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De l’éveil à la Vérité : pourquoi le Christ dépasse le Bouddha

  • Photo du rédacteur: Cyprien.L
    Cyprien.L
  • 9 sept.
  • 29 min de lecture
Découvrez pourquoi Bouddha et Christ ne peuvent pas être confondus : illusion, dignité, compassion et vérité face à l’éveil.
Illustration baroque en clair-obscur : lotus et volutes de fumée symbolisant l’illusion à gauche, lumière dorée éclatante et autel baroque à droite, représentant la vérité divine.

Introduction


Depuis plusieurs décennies, il est devenu presque banal d’entendre dire que “toutes les religions disent la même chose”, ou que “le Christ et le Bouddha enseignent un chemin identique : l’amour, la paix, la compassion”. Dans les librairies, sur Internet, jusque dans certains discours académiques, Jésus et le Bouddha se retrouvent placés côte à côte comme deux sages universels.


Ce rapprochement séduit. Il donne l’image d’une harmonie spirituelle mondiale où les traditions ne seraient que des variantes culturelles d’une même sagesse intemporelle. Mais il repose sur une illusion. Car si le bouddhisme et le christianisme emploient parfois les mêmes mots – amour, paix, compassion –, ils n’en donnent pas la même signification. Et cette différence n’est pas secondaire : elle touche à la manière dont chacun comprend l’homme, sa souffrance et son salut.


Le Bouddha affirme que la personne n’a pas de réalité ultime, que le “moi” est une illusion née de l’ignorance (avidyā). Jésus proclame au contraire que chaque être est une personne unique, voulue et aimée de toute éternité par Dieu. Ici se joue une divergence fondamentale : pour Bouddha, le salut est l’extinction du soi ; pour le Christ, il est la résurrection de la personne.


C’est pourquoi le syncrétisme entre ces deux univers n’est pas seulement une erreur de méthode : c’est une impossibilité. Derrière l’apparente proximité des termes, c’est une vision radicalement différente de l’homme et de son destin qui se dessine.



1. Les intuitions justes du Bouddha et les richesses du bouddhisme


Avant de souligner l’incompatibilité entre le bouddhisme et le christianisme, il faut reconnaître une chose : si le bouddhisme a traversé les siècles et s’est imposé sur un vaste continent, c’est parce qu’il a touché des vérités profondes de l’expérience humaine.


La première, c’est le réalisme sur la souffrance.


Là où bien des religions antiques promettaient surtout prospérité et faveurs divines, le Bouddha commence par dire ce que chacun peut constater : “Tout est souffrance”. C’est la première des Quatre Nobles Vérités. Le Samyutta Nikāya rapporte ainsi :

“Voici, ô moines, la noble vérité de la souffrance : la naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance, être uni à ce que l’on n’aime pas est souffrance, être séparé de ce que l’on aime est souffrance, ne pas obtenir ce que l’on désire est souffrance. En bref, les cinq agrégats d’attachement sont souffrance.” (Samyutta Nikāya V, 421).

Difficile d’être plus lucide. Ici, le bouddhisme ne se trompe pas : l’existence humaine est marquée par la fragilité et l’insatisfaction.


La deuxième richesse, c’est la discipline intérieure. Contre la dispersion, contre l’avidité, le Bouddha propose la vigilance et la méditation. Le Dhammapada, recueil ancien de strophes attribuées au Bouddha, exhorte :

“Celui qui, attentif, s’applique à discipliner son esprit, libère son cœur de la voie de la mort.” (Dhammapada, v. 21).

Cette insistance sur l’effort intérieur a façonné des générations de disciples, capables de vivre sobres, détachés, attentifs au présent.


La troisième richesse est l’éthique de compassion. L’idéal du bodhisattva, qui renonce à son propre salut pour aider les autres, montre que le bouddhisme n’a jamais été seulement une quête individuelle. Le Karuṇāpuṇḍarīka Sūtra exhorte :

“Comme une mère protège son fils unique au prix de sa propre vie, ainsi doit-on cultiver une bienveillance sans limite envers tous les êtres.”

Enfin, le bouddhisme a transmis une sobriété de vie qui ne peut que séduire des sociétés saturées de consommation. Le Dhammapada le formule simplement :

“Évite le mal, fais le bien, purifie ton esprit : tel est l’enseignement des Bouddhas.” (Dhammapada, v. 183).

Ces intuitions sont justes et résonnent encore aujourd’hui. Le chrétien peut les admirer et même les partager. Mais elles n’ont pas la même signification que dans l’Évangile.


Car là où le Bouddha parle de souffrance, le Christ parle de péché ; là où le Bouddha enseigne la dissolution du moi, le Christ promet la résurrection de la personne. Et c’est précisément dans cette différence radicale que tout se joue.


Durabilité des structures sociales bouddhistes


1) Les politiques d’Aśoka (IIIᵉ s. av. J.-C.)


  • Les édits d’Aśoka décrivent des mesures de bienfaisance : hôpitaux pour hommes et animaux, plantations, routes, fonctionnaires du Dharma.

  • Mais ces institutions ont surtout existé tant que son empire les a soutenues. Après sa mort, elles se sont affaiblies. On n’a pas de trace d’une continuité institutionnelle comparable, par exemple, à l’héritage du droit romain ou des structures ecclésiales chrétiennes. Leur mémoire reste importante comme idéal, mais leur durée fut limitée.


2) Les hôpitaux monastiques (Sri Lanka, Asie du Sud-Est)


  • Des sites comme Mihintale (Sri Lanka) montrent l’existence d’infrastructures médicales liées aux monastères.

  • Ces structures ont été actives pendant plusieurs siècles, mais elles n’ont pas formé un réseau durable et universel. Elles dépendaient de la puissance royale et des ressources locales. Certaines ont survécu longtemps, mais beaucoup ont disparu avec les guerres, invasions ou changements dynastiques.


3) L’éducation dans les temples


  • Cette fonction a, elle, largement perduré. Jusqu’au XIXᵉ–XXᵉ siècle, dans des pays comme la Thaïlande, la Birmanie ou le Cambodge, les temples étaient le principal lieu d’éducation.

  • Encore aujourd’hui, ils jouent un rôle social (alphabétisation, bibliothèques, informatique en zone rurale). Ici, on voit une continuité vivante.


4) Le bouddhisme engagé (XXᵉ siècle)


  • Avec Thích Nhất Hạnh et d’autres, on retrouve un bouddhisme actif dans le champ social (paix, éducation, aide).

  • Mais ce mouvement est récent et fragile, parfois perçu comme marginal dans les sociétés bouddhistes majoritaires. Son avenir dépendra de la réception institutionnelle et politique.


5) Les dérives (collusions politiques, nationalismes)


  • Malheureusement, ce sont souvent les formes de bouddhisme politico-identitaire qui ont eu le plus de continuité institutionnelle :– Tibet théocratique : hiérarchies serviles maintenues jusqu’au XXᵉ siècle.– Japon impérial : soutien du Zen au militarisme jusqu’en 1945.– Nationalismes birmans ou sri lankais : encore actifs aujourd’hui. Ces modèles ont montré une résilience durable, parfois plus que les œuvres caritatives.

Aspect

Bouddhisme

Christianisme

Critiques possibles du christianisme

Réponse aux critiques

Œuvres de soin

Hôpitaux monastiques (Sri Lanka, IIIᵉ s. av. J.-C. → Moyen Âge). Localisés, dépendants du mécénat royal, souvent disparus.

Hôpitaux chrétiens dès le IVᵉ s. (ex. Basile de Césarée). Réseaux d’ordres hospitaliers (Saint-Jean de Jérusalem, Franciscains, etc.). Base des hôpitaux modernes.

« L’Église refusait les soins, préférant la prière. »

Faux cliché : dès l’Antiquité, les évêques organisent des lieux pour soigner les pauvres et les malades. Basile de Césarée crée un vaste complexe hospitalier (Basileiás) au IVᵉ siècle. Au Moyen Âge, les léproseries et hospices sont partout.

Éducation

Temples comme écoles (Birmanie, Thaïlande, Cambodge). Alphabétisation locale, mais limitée en contenu et souvent réservée aux garçons.

Création des universités (Paris, Bologne, Oxford, XIIIᵉ s.). Ouverture aux sciences, droit, médecine. Les monastères et paroisses alphabétisent.

« L’Église a combattu la science. »

Cliché hérité des Lumières. En réalité, la majorité des savants médiévaux (Albert le Grand, Roger Bacon, Copernic, Mendel) étaient clercs ou religieux. L’Église a fondé les universités et transmis la pensée antique.

Bienfaisance publique

Aśoka (IIIᵉ s. av. J.-C.) : routes, soins pour humains et bêtes. Mais les institutions se sont effacées après son règne.

Diaconie, ordres charitables, confréries. Institutions permanentes : orphelinats, maisons d’accueil, hôpitaux de pèlerins.

« L’Église accumulait des richesses au lieu d’aider les pauvres. »

Il y a eu des abus, mais structurellement l’Église a fondé les plus grandes œuvres caritatives. Les monastères médiévaux étaient des centres d’assistance, distribuant nourriture et soins.

Structures politico-religieuses

Théocratie tibétaine (stratification sociale, servitudes). Nationalismes violents (Sri Lanka, Birmanie). Collusion Zen/État impérial (Japon).

États chrétiens médiévaux : alliances trône-autel, mais contestées par des prophètes et réformateurs (François d’Assise, Catherine de Sienne).

« Inquisition, croisades, guerres de religion → pires que les théocraties bouddhistes. »

Inquisition : pas “millions de morts” mais ~5 000 exécutions en 350 ans (chiffres d’historiens comme H. Kamen). Croisades : guerres politiques et religieuses, condamnées par l’Évangile, mais jamais transformées en dogme. Guerres de religion : violences tragiques, mais pas structurellement voulues par l’Église ; Vatican II reconnaît la nécessité de purification.

Durabilité

Structures positives : intermittentes, locales, rarement durables. Structures politico-religieuses : plus durables (Tibet, Japon, nationalismes).

Structures sociales positives : durables et universelles (hôpitaux, écoles, charité). Structures négatives : corrigées par réformes internes (concile de Trente, Vatican II).

« L’Église a imposé et dominé. »

Vrai pour certains excès historiques, mais toujours contestés par l’Évangile lui-même. Contrairement au tantrisme ou au karma social, aucun dogme n’a jamais légitimé la cruauté. Les papes ont régulièrement rappelé que l’autorité est au service et non à la domination (cf. Mt 20,26).

Conclusion


  • Les œuvres positives du bouddhisme (hôpitaux, écoles, soins) ont existé, mais elles ont souvent été locales et temporaires, dépendantes du mécénat royal ou des ressources monastiques.

  • En revanche, les structures politico-religieuses, parfois porteuses d’inégalités ou de nationalisme, ont eu une durée plus longue et un impact social plus profond.

  • La différence avec le christianisme est nette : les œuvres de charité chrétiennes (hôpitaux, écoles, orphelinats) sont devenues institutions universelles et durables, parce qu’elles reposaient sur une anthropologie de la personne et une Église organisée capable de traverser les siècles.


2. Les écoles bouddhiques : une évolution historique


Le mot “bouddhisme” recouvre en réalité des traditions très diverses, qui se sont transformées au fil des siècles. Pour comprendre la divergence avec le christianisme, il est essentiel de suivre cette évolution : du bouddhisme des origines au Theravāda, puis au Mahāyāna, et enfin au Vajrayāna tibétain.


2.1. Le bouddhisme des origines (Ve–IIIe siècle av. J.-C.)


Siddhārtha Gautama, dit le Bouddha (vers 563–483 av. J.-C.), enseigne les Quatre Nobles Vérités et le Noble Sentier Octuple. Sa doctrine centrale est l’anātman (non-soi).

Le Samyutta Nikāya rapporte ses paroles :

“Tout ce qui est corps, sentiment, perception, formations, conscience – tout cela n’est pas le soi. Quand on voit cela avec sagesse, on se détourne de la souffrance. Ce détachement mène au désintéressement, au détachement, à la libération.” (Samyutta Nikāya III, 66).

Dès le départ, le bouddhisme refuse l’idée d’un moi permanent.


2.2. Le bouddhisme ancien / Theravāda (IIIe siècle av. J.-C. → aujourd’hui)


Au IIIe siècle av. J.-C., sous le roi Aśoka, le bouddhisme s’institutionnalise. Le courant Theravāda (“Doctrine des Anciens”) survit jusqu’à aujourd’hui au Sri Lanka, en Thaïlande, au Cambodge, au Laos et en Birmanie.

Sa finalité est le nirvāṇa individuel, atteint par l’arhat (celui qui a détruit les causes de la souffrance). Le Dhammapada l’exprime :

“Celui qui a détruit le désir, brisé les chaînes, qui a brisé les crocs de Māra, celui-là je l’appelle un arhat.” (Dhammapada, v. 90).

Ici encore, le salut signifie l’extinction du désir et du soi.


2.3. Le Mahāyāna (Ier–IVe siècle apr. J.-C.)


À partir du Ier siècle apr. J.-C., une nouvelle mouvance apparaît : le Mahāyāna (“Grand Véhicule”). Elle se répand en Chine, en Corée, au Japon et au Vietnam.


Ses innovations :


  • l’idéal du bodhisattva, qui choisit de retarder son propre nirvāṇa pour sauver les autres ;

  • la doctrine du tathāgatagarbha, affirmant que tout être possède la nature de Bouddha.


Le Tathāgatagarbhasūtra (IVe siècle) déclare :

“Tous les êtres vivants, bien qu’entravés par une infinité de passions, possèdent la sagesse, la vertu et les qualités du Tathāgata, mais elles sont recouvertes par des souillures adventices.” (Zimmermann, A Buddha Within: The Tathāgatagarbhasūtra, 2002, traduction).

La personne individuelle reste une illusion relative : ce qui est sauvé, c’est une essence universelle, impersonnelle.


2.4. Le Vajrayāna (VIIe–VIIIe siècle apr. J.-C.)


Le Vajrayāna (“Véhicule de diamant”) apparaît au Tibet et en Asie centrale au VIIe–VIIIe siècle. Il introduit des pratiques ésotériques : mantras, mandalas, rituels tantriques.


Certains textes tantriques affirment que l’éveillé transcende toute morale. Dominique Trotignon résume :

“Désormais ‘au-delà du bien et du mal’ (puññapāpapahīnassa), l’Enseignant se confond avec son Enseignement... Il n’est plus un homme au sens ordinaire.” (Trotignon, Bouddhisme et philosophie morale, 1999, p. 87).

Ce dépassement de la morale a parfois conduit à des abus spirituels :


  • Le maître tibétain Marpa (XIe siècle) soumit son disciple Milarepa à des épreuves extrêmes (démolir et reconstruire des tours, humiliations).

  • Certaines pratiques tantriques, qualifiées de “crazy wisdom”, ont servi à justifier des transgressions, jusqu’à des abus sexuels, même dans l’histoire récente.


2.5. Synthèse


  • Origines (Ve–IIIe av. J.-C.) → Anātman : négation du moi.

  • Theravāda (IIIe av. J.-C. → aujourd’hui) → salut individuel, extinction du désir.

  • Mahāyāna (Ier–IVe ap. J.-C.) → compassion universelle, mais personne illusoire.

  • Vajrayāna (VIIe–VIIIe ap. J.-C.) → ésotérisme, dépassement du bien et du mal.


De l’Inde ancienne au Tibet médiéval, une constante demeure : le “moi” n’a pas de valeur absolue. L’évolution historique n’a fait qu’amplifier cette négation de la personne, alors que le christianisme affirme au contraire sa réalité éternelle.


3. Le Mahāyāna et le Vajrayāna : des constructions syncrétiques


Lorsque l’on compare le bouddhisme des origines avec ses développements ultérieurs, l’écart est considérable. Le Bouddha historique (Ve siècle av. J.-C.) enseignait l’impermanence (anicca), la souffrance (dukkha) et le non-soi (anātman). Nulle trace, dans le canon pāli, d’une « nature de Bouddha » universelle ou d’un « corps de lumière » promis aux yogis.


Or à partir du Ier siècle apr. J.-C., le Mahāyāna introduit la doctrine du tathāgatagarbha :

« Tous les êtres vivants, bien qu’entravés par une infinité de passions, possèdent la sagesse, la vertu et les qualités du Tathāgata, mais elles sont recouvertes par des souillures adventices. » (Tathāgatagarbhasūtra, IVe siècle, éd. et trad. Michael Zimmermann, 2002).

Pour des penseurs japonais comme Hakamaya Noriaki, ce texte marque une rupture :

« Le tathāgatagarbha n’est pas bouddhique car il introduit un principe substantiel, une essence stable, contraire à l’anātman. » (cité in Zimmermann, 2002).

Avec le Vajrayāna (VIIe–VIIIe siècle), l’écart devient encore plus marqué : mantras, mandalas, divinités multiples, pratiques tantriques. On y trouve aussi la croyance au corps arc-en-ciel, état où le yogi, à sa mort, se dissoudrait dans la lumière.


Manuscrits retrouvés et révélations ésotériques


Un point interessant ici estl a différence entre le canon pāli — textes anciens, préservés avec rigueur par des communautés monastiques, recopiés, mémorisés et transmis selon des règles précises — et certains textes ésotériques tibétains beaucoup plus tardifs, comme ceux qui fondent le Vajrayāna.


Ces derniers sont souvent justifiés par des récits de manuscrits “retrouvés” dans des grottes ou révélés miraculeusement par un maître inspiré... la bonne affaire.


La tradition tibétaine parle de terma, des “trésors spirituels” dissimulés par des maîtres anciens et redécouverts des siècles plus tard par des “révélateurs” (tertön).


Mais même des maîtres tibétains reconnaissent que nombre de ces découvertes sont en réalité des inventions mythologiques, servant à légitimer des textes plus récents en leur donnant une origine antique et sacrée.


Ce mécanisme n’est pas propre au bouddhisme tibétain. On le retrouve dans de nombreux courants ésotériques et gnostiques :


  • chez les gnostiques chrétiens des premiers siècles, avec des “évangiles cachés” attribués à Thomas ou Marie-Madeleine, écrits bien plus tard que les Évangiles canoniques ;

  • chez les kabbalistes juifs, où certains textes médiévaux furent présentés comme des révélations antiques pour leur donner plus d’autorité (ex. certaines parties du Zohar) ;

  • chez les rosicruciens occidentaux (XVIIᵉ siècle), qui affirmaient détenir des écrits secrets issus d’une fraternité ancienne et invisible, jamais attestée historiquement ;

  • chez les ésotéristes modernes comme Blavatsky, qui invoquait les “Mahatmas” de l’Himalaya pour cautionner sa doctrine théosophique.


Dans tous ces cas, on observe le même procédé : légitimer une innovation en la présentant comme une tradition retrouvée.


Le but est d’ancrer une nouveauté dans un passé mythifié, en créant une continuité imaginaire.


Le Catholicisme, au contraire, a toujours exercé un discernement rigoureux sur ses textes. L’Église a reconnu comme canoniques uniquement les écrits ayant une origine apostolique, reçus dans les communautés dès les premiers siècles, et en continuité avec la foi transmise.


Ce n’est pas une révélation surgie d’une grotte, mais une tradition vécue, proclamée et attestée par des témoins oculaires.


La stèle de Xi’an (781) : une pièce clé du puzzle


Stèle nestorienne de Xi’an, érigée en 781 à Chang’an
Stèle nestorienne de Xi’an, érigée en 781 à Chang’an

La fameuse Stèle nestorienne de Xi’an, érigée en 781 à Chang’an, témoigne de la présence chrétienne en Chine dès 635, avec l’arrivée du missionnaire syriaque Alopen. Le texte bilingue (syriaque et chinois) décrit la « Religion de la Lumière » (Jǐngjiào) et proclame :

« Le Messie est né de la Vierge, dans une grotte de Judée… Il a accompli des merveilles, illuminant le monde entier, établissant la loi nouvelle. » (trad. P. Pelliot).

Cette « religion de la lumière » est le christianisme syriaque, mais le même terme désignait aussi, en Chine, le manichéisme. On voit donc un espace religieux où circulent déjà des images de lumière, de salut universel et de transformation spirituelle — au moment même où le Mahāyāna tardif et le Vajrayāna tibétain se développent.


Les chercheurs parlent d’inculturation par géyì (matching concepts) : traduire les notions chrétiennes en catégories bouddhistes ou taoïstes, créant ainsi des ponts conceptuels. Ce procédé renforce l’hypothèse d’un syncrétisme doctrinal.


Corps arc-en-ciel et corps de gloire


Le prêtre et tibétologue Francis V. Tiso a mené au tournant des années 2000 une enquête de terrain au Tibet autour du cas du khenpo A Chö (†1998), réputé avoir atteint le phénomène du corps arc-en-ciel (diminution/disparition du corps physique accompagné de phénomènes lumineux).


Dans Rainbow Body and Resurrection: Spiritual Attainment, the Dissolution of the Material Body, and the Case of Khenpo A Chö, il documente témoignages, entretiens et éléments rituels, puis met ces récits en parallèle avec la résurrection chrétienne (corps de gloire) et avec d’autres traditions “de lumière” d’Asie centrale médiévale. L’éditeur présente explicitement l’ouvrage comme une étude des « connexions historiques » et des analogies entre accomplissements corporels ultimes et résurrection, à partir d’un cas contemporain tibétain.


Hypothèse historique


Tiso avance une hypothèse : les doctrines et récits tibétains tardifs (Dzogchen, “corps arc-en-ciel”) auraient pu se croiser avec des traditions chrétiennes syriaques (dite “Église de l’Orient”, Jǐngjiào 景教 en Chine) et manichéennes dans l’Asie intérieure. Il rappelle que le christianisme d’expression syriaque est attesté en Chine dès 635 (mission d’Alopen) et décrit sur la stèle de Xi’an (781), signe d’un milieu religieux où circulaient concepts, images et terminologie de la “Lumière/Éclat” (宗教 de la « Religion lumineuse »).


Ces voisinages historiques nourrissent la possibilité d’emprunts mutuels ou de convergences doctrinales. Tiso a publié des travaux méthodologiques allant en ce sens (pistes sur origines du Dzogchen et indices de présence syriaque au Tibet), tandis que des études récentes sur le Jǐngjiào soulignent la stratégie de “matching concepts” (格義 gěyì), c.-à-d. l’ajustement sémantique de notions chrétiennes dans un environnement bouddhiste/taoïste — précisément le genre de passerelles qui faciliterait le syncrétisme.


C’est dans ce contexte que Francis Tiso fait un rapprochement frappant entre le corps arc-en-ciel tibétain et le corps de gloire de la théologie chrétienne. Dans Liberation in One Lifetime: Biographies and Teachings of Milarepa (2016), il écrit :


« The Rainbow Body tradition in Tibetan Buddhism and the doctrine of the glorified body in Christianity both point to the transformation of human existence into a state of light. Yet the theological frameworks are entirely different: for the Tibetan yogi, it is the dissolution of the aggregates into the primordial ground; for the Christian, it is the resurrection of the person in the fullness of God’s love. » (p. 209).

Autrement dit :


  • Pour le Vajrayāna, le corps arc-en-ciel est la dissolution impersonnelle dans la vacuité.

  • Pour le christianisme, le corps glorieux est la transfiguration d’une personne réelle, confirmée dans son identité et aimée de Dieu pour l’éternité.


Une construction syncrétique


À la lumière de ces données, il devient difficile de nier que le Mahāyāna et le Vajrayāna sont des constructions syncrétiques :


  • Ils s’éloignent fortement du bouddhisme originel (qui niait toute essence ou permanence).

  • Ils portent la trace de contacts avec le christianisme syriaque et le manichéisme (stèle de Xi’an, religion de la lumière).

  • Ils réutilisent des images chrétiennes (lumière, salut universel, transformation du corps) mais en les reconfigurant dans une cosmologie qui nie la personne.


Nous voyons bien que le Mahāyāna et plus encore le Vajrayāna n’apparaissent pas comme un prolongement naturel du bouddhisme originel, mais comme des hybrides doctrinaux, fruit de dialogues et de détournements, où les échos du christianisme sont audibles mais méconnaissables.


4. Le bouddhisme occidental et le syncrétisme moderne


L’Occident a redécouvert le bouddhisme au XIXe siècle, dans un contexte de fascination pour l’Orient. Cette redécouverte n’a pas été neutre : elle s’est faite à travers les catégories philosophiques occidentales, en particulier l’idéalisme allemand.


Le philosophe Arthur Schopenhauer (1788–1860), grand lecteur des Upanishads et des premiers textes bouddhiques traduits en Europe, voyait dans le bouddhisme une confirmation de sa propre métaphysique du vouloir-vivre et du néant. Dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1819), il écrit :

« Si je voulais prendre le symbole de ma philosophie, je choisirais le bouddha assis, dans cette posture dont l’attitude exprime la plus haute sérénité et la plus grande renonciation. » (Die Welt als Wille und Vorstellung, II, § 71).
« La plus noble et la plus élevée des religions est celle des bouddhistes, qui est plus ancienne d’un millier d’années que le christianisme, et qui lui ressemble presque en tout, mais de manière plus conséquente. » (Die Welt als Wille und Vorstellung, T2, § 68).

Pour lui, le bouddhisme est la religion « la plus noble et la plus élevée » parce qu’elle enseigne le renoncement au désir, qu’il identifie à sa propre notion de négation de la volonté.


Blavatsky et la réinvention ésotérique du bouddhisme


Si Schopenhauer a introduit une première lecture philosophique occidentale du bouddhisme, c’est avec Helena Petrovna Blavatsky, fondatrice de la Société Théosophique (1875), que l’on entre dans une véritable reconstruction ésotérique et syncrétique.


Le bouddhisme transformé en “sagesse primordiale”


Blavatsky lit le bouddhisme, mais aussi l’hindouisme et des textes apocryphes chrétiens, à travers sa propre grille occultiste. Elle développe l’idée que toutes les religions seraient des fragments d’une “Tradition primordiale”, transmise par des “Maîtres de Sagesse” invisibles, souvent situés dans l’Himalaya.


Pour elle, Bouddha et Jésus ne sont pas uniques dans leur rôle : ils seraient deux manifestations d’un même courant ésotérique. Le bouddhisme est ainsi dépouillé de son ancrage historique et transformé en une clé universelle de lecture des mystères, très éloignée du Dharma originel.


Blavatsky popularise la croyance que les Himalayas abriteraient des Maîtres spirituels secrets (les “Mahatmas”), gardiens d’une connaissance cachée. Cette idée, absente du bouddhisme originel, séduira durablement l’imaginaire occidental. C’est là que le Vajrayāna tibétain devient un terrain privilégié de projections, amalgamé à l’ésotérisme occidental.


Syncrétisme avec le christianisme


Dans La Doctrine Secrète (1888), Blavatsky affirme que Jésus aurait été initié en Orient, notamment au contact de moines bouddhistes. Elle réduit donc le Christ au rang de maître spirituel parmi d’autres, niant sa singularité et sa divinité. Cette thèse aura une postérité considérable, jusque dans les courants New Age et certains récits ésotériques populaires qui voient Jésus comme un “avatar” parmi les figures de l’histoire religieuse.


Blavatsky reprend des concepts bouddhistes (comme la réincarnation, mais qu’elle confond avec la métempsychose hindoue) et les mélange avec une cosmologie ésotérique très complexe (sept plans, cycles planétaires, races-racines de l’humanité). Cette anthropologie, qu’elle présente comme une “science spirituelle”, est en fait une mythologie syncrétique qui n’a plus rien de commun avec l’anattā bouddhiste ni avec l’anthropologie chrétienne de la personne.


Héritage et dérives


La pensée de Blavatsky a profondément marqué l’Occident :


  • Elle a inspiré l’anthroposophie de Rudolf Steiner.

  • Elle a nourri les sociétés occultes (Golden Dawn, etc.).

  • Elle est à l’origine d’une grande partie du New Age au XXᵉ siècle, où Jésus et Bouddha sont interchangeables comme “avatars de lumière”.


Mais ce syncrétisme a un prix : il efface les différences essentielles. Le bouddhisme devient un outil pour justifier une gnose universelle, et le christianisme est vidé de son centre — l’incarnation, la croix et la résurrection.


Là où le bouddhisme originel analysait le non-soi, et le christianisme affirmait la dignité personnelle, la théosophie de Blavatsky fait de l’individu une étape transitoire dans une immense évolution cosmique. L’illusion bouddhiste et la rédemption chrétienne sont dissoutes dans un même récit esotérico-évolutif. L’homme perd sa valeur unique et devient un rouage dans une mécanique cosmique.


Blavatsky est une figure clé de la réception occidentale du bouddhisme. Mais son interprétation est une dérive radicale : elle ne lit ni Bouddha ni Jésus, elle les instrumentalise pour bâtir une religion nouvelle, centrée sur la recherche d’une “vérité cachée” réservée aux initiés.


Ce n’est plus ni le bouddhisme originel ni le christianisme : c’est une gnose moderne, où l’illusion devient le terrain de jeu de l’occultisme, et où la personne disparaît derrière une “sagesse” abstraite.


Le bouddhisme et la contre-culture du XXe siècle


Au XXe siècle, le bouddhisme est récupéré par la contre-culture (Beat Generation, puis mouvement hippie). Des figures comme D. T. Suzuki popularisent le zen en Occident, souvent présenté comme une spiritualité sans dogme, compatible avec toutes les religions.


Dans les années 1960–70, le bouddhisme tibétain connaît une grande diffusion grâce au Dalaï-Lama et aux exilés du Tibet. Des pratiques ésotériques, comme la visualisation ou les mantras, sont alors adaptées au goût occidental.


Le New Age fusionne ces influences avec la psychologie jungienne, le chamanisme, l’ésotérisme occidental. On parle de méditation comme thérapie, d’éveil comme “conscience cosmique”, de compassion comme “énergie universelle”.


Une spiritualité hybride


Ce “bouddhisme occidental” est donc déjà un syncrétisme : mélange de Theravāda (Vipassana), de zen japonais et de Vajrayāna tibétain, recomposés pour correspondre aux attentes d’un public occidental en quête de bien-être et de “spiritualité sans dogme”.


Mais ce processus n’est pas nouveau : il répète ce qui s’était déjà produit en Asie centrale avec le Mahāyāna et le Vajrayāna.


Le résultat est le même : une hybridation qui éloigne le bouddhisme de ses origines et accentue la confusion avec le christianisme.


5A — Anthropologie bouddhiste : textes fondamentaux & questions soulevées


1) L’éthique « de base » (Theravāda)


Texte — Dhammapada 183 :

« Ne pas faire le mal ; cultiver le bien ; purifier son esprit : telle est l’instruction des Bouddhas. »

Analyse


Cette maxime est belle et universelle. Mais elle ne signifie pas « choisir le bien car Dieu est saint » (1 Pierre 1,16), ni « aimer Dieu et son prochain » (Mt 22,37-39). Elle exprime un principe de régulation karmique : le mal, ce qui nourrit l’attachement et le cycle des renaissances, doit être évité ; le bien, ce qui prépare au nirvāṇa, doit être cultivé.


Problème


  • Ici, le « mal » n’est pas un mal moral transcendant (offense faite à Dieu, rupture d’alliance), mais un dysfonctionnement karmique.

  • L’horizon n’est pas la sainteté personnelle, mais l’extinction de la souffrance.

  • L’éthique bouddhique est donc fonctionnelle (orientée vers la délivrance), pas ontologique (participation au Bien qui est Dieu).


2) Le non-soi (anattā) et les cinq agrégats


Texte — Anattalakkhaṇa-sutta (SN 22.59) :

« Moines, la forme n’est pas le soi… Si la conscience était le soi, elle ne conduirait pas à l’affliction, et l’on pourrait dire de la conscience : “Que ma conscience soit ainsi ! Qu’elle ne soit pas ainsi !”. Mais puisque la conscience n’est pas le soi… »

Analyse


Le Bouddha déconstruit l’idée d’un « moi » permanent. Tout ce que nous appelons « personne » n’est qu’un agrégat (skandha) : forme, sensation, perception, formations mentales, conscience.


Problème


  • En christianisme, l’âme et le corps forment une unité personnelle voulue par Dieu.

  • Ici, la « personne » est un faisceau d’illusions qu’il faut apprendre à dissocier.

  • La finalité chrétienne (sanctification de la personne) et la finalité bouddhiste (dissolution de la croyance au soi) sont donc antagonistes.


3) Les deux vérités (Madhyamaka)


Texte — Nāgārjuna, Mūlamadhyamakakārikā (MMK) 24, 8-10 :

« L’enseignement du Dharma du Bouddha est fondé sur deux vérités : une vérité de la convention du monde, et une vérité ultime. (…) Sans s’appuyer sur la convention, la signification de l’ultime ne peut être enseignée ; sans comprendre l’ultime, la libération n’est pas atteinte. »

Analyse


La vérité conventionnelle permet de parler du bien, du mal, de la compassion. Mais la vérité ultime révèle que tout est vacuité (śūnyatā).


Problème


  • La compassion est donc une pédagogie provisoire, pas une exigence enracinée dans la nature de Dieu.

  • Ultimement, il n’y a ni agent, ni acte, ni sujet réel.

  • Le risque est de relativiser toute morale, car celle-ci n’existe qu’au plan conventionnel.


4) Tathāgatagarbha (Mahāyāna)


Texte —


  • Tathāgatagarbhasūtra* (IVe s., éd. Zimmermann, 2002) :

« Tous les êtres vivants (…) sont toujours tathāgatagarbha. » (sadaivaite sattvāḥ tathāgatagarbhāḥ).

Analyse


Ce texte introduit l’idée d’une nature de Bouddha présente en chaque être, comme un lotus cachant une perle de lumière.


Problème


  • Cette notion contredit en partie le non-soi.

  • Elle ressemble à une ré-essentialisation, une essence impersonnelle universelle.

  • Cela a facilité des rapprochements syncrétiques avec des traditions chrétiennes ou gnostiques parlant de lumière intérieure.

  • Mais ce qui est sauvé n’est pas une personne réelle, c’est une étincelle impersonnelle.


5) Vajrayāna : transformation des passions


Texte — Hevajra-tantra :

« Par la passion le monde est lié ; par la passion aussi il est délivré. »

Analyse

Dans le tantra, les passions (désir, colère, etc.) ne doivent pas être supprimées, mais transmutées par la pratique rituelle.


Problème


  • Cela ouvre la porte à l’idée que le bien et le mal ne sont que supports d’initiation.

  • Structurellement, la logique peut justifier des transgressions (sexuelles, violentes) si elles sont intégrées dans un cadre rituel.

  • Contrairement au christianisme, où le mal reste toujours mal, ici la frontière devient labile.


6) Cas Milarepa (XIe–XIIe siècle)


Faits

Son maître Marpa l’a soumis à des épreuves extrêmes : bâtir et détruire des tours de pierre à répétition avant de lui transmettre les enseignements.


Analyse


Dans la logique interne, cela purifie le karma et prouve la foi dans le maître. Mais vu de l’extérieur, cela ressemble à un abus d’autorité.


Problème


  • Dans la tradition chrétienne, l’épreuve purifie mais Dieu ne produit jamais de mal volontairement, il propose une voie malgré le mal, qui est un accident.

  • Ici, une souffrance injuste peut être légitimée par la fin spirituelle, ce qui rappelle les dérives sectaires.


7) Le tathāgatagarbha et la dignité universelle


Dans le Mahāyāna, on lit par exemple dans le Tathāgatagarbhasūtra :

« Tous les êtres vivants (…) sont toujours tathāgatagarbha. » (sadaivaite sattvāḥ tathāgatagarbhāḥ).


À première vue, ce passage semble ouvrir la voie à une dignité universelle : chaque être porterait une semence d’éveil, une lumière intérieure.


Certains bouddhistes modernes, et surtout des lecteurs occidentaux, y voient une équivalence avec la dignité chrétienne de la personne.


Mais en réalité, plusieurs limites apparaissent :


  1. Une dignité impersonnelle


    • Le tathāgatagarbha n’est pas une personne voulue et aimée, mais un principe impersonnel.

    • Ce n’est pas « toi » en tant qu’être unique qui est reconnu, mais une potentialité indifférenciée, cachée sous des voiles karmiques.


  2. Une dignité qui vise à la disparition de la personne


    • Le but du chemin n’est pas l’accomplissement de ce que tu es, mais la dissolution de l’illusion du moi dans un Absolu impersonnel.

    • À l’opposé, le christianisme dit : « tu es toi-même appelé à ressusciter dans ton identité » (1 Co 15,42-44).


  3. Une dignité qui n’a jamais produit ses fruits sociaux durablement


    • Si le bouddhisme originel (Ve siècle av. J.-C.) avait vraiment porté en lui une dignité universelle comparable au christianisme, il aurait eu « 500 ans d’avance ».

    • Or, malgré sa profondeur spirituelle, il n’a jamais produit d’institutions affirmant l’égalité universelle, ni d’abolition des hiérarchies sociales.

    • La logique karmique a même souvent servi à justifier les inégalités (maladies, pauvreté, handicap, caste) comme conséquences d’actions passées.


  4. La réponse de Jésus : renversement du "fatalisme karmique"


    Dans l’Évangile selon saint Jean, à propos de l’aveugle-né, les disciples demandent :


« Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » Jésus répondit :« Ni lui ni ses parents n’ont péché ; c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui. » (Jn 9,2-3).

Ici, Jésus détruit radicalement la logique karmique. La souffrance n’est pas une punition mécanique du passé. Elle devient un lieu où peut se manifester la gloire de Dieu. Et la conséquence concrète n’est pas la résignation mais le soin : Jésus guérit l’aveugle et enseigne ainsi que tout chrétien doit prendre soin de son frère blessé.


La souffrance ne justifie plus une hiérarchie sociale, mais appelle une solidarité active. Là où le karma explique et laisse les choses telles qu’elles sont, le Christ bouleverse et ordonne :


« Ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40).

  1. Comparaison chrétienne


    • Dans le christianisme, la dignité est ontologique et personnelle : tu es voulu et aimé par Dieu, dès ta conception (Gn 1,27 ; Ps 139,13-14).

    • Elle ne dépend pas d’un karma ni d’un degré d’illusion, et ne disparaît pas dans la vacuité.

    • Elle a donné naissance à des œuvres concrètes de miséricorde : hôpitaux, charité, accueil des pauvres, émancipation progressive des esclaves.



Le tathāgatagarbha peut être lu comme une intuition d’universalité, mais il reste une universalité impersonnelle, destinée à dissoudre la personne.


Le christianisme, lui, proclame une dignité inaliénable enracinée dans le regard de Dieu, et la traduit en engagement concret envers chaque être souffrant. Là où le bouddhisme laisse la souffrance s’expliquer par le karma, le Christ la renverse en occasion de gloire et en appel à l’amour actif.


8) Le paradoxe de la compassion bouddhiste


Le Mahāyāna insiste sur la compassion du bodhisattva : celui qui, déjà éveillé ou proche de l’éveil, renonce au nirvāṇa pour venir en aide aux autres. C’est un idéal spirituel impressionnant.


Mais si l’on prend au sérieux la doctrine du non-soi (anattā) et de la vacuité (śūnyatā), une tension logique apparaît :


  1. Le problème conceptuel

    • Ultimement, il n’y a pas de personne réelle à sauver : ce que nous appelons un « être » est une combinaison illusoire d’agrégats.

    • La compassion du bodhisattva s’adresse donc à des entités qui, en vérité, n’existent pas.


  2. La compassion devient pédagogique


    • Elle est pratiquée « au niveau conventionnel », pour accompagner les illusions vers leur dissolution.

    • Mais elle n’a pas de réalité ultime. Comme le dit Nāgārjuna : « Pour celui qui voit la vacuité, tout, comme illusion, est comme une magie. » (MMK 24).


  3. Paradoxe vécu


    • On compatit à des souffrances qui, en ultime vérité, sont des illusions.

    • On s’attache à aider des personnes que l’on doit ensuite déclarer inexistantes.

    • C’est la compassion de l’illusion pour l’illusion, ce qui la fragilise structurellement.


Comparaison chrétienne


Dans le christianisme, la compassion a toujours un fondement réel : elle est amour pour une personne concrète, voulue et aimée de Dieu. Quand Jésus compatit, ce n’est pas « pédagogiquement » pour accompagner une illusion, mais réellement pour sauver quelqu’un :

« Jésus fut saisi de compassion pour eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. » (Mc 6,34).

7) Conclusion


Le bouddhisme, à travers ses textes fondateurs, pose un cadre où :


  • La morale est fonctionnelle, pas enracinée dans le Bien qui est Dieu.

  • La personne est déconstruite comme illusion.

  • Le bien et le mal peuvent être dépassés (Madhyamaka, Vajrayāna).


En christianisme, c’est l’inverse :


  • Le bien a une existence réelle (Dieu est le Bien suprême).

  • La personne est irréductible, voulue et aimée.

  • Le mal est privation, jamais transmuable en bien.


La différence n’est pas seulement une nuance : elle est structurelle. Dans le bouddhisme, le dépassement du bien et du mal est une suite logique de la vacuité. Dans le christianisme, même le pire péché d’un pape reste un mal objectif : aucune ontologie chrétienne ne permet de le transformer en bien.


5B – La vision chrétienne de la personne et du salut


1) La personne : voulue, réelle, éternelle


Texte biblique

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » (Genèse 1,27).

Texte patristique


Saint Augustin :

« Deus sic diligit singulos tamquam solum diligat. » — « Dieu aime chacun comme s’il était seul. » (In Johannis Evangelium Tractatus 65,1).

Analyse


Le christianisme repose sur une affirmation métaphysique forte : l’homme est une personne, dotée d’une dignité unique et éternelle. Même dans sa pauvreté, son péché ou sa souffrance, il n’est jamais une illusion.


2) Le mal : privation, jamais substance


Texte scolastique


Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique I, q. 48, a. 1 :

« Le mal n’a pas d’essence propre : c’est la privation du bien. »

Analyse


  • Le mal n’existe pas en soi, il est un manque de bien.

  • Il ne peut donc jamais être « utilisé » comme une voie spirituelle.

  • Même dans l’histoire de l’Église, les crimes des papes ou des fidèles restent des maux objectifs, sans justification possible.


3) Structure morale : indépassable


Dans le christianisme, le Bien est enraciné dans l’être de Dieu. C’est ce qui empêche toute tentative de transcender la morale.


  • Saint Jean écrit :

    « Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour. » (1 Jn 4,8).Ici, l’amour n’est pas un “moyen provisoire” mais l’être même de Dieu, donc une exigence absolue.

  • Contrairement au Vajrayāna où les passions peuvent devenir un chemin de délivrance (« par la passion le monde est délivré »), le christianisme ne peut pas inverser les catégories. Le mal est toujours un mal.


Conséquence : l’Église, même blessée par les péchés de ses membres, ne peut pas justifier structurellement le mal. Elle peut être infidèle à l’Évangile, mais l’Évangile lui-même la condamne alors.


4) Protection structurelle contre les dérives


Dans le Vajrayāna, la structure doctrinale ouvre à une ambiguïté : le bien et le mal appartiennent au domaine relatif, donc on peut les « transcender » dans des pratiques ésotériques. D’où les risques d’abus, attestés historiquement (pouvoirs absolus de maîtres, pratiques sexuelles justifiées comme “tantriques”, etc.).


Dans le christianisme :

  • Le Bien est absolu, et le mal est toujours absence de bien.

  • Aucune autorité, pas même un pape, ne peut transformer un péché en bien.

  • C’est ce qui fait que l’Église, malgré ses scandales, ne change jamais son enseignement de fond : les actes mauvais sont toujours dénoncés comme mauvais.


5) Le salut chrétien : transfiguration de la personne


Texte biblique

« Semé corruptible, on ressuscite incorruptible ; semé méprisable, on ressuscite glorieux ; semé dans la faiblesse, on ressuscite dans la puissance. » (1 Corinthiens 15,42-43).

Analyse


  • Le corps glorieux n’est pas dissolution dans la lumière impersonnelle, mais transfiguration de la personne dans sa relation à Dieu.

  • Contrairement au “corps arc-en-ciel” tibétain (dissolution des agrégats), le “corps glorieux” chrétien confirme la personne et sa dignité éternelle.


Conclusion


La différence est donc structurelle :


  • Le bouddhisme, même tardif (Madhyamaka, Vajrayāna) permet logiquement de relativiser le bien et le mal, car ils sont conventions dans la perspective de la vacuité.

  • Le christianisme, lui, fonde le bien dans l’être même de Dieu. Le mal est privation, il ne peut jamais devenir moyen de salut.


C’est cette structure qui protège l’Église de dérives doctrinales semblables au tantrisme : même si des chrétiens commettent des abus, l’enseignement de l’Église ne peut jamais les justifier théologiquement.


« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme : car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates 3,28).

Essai plus personnel : Soif d’éveil et soif de Dieu


Je pense, pour ma part, que toutes ces recherches orientalistes, toutes ces constructions du Mahāyāna, du Vajrayāna, et même ces syncrétismes modernes du New Age, ne sont que le reflet d’une soif plus profonde : la soif de communion. Je crois que cette soif est inscrite dans la nature humaine parce que Dieu nous a créés pour cela. Et tant que cette soif n’est pas comblée par Lui, elle cherche ailleurs, elle fabrique des systèmes, elle rêve d’unité, elle invente des voies nouvelles.


C’est à mes yeux la raison de ce retour de l’essentialisme dans la pensée bouddhiste : l’homme ne supporte pas l’éclatement. Il aspire à l’unité, mais il la cherche dans la dissolution de la personne, alors que Dieu l’offre dans l’Eucharistie, qui est la vraie communion. Dans ce mystère, Dieu se donne lui-même, et l’homme est transfiguré sans être effacé. C’est là que se trouve la non-dualité véritable : non pas l’abolition du bien et du mal, ni la perte du moi, mais l’unité d’amour entre Dieu et l’homme.


Et je remarque que, même dans le New Age, la présence de Jésus demeure. On le cite, on le détourne, on l’inscrit dans des systèmes étranges, mais il est toujours là. Pour moi, ce n’est pas un hasard : le Christ est indéracinable. C’est Lui que tout le monde cherche, même sans le savoir.

Ce qui est dramatique, c’est que cette présence est presque toujours voilée, incomprise ou rejetée. Et c’est bien cela que je trouve à la fois diabolique et tragique : on désire ardemment la non-dualité, mais on la détourne vers des illusions. Alors qu’en réalité, la non-dualité ultime que tous recherchent est déjà donnée :


« Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi » (Jn 17,21).

Le Christ lui-même emploie ce langage de l’éveil. Il invite à « veiller », à « se réveiller » du sommeil spirituel :

« Ce que je vous dis là, je le dis à tous : Veillez ! » (Mc 13,37)
« Réveille-toi, toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera » (Éphésiens 5,14).

Le mot grec ἀλήθεια (alētheia), que nous traduisons par vérité, signifie littéralement non-oubli ou dé-voilement. Il s’oppose à λήθη (lēthē), l’oubli, l’obscurité, la torpeur qui endort.


Chercher la vérité, c’est donc sortir de la léthargie, de l’état d’engourdissement où l’esprit se ferme à la lumière.

La vérité chrétienne n’est pas une idée abstraite, mais un éveil de l’âme, un passage du sommeil à la lumière, de l’oubli de Dieu à sa présence vivante.


L’alētheia n’est pas seulement le contraire du mensonge : c’est le contraire de la torpeur.


Être dans la vérité, c’est vivre éveillé, les yeux ouverts sur le réel, et surtout sur Celui qui est venu comme la Lumière du monde.


Mais cet éveil n’a rien à voir avec celui du Bouddha. Il n’est pas la prise de conscience de l’illusion du soi, mais l’accueil de la lumière qui vient de Dieu et qui fait grandir la personne. Le chrétien n’est pas éveillé pour se dissoudre, mais pour devenir pleinement lui-même en Dieu. Voilà, je crois, toute la différence : deux éveils, mais deux finalités irréconciliables.


Et si cette soif d’infini nous paraît parfois insupportable, ce n’est pas parce que Dieu serait cruel. Au contraire, Il nous a faits ainsi parce qu’en toute logique, une soif d’infini et d’éternité ne peut être comblée que par ce qui est infini et éternel : Lui-même. Toute autre tentative est vouée à l’insatisfaction.


C’est pourquoi nous ne trouvons le repos qu’en Lui, comme le disait déjà saint Augustin :

« Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en toi. » (Confessions, I,1).

On pourrait dire — et la personne qui m’a permis de le dire se reconnaîtra — que pour qu’il y ait l’éveil, il fallait qu’il y ait moi et Veil. Je dis ça parce que j’ai rencontré, dans un temple bouddhiste à l’époque, une amie qui s’appelle justement Veil. Et ça m’avait beaucoup fait sourire que cette pensée me traverse l’esprit.



Bibliographie


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