans la foi devient cynisme. »


Son pontificat a aussi vu la fondation du “Courant de Courtoisie théologique” : la conviction qu’on peut débattre sans renoncer à l’exigence intellectuelle.


d) François : le dialogue comme miséricorde


François, dans la continuité de ses prédécesseurs, a replacé le dialogue sous le signe de la proximité et de la miséricorde. Dans Evangelii Gaudium (2013), il écrit :

« Le dialogue entre les religions n’a pas pour but de convaincre, mais de construire la paix et de chercher ensemble la vérité. » (EG 250)

Ce n’est pas un relativisme, mais un réalisme spirituel : le monde est déjà blessé, inutile d’y ajouter des guerres de mots.


Sa rencontre avec le grand imam d’Al-Azhar, son soutien au Document sur la fraternité humaine (Abu Dhabi, 2019) et son attention au judaïsme montrent que, loin de contredire Pie XI, il met en œuvre le même objectif par d’autres voies : rendre témoignage à la vérité de l’amour.


Cette phrase ne signifie pas que l’Église renonce à affirmer le Christ comme Vérité absolue, mais qu’elle reconnaît que la vérité ne s’impose pas par la polémique, mais se découvre dans la rencontre. Le pape le précise d’ailleurs ailleurs dans le même document :

« L’annonce du Christ ne consiste pas à imposer une nouvelle obligation, mais à partager une joie, à indiquer un horizon beau et à offrir un banquet désirable. » (EG 14)

Le dialogue interreligieux, pour François, n’est pas une négociation théologique : il est un terrain de témoignage. L’Église entre en conversation avec d’autres traditions non pour relativiser le Christ, mais pour laisser transparaître son visage dans la lumière partielle que les autres traditions perçoivent.


Comme le disait Benoît XVI avant lui :

« Le dialogue n’a de sens que s’il est enraciné dans la recherche de la vérité. Celui qui renonce à la vérité renonce à la dignité du dialogue. » (Discours à Cologne, 2005)

C’est dans cette ligne que s’inscrit François : il ne met pas le Christ en concurrence avec d’autres révélations, il agit comme le Christ lui-même dans l’Évangile, qui commence souvent par écouter avant de parler, par guérir avant d’expliquer, par aimer avant de convaincre.


Le dialogue n’est donc pas un renoncement à la foi, mais une pédagogie du témoignage : l’annonce devient crédible quand elle prend la forme de la charité.


Donc Evangelii Gaudium ne contredit pas Mortalium Animos, mais l’accomplit : la vérité, loin de se perdre dans la rencontre, s’y incarne avec douceur, fidèle à la parole du Christ :

« Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. » (Matthieu 5,9)

e) Ce que tous ont en commun


  1. Aucun pape n’a renoncé au dogme du salut en Jésus-Christ.


  2. Tous ont compris que l’annonce passe aujourd’hui par le respect et la reconnaissance du bien déjà présent chez l’autre.


  3. Tous ont maintenu la distinction entre dialogue et syncrétisme : le premier cherche la vérité, le second la confond.


6) Conclusion — Fidélité et miséricorde : les deux battements du même cœur


Il est devenu presque banal, dans certains milieux, d’opposer Mortalium Animos à Nostra Aetate, comme s’il s’agissait de deux Églises différentes. Cette opposition est fausse, historiquement et théologiquement. Elle ne résiste pas à une lecture honnête du magistère.


a) Une même foi, deux langages


Mortalium Animos est le cri d’un Père inquiet : le monde s’éloigne, et la vérité semble menacée.


Vatican II, lui, est le geste d’un Père confiant : le monde est malade, mais Dieu veut encore le sauver.


Les deux disent la même chose — le Christ est la Vérité — mais dans deux grammaires : la première, défensive ; la seconde, relationnelle.


Pie XI dit : “Ne vous fondez pas dans le monde.”


Jean XXIII répond : “Allez dans le monde, et ne craignez pas d’y briller.”


Ce n’est pas contradiction, c’est maturation.


b) Une fidélité au Christ qui s’incarne


L’Église catholique croit que la vérité ne change pas, mais que sa compréhension grandit (cf. Dei Verbum §8). C’est ce que saint Vincent de Lérins appelait déjà, au Ve siècle, le développement homogène du dogme :

“Que la religion progresse, pourvu que ce soit dans le même sens, selon le même dogme, le même esprit.” (Commonitorium, 23)

Le dialogue interreligieux n’est pas une invention moderne : il est le prolongement logique de l’Incarnation.


Car si Dieu a voulu parler la langue des hommes, c’est pour que l’homme apprenne à parler à Dieu — et à ses frères.


c) L’autorité du Concile


Il faut ici rappeler que Vatican II est un concile œcuménique, donc porteur d’une autorité magistérielle supérieure à celle d’une encyclique. Une encyclique engage l’enseignement d’un pape en un temps donné ; un concile, lui, engage l’Église universelle sous l’assistance de l’Esprit Saint.


Dire que Nostra Aetate ou Unitatis Redintegratio contredisent Mortalium Animos, c’est donc théologiquement absurde : c’est comme prétendre qu’un fils contredit son père en accomplissant sa promesse.


d) La miséricorde comme vérité vivante


Le Christ n’a pas seulement dit “Je suis la vérité” ; il a dit aussi “Je suis le chemin”. Or un chemin, par nature, se parcourt.


Mortalium Animos a planté les bornes du sentier ; Vatican II a ouvert la route.


Et si le dialogue interreligieux est possible, c’est précisément parce que la vérité chrétienne est une personne — pas un système d’idées.


Ce que le Pape François exprime avec simplicité :

“La vérité n’est pas une chose que nous possédons, mais une personne qui nous saisit.” (Homélie du 21 mai 2013)

e) Une Église en tension féconde


Il faut aimer cette tension. L’Église n’est pas un bloc monolithique mais un organisme vivant. Sa Tradition ne se réduit ni au passé, ni au présent : elle respire entre les deux.Pie XI, Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI, François — chacun a exprimé le même amour du Christ dans la langue de son temps.


L’un a défendu la vérité contre la dilution,l’autre l’a offerte au monde pour qu’elle ne meure pas en vase clos.Mais c’est la même Église : celle qui croit que “la charité se réjouit de la vérité” (1 Co 13,6).


“La vérité n’a pas peur du dialogue”


Le dialogue interreligieux n’est pas une compromission. C’est un acte de foi en la force de la vérité.Celui qui croit vraiment au Christ n’a pas besoin d’avoir peur de parler avec autrui, car il sait que toute lumière vient de Lui, même celles qui semblent d’abord étrangères.


Contrairement à ce que certains affirment, Vatican II n’a jamais renié la doctrine antérieure : il en a approfondi le sens, l’a purifiée de ses rigidités historiques et l’a ramenée à sa source évangélique.


Ce concile, le plus fécond de toute l’histoire de l’Église par le nombre et la richesse de ses documents, n’a rien aboli : il a fait mûrir ce qui était déjà là.


Il a redonné souffle à une foi incarnée, centrée sur le Christ, fidèle à la Tradition comme à son socle, mais renouvelée dans la manière de l’annoncer au monde.


L’Église n’a jamais prétendu posséder la Vérité comme un bien que l’on enferme ou que l’on administre.


Elle affirme, selon le Catéchisme et la doctrine constante, qu’elle détient les moyens ordinaires du salut : la Parole, les sacrements, la communion au Corps du Christ. Mais ces moyens ne signifient pas que Dieu soit limité à ses canaux visibles. Vatican II, dans Lumen Gentium (§16) et Gaudium et Spes (§22), a justement rappelé que Dieu peut rejoindre tout homme de bonne volonté, par des voies qu’Il connaît Lui seul.

Autrement dit l’Église ne s’arroge pas le monopole de Dieu : elle est son instrument privilégié.


La Vérité dans cette lumière ne se possède pas : elle s’accueille.


Elle n’est pas une idée à défendre, mais une personne à rencontrer. C’est bien lorsque l’Église a voulu posséder la vérité - au lieu de se laisser posséder par elle - qu’elle s’en est le plus éloignée.


Car vouloir s’approprier le Christ, c’est déjà refuser sa seigneurie ; c’est substituer la certitude à la foi, et le pouvoir à l’amour.


Le dialogue interreligieux n’est pas une compromission. C’est un acte de confiance dans la force même de la vérité.


Celui qui croit vraiment au Christ n’a pas peur d’écouter, ni de parler avec autrui, car il sait que toute lumière vient de Lui, même celles qui paraissent d’abord étrangères.


C’est le sens le plus profond du mot “catholique” : universel, non par dilution, mais par plénitude.


Mortalium Animos et Vatican II ne sont pas deux doctrines opposées, mais deux regards sur un même mystère : celui d’un Dieu qui se révèle sans s’imposer, qui corrige sans condamner, et qui, de siècle en siècle, apprend à ses enfants à dire la vérité avec amour.

“Soyez toujours prêts à rendre raison de l’espérance qui est en vous, mais avec douceur et respect.”— 1 Pierre 3,15




 
 
 

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