Interview : Professeur Peter C. Phan
- Cyprien.L
- 25 sept.
- 8 min de lecture

Présentation : Peter C. Phan, une voix majeure de la théologie contemporaine
Peter C. Phan est un théologien catholique d’origine vietnamienne, aujourd’hui professeur à Georgetown University (Washington, D.C.). Docteur en théologie et en philosophie, il a également reçu le titre honorifique de Doctor of Divinity, et compte parmi les penseurs catholiques contemporains les plus influents, notamment dans le domaine du dialogue interreligieux.
Spécialiste reconnu de théologie systématique et de missiologie, il s’intéresse particulièrement aux enjeux de la mondialisation, des migrations et du dialogue interreligieux.
Auteur de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues, il explore la manière dont le christianisme rencontre et s’enrichit au contact des autres cultures et traditions religieuses. Son travail met en avant la dimension plurielle du christianisme, les défis posés par les religions populaires, ainsi que la nécessité d’un dialogue fécond avec l’islam et le bouddhisme.
Conférencier invité dans de nombreux pays, Peter C. Phan s’attache à penser la foi chrétienne dans un monde en perpétuelle mutation. Sa réflexion s’ancre dans son propre parcours de migrant et de témoin des grandes transformations religieuses et culturelles de notre temps.
Pourquoi cet entretien ?
J’ai eu l’occasion d’assister à une conférence de Peter C. Phan au Parc Galea, en Corse, intitulée : PENSER LE CHRISTIANISME. Plusieurs de ses propos m’ont particulièrement interpellé et ont suscité des interrogations que je souhaitais approfondir. C’est dans ce cadre que j’ai décidé de lui proposer un entretien par mail, afin de revenir sur certains points marquants de son intervention et d’enrichir la réflexion.
Nota Bene : Les questions ont été posées en anglais et les réponses du professeur Peter C. Phan ont également été données en anglais. Pour plus de commodité de lecture, je les ai traduites en français de la manière la plus littérale possible, afin de rester fidèle au propos original.
Question 1 :
Vous avez évoqué les migrations chrétiennes dans l’histoire et leur rôle dans l’expansion de la foi. Peut-on vraiment comparer ces mouvements historiques avec les migrations que connaît aujourd’hui l’Europe ?
Réponse de Peter C. Phan :Toutes les migrations, y compris celles qui ont lieu actuellement en Europe, offrent aux chrétiens la possibilité de créer de nouvelles formes de christianisme pour répondre aux besoins des migrants, qu'ils soient chrétiens ou non. Ces migrants apportent avec eux des traditions culturelles et religieuses différentes qui peuvent remettre en question, corriger, compléter et enrichir les formes de christianisme existantes dans un pays donné.
Question 2 :
Selon vous, l’islam porte-t-il les mêmes valeurs universelles que lechristianisme, notamment en ce qui concerne l’accueil, la dignité de la personne et le vivre-ensemble ?
Réponse de Peter C. Phan : L'islam prône des valeurs universelles tout autant que le christianisme. L'islamophobie actuelle confond musulmans et islam. Bien sûr, tous les musulmans ne pratiquent pas ce que prône l'islam, tout comme tous les chrétiens ne mettent pas en pratique le message de paix et d'amour enseigné par Jésus, comme l'histoire le démontre amplement.
Question 3 :
Vous avez affirmé que le christianisme s’est enrichi grâce aux migrants. Peut-on dire la même chose lorsqu’il s’agit de migrations marquées par l’islamisme radical, qui se présente parfois en opposition frontale avec les valeurs chrétiennes ?
Réponse de Peter C. Phan : Toutes les migrations remettent en question toutes les religions, y compris le christianisme, et tous les peuples en les obligeant à être plus humains. La plupart des migrants musulmans ne prônent pas un « islam radical ». Ils sont tout aussi pauvres, affamés, persécutés et en quête d'une vie meilleure que les migrants chrétiens et juifs, dont les dirigeants politiques pratiquent la discrimination raciale, le nettoyage ethnique et le génocide, aujourd'hui comme par le passé.
Question 4 :
Vous avez mentionné les syncrétismes dans le christianisme en Amérique du Sud, en Corse ou ailleurs (comme l’ochju, la santeria, le vaudou). Considérez-vous qu’il n’y a aucun danger spirituel ou doctrinal dans ces pratiques ?
Réponse de Peter C. Phan : Il est essentiel de bien comprendre la nature de la religion populaire et ses liens avec le christianisme. Il est courant de condamner les pratiques de la religion populaire comme étant de la superstition. Le christianisme lui-même n'est pas exempt de croyances et de pratiques superstitieuses, même aujourd'hui. Il s'agit de comprendre les enjeux lorsque des personnes (surtout les plus démunies) ont recours à des pratiques de la religion populaire pour se soigner et se réconforter spirituellement.
Question 5 :
Vous avez parlé de changements doctrinaux au fil de l’histoire de l’Église, comme sur la question de l’usure. Peut-on envisager une évolution similaire concernant des pratiques populaires comme l’ochju ou certaines formes de magie religieuse ? Comment établir la frontière entre intégration culturelle et déviation doctrinale ?
Réponse de Peter C. Phan : Les Églises chrétiennes, et notamment le catholicisme, ont toujours adopté les croyances et les pratiques de la religion populaire. Bien sûr, elles ont dû discerner ce qui était acceptable selon leur foi, mais il n'y a pas de christianisme sans rencontre avec la religion populaire.
Question 6 :
Vous avez mentionné le dialogue interreligieux et posé la question : « Le catholicisme est-il la seule vraie religion ? » Pourriez-vous développer ce point plus en détail ?
Réponse de Peter C. Phan : La question de savoir quelle religion est vraie est incontournable dans la discussion théologique du dialogue interreligieux. Mais on ne peut y répondre en faisant appel à des critères rationnels. Si la religion est un mode de vie et non un système de vérités abstraites, toute religion (y compris le catholicisme) est à la fois vraie et fausse, selon certaines pratiques et croyances. Les discussions théologiques dans le cadre du dialogue interreligieux offrent l'occasion de discerner le vrai du faux dans sa religion.
Question 7 :
Vous avez parlé du christianisme au pluriel, en soulignant qu’il n’existe pas un christianisme unique et unifié. Comment cette pluralité affecte-t-elle l’identité chrétienne ou catholique elle-même ? Si les christianismes sont multiples et en perpétuelle mutation, cela s’applique-t-il aussi au Christ ? Existe-t-il alors de nombreux « Jésus », façonnés par les différentes traditions ?
Réponse de Peter C. Phan : Historiquement, il n'y a pas eu de christianisme unique. Différentes formes de christianisme (les « christianismes ») se sont formées à la rencontre de l'Évangile et des cultures. Aucun christianisme (par exemple, le christianisme romain) ne peut prétendre être la norme pour les autres christianismes. Aucune jésusologie ni aucune christologie ne peuvent prétendre être les seules valables en tous temps et en tous lieux, même si, bien sûr, de telles revendications ont été nombreuses.
Rappel de la position de l’Église
Le Concile Vatican II, dans la constitution Lumen Gentium, affirme que « l’unique Église du Christ subsiste dans l’Église catholique » (§8). Cette formule, souvent commentée, signifie que l’Église catholique confesse être la dépositaire de la plénitude des moyens de salut, tout en reconnaissant que des éléments de vérité et de sainteté se trouvent dans d’autres communautés chrétiennes et même au-delà. Le texte ne nie donc pas la valeur spirituelle des autres traditions, mais il maintient fermement que l’unité de l’Église et la vérité du Christ se trouvent en plénitude dans le catholicisme.
Ce rappel est essentiel pour éviter deux écueils : d’un côté, le repli exclusif qui refuserait de voir la lumière présente dans les autres religions et les autres cultures ; de l’autre, un relativisme qui diluerait la singularité du Christ et de son Église dans une équivalence généralisée. Vatican II insiste : l’Église doit dialoguer, s’ouvrir, accueillir, mais sans renoncer à proclamer qu’il n’y a qu’« un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême » (Ép 4,5).
Le témoignage chrétien se situe donc dans une tension féconde : reconnaître la valeur et la dignité de ceux qui croient autrement, tout en annonçant que Jésus-Christ est l’unique médiateur universel du salut (cf. 1 Tm 2,5 ; Dominus Iesus, 2000). Les différences culturelles et les multiples expressions religieuses peuvent enrichir le dialogue, mais elles ne remplacent pas le cœur de la foi, qui reste centré sur la personne du Christ et sur l’unité visible de son Église.
Pourquoi un rappel de la position de l’Église ?
Les propos du professeur Peter C. Phan reflètent une approche théologique personnelle, marquée par son parcours et son champ de recherche. Ils ouvrent des pistes stimulantes, parfois même provocantes, qui invitent à réfléchir et à dialoguer. De plus il s’inscrit dans une spécialité de théologie dialogale qui impose une approche dépassionnée, nécessairement marquée par une certaine neutralité. Cette posture peut être, pour certains lecteurs, déconcertante, car elle diffère du langage habituel de la théologie confessionnelle ou pastorale. Cependant, pour un lecteur catholique, il est important de replacer ces réflexions dans la lumière de l’enseignement officiel de l’Église. C’est pourquoi il me semble utile de faire suivre cet entretien d'un rappel de la doctrine exprimée dans les grands textes du Magistère, en particulier Lumen Gentium, afin d’offrir un cadre de lecture clair et fidèle à la foi de l’Église.
L’ochju en Corse et les coupeurs de feu : mon analyse personnelle
En Corse, la pratique de l’ochju (contre le mauvais œil) et, ailleurs, celle des coupeurs de feu suscitent encore aujourd’hui de nombreuses interrogations. Ces gestes ou prières, transmis par initiation, reposent souvent sur une approche mécanique – comme si la force spirituelle se transmettait par une formule ou un rituel technique. C’est précisément là que se situe la difficulté du point de vue chrétien : la prière authentiquement catholique n’est jamais un automatisme, mais une relation vivante avec Dieu, enracinée dans la liberté et la foi.
Présenter la prière comme un « pouvoir » que l’on possède, ou comme une formule efficace en elle-même, revient à transformer la relation avec Dieu en une sorte de mécanisme magique.
Cela réduit le mystère divin à une technique que l’on peut déclencher à volonté, presque comme si Dieu était contraint d’agir par la récitation exacte d’une formule ou par le geste d’un initié. Une telle vision est problématique, car elle inverse le sens véritable de la prière : dans la tradition chrétienne, la prière n’est pas un instrument dont l’homme dispose, mais une ouverture confiante à la grâce de Dieu, un acte de foi, d’espérance et d’amour.
Cette logique mécanique s’oppose directement à l’esprit de l’Évangile, où Jésus insiste sur la simplicité du cœur tourné vers le Père : « Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens : ils s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés » (Mt 6,7). De même, le premier commandement – « Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi » (Ex 20,3) – interdit toute tentative d’instrumentaliser Dieu, comme si l’homme pouvait manipuler le divin à son profit.
La foi chrétienne rappelle que l’efficacité de la prière ne vient jamais d’une formule en tant que telle, mais de l’Esprit Saint qui agit librement selon la volonté de Dieu. La puissance de la prière réside dans la confiance, non dans le pouvoir. Vouloir réduire la prière à une technique, c’est risquer de remplacer la foi vivante par une croyance magique, où l’efficacité reposerait non sur la grâce, mais sur l’homme et sa maîtrise.
Toutefois le constat assez neutre et dépassionné proposé par le professeur Peter C. Phan ouvre une piste intéressante : au lieu d’un rejet pur et simple, il peut y avoir une nécessité de purification de ces pratiques.
Comprendre pourquoi elles existent – besoin de guérison, protection, réconfort – permettrait à l’Église de proposer des formes compatibles avec la foi catholique, où la prière garde sa dimension théologale et ne glisse pas vers la magie.
En ce sens, l’appréciation pastorale peut évoluer : ce que l’on condamnait autrefois comme superstition peut, une fois purifié et replacé dans la foi, être requalifié en « piété populaire ».
L’enjeu est de discerner si ces expressions locales peuvent devenir des chemins vers le Christ, sans jamais remplacer les sacrements ni contredire la Révélation.




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