Les loups en habits de brebis : communication manipulatrice et discernement chrétien
- Cyprien.L
- 2 sept.
- 36 min de lecture

Introduction :
Notre positionnement articule sciences de l’information et de la communication, psychologie sociale et éthique chrétienne, avec un ancrage explicite dans l’étude des dispositifs socionumériques. Nous partons du constat empirique suivant : dans l’espace politique contemporain, l’emprise de techniques de persuasion à haute intensité – simplification narrative, cadrage émotionnel, répétition mémétique, désinformation tactique, saturation attentionnelle et dramaturgie du « sauveur » – tend à court-circuiter la délibération rationnelle et la médiation institutionnelle. Cette emprise ne s’explique pas seulement par des choix rhétoriques ; elle procède d’un assemblage technopolitique fait d’algorithmes d’amplification, d’écosystèmes d’influence distribués, de métriques d’engagement qui sélectionnent les contenus les plus polarisants, et d’une économie de l’attention dont la logique privilégie la vitesse, l’exception et l’affect. Notre démarche assume donc un double regard : analytique (décrire avec précision les procédés) et normatif (évaluer ces procédés à la lumière d’un cadre éthique explicite). Le cadre éthique retenu n’est pas extérieur à l’enquête : il est une ressource critique cohérente, issue de la tradition chrétienne, qui valorise la vérité, la justice et la charité comme critères d’un discours public ordonné au bien commun.
La thèse directrice est la suivante : un ensemble stabilisé de pratiques communicationnelles, caractéristique du populisme numérique contemporain, produit une manipulation systémique de l’opinion. Cette manipulation opère par contournement des facultés de discernement (par l’émotion, la peur et la colère), par mise en récit antagoniste (peuple pur versus ennemis polymorphes), par réduction mimétique (slogans, mèmes, surnoms réducteurs) et par brouillage méthodique du vrai et du faux (mensonge stratégique, versions contradictoires, « inondation informationnelle »). Elle s’articule, en contexte de crise, avec ce que l’on peut décrire comme une logique de « stratégie du choc » : exploiter l’état de sidération sociale pour imposer des mesures, verrouiller des récits et accélérer des décisions échappant à la délibération ordinaire. Une telle configuration n’est pas neutre ; elle affecte la qualité démocratique des sociétés et porte atteinte aux conditions mêmes d’une liberté politique éclairée. Elle contrevient, en outre, aux exigences évangéliques sur la vérité, à l’interdit du mensonge formulé par la tradition morale chrétienne et au devoir de communication orientée vers la communion plutôt que vers la division.
L’originalité de notre contribution tient à quatre choix. D’abord, nous proposons une cartographie intégrée des techniques manipulatrices à trois couches – numérique, symbolique et discursive – au lieu de les traiter séparément. Ensuite, nous relions analytiquement ces techniques à des propriétés spécifiques des plateformes (boucles d’engagement, architecture de l’attention, affordances mémétiques), ce qui permet de dépasser la seule critique des « stratégies des acteurs » pour interroger les milieux techniques qui les rendent efficaces. Troisièmement, nous articulons cette cartographie avec la dynamique temporelle propre aux situations de crise, afin de rendre intelligible la manière dont la sidération ouvre des fenêtres d’opportunité pour des virages politiques rapides.
Enfin, nous assumons une évaluation normative informée par l’Évangile, le Catéchisme et les Pères de l’Église, non pas pour baptiser une préférence partisane, mais pour fournir des critères robustes de discernement éthique : simplicité véridique de la parole, refus du mensonge et de la diffamation, primat de la dignité de toute personne, exigence de justice et de paix dans l’espace public.
Nos questions de recherche découlent de ce positionnement. Première question : comment décrire, avec des catégories opérationnelles, l’arsenal communicationnel manipulatoire tel qu’il est déployé aujourd’hui par des leaders populistes, sans recourir à la nomination d’acteurs singuliers, mais en rendant compte des formes, des procédés et des enchaînements récurrents ? Deuxième question : en quoi ces procédés se trouvent-ils renforcés, accélérés ou légitimés par des contextes de crise, et que désigne exactement l’hypothèse d’une « stratégie du choc » lorsque l’on observe la séquence crise–récit d’urgence–mesures–verrouillage symbolique ? Troisième question : à la lumière des sources chrétiennes – Évangiles, doctrine morale et testimonia patristiques – quelles balises de jugement permet-on d’énoncer pour qualifier ces pratiques, et quels critères concrets de discernement peut-on proposer aux acteurs croyants dans leur participation civique et médiatique ?
Ces questions seront traitées au moyen d’objectifs concrets. Sur le plan descriptif, il s’agira de produire un vocabulaire commun et une grille d’analyse qui isolent, pour chaque couche, des unités observables : pour la couche numérique, le mode de désintermédiation, les patterns d’amplification algorithmique et la dynamique mémétique des hashtags ; pour la couche symbolique, la posture sotériologique du chef, les gestes icôniques, la dramaturgie de la force, la scénographie de la piété instrumentalisée ; pour la couche discursive, la construction binaire du « nous/eux », l’idéalisation du passé, la stigmatisation d’ennemis intérieurs/extérieur, l’appel systématique aux émotions négatives, la simplification par slogans et la gestion stratégique du mensonge et du chaos cognitif. Sur le plan explicatif, on cherchera à montrer comment ces éléments s’emboîtent, pourquoi ils prospèrent dans des architectures attentionnelles conçues pour maximiser l’engagement et comment les contextes de crise agissent comme catalyseurs. Sur le plan normatif, on introduira des critères précis – issus de la tradition chrétienne – permettant d’évaluer un message public : conformité au vrai, refus des procédés déshumanisants (bouc émissaire, dénigrement, diffamation), fruits objectifs en termes de paix et de justice, cohérence entre les paroles et les actes, place faite aux plus vulnérables.
Nous explicitons plusieurs hypothèses de travail. Hypothèse 1 : la performance de ces techniques repose moins sur la seule habileté d’orateur que sur une coopération fonctionnelle entre récits, dispositifs techniques et publics affectivement mobilisés ; c’est l’« écosystème » qui produit la puissance persuasive. Hypothèse 2 : plus une société connaît une séquence de crises rapprochées ou amplifiées médiatiquement, plus la fenêtre d’acceptabilité de mesures exceptionnelles s’ouvre, et plus les procédés d’urgence rhétorique neutralisent les contre-pouvoirs discursifs. Hypothèse 3 : les critères chrétiens de la vérité et de la charité permettent non seulement une dénonciation morale, mais une heuristique pratique : ils fournissent des indicateurs falsifiables de manipulation (opacité, contradiction, effets de division, instrumentalisation des faibles) et des indicateurs positifs (transparence, vérifiabilité, souci du bien commun, préférence pour les pauvres).
L’enjeu est double, scientifique et civique. Scientifique, parce qu’il s’agit d’affiner, dans un contexte de transformations rapides, des outils d’analyse capables de saisir l’entrelacement des couches technique, symbolique et discursive. Civique, parce qu’une communauté croyante – et au-delà, tout public attaché à la probité – a besoin de repères pour ne pas devenir complice, par naïveté ou fatigue attentionnelle, de dispositifs qui minent la confiance sociale. Notre apport vise donc une intelligibilité utile : décrire pour comprendre, comprendre pour discerner, discerner pour agir. Nous travaillons ainsi à la jonction d’une herméneutique critique des médias et d’une théologie morale de la parole publique, en assumant que la vérité n’est pas qu’une valeur abstraite mais une praxis, et que la charité n’est pas sentiment mais forme sociale de la justice.
1) « Le faux prophète dans l’Évangile : une clé de lecture pour la communication manipulatrice politique »
L’entrée en matière de notre réflexion ne peut être qu’évangélique, tant la question du langage et de sa manipulation est centrale dans le Nouveau Testament. Jésus avertit :
« Méfiez-vous des faux prophètes : ils viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans ce sont des loups voraces. C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez » (Mt 7,15-16).
Ce passage fonde une vigilance permanente face aux séductions rhétoriques qui masquent, sous l’apparence d’une bienveillance pastorale, une logique de prédation. L’avertissement s’élargit à une règle herméneutique : l’apparence des mots, même lorsqu’ils flattent ou rassurent, n’est jamais un critère suffisant. Seuls les fruits – effets concrets sur la justice, la paix, la dignité des personnes – permettent d’éprouver la vérité d’un discours.
Dans le quatrième évangile, cette vigilance s’enracine plus encore :
« Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn 8,32).
En contrepoint, Jésus qualifie le diable de « père du mensonge » (Jn 8,44), montrant que la falsification volontaire du langage n’est pas une simple erreur cognitive, mais une dynamique spirituelle qui asservit. La parole est, pour l’anthropologie biblique, une médiation sacrée : Dieu parle et crée, le Verbe s’incarne, l’Esprit inspire. Défigurer le langage, c’est donc altérer la relation à Dieu et aux frères.
Or la rhétorique politique contemporaine exploite précisément ce décalage : sous couvert de parler au peuple et pour le peuple, certains leaders manient slogans, simplifications et récits antagonistes qui séduisent l’oreille mais conduisent au soupçon, à la peur et à la division.
Le mécanisme est le même que celui que dénonçaient déjà les Pères de l’Église face aux faux docteurs : séduction par le verbe, promesse d’illumination, mais fruits amers d’orgueil, de fragmentation et de haine.
La problématique peut dès lors se formuler ainsi : dans quelle mesure les techniques contemporaines de communication politique – storytelling identitaire, cadrage émotionnel, stratégie du choc, désinformation numérique – constituent-elles une actualisation des « loups en brebis », séduisant les foules par des récits flatteurs tout en corrompant la vérité ? Et comment une lecture chrétienne, éclairée par l’Évangile, le Catéchisme et la patristique, peut-elle offrir des critères concrets de discernement et de résistance ?
L’article adopte une triple perspective. Premièrement, il décrit les dispositifs communicationnels contemporains, dans leur dimension numérique (réseaux, algorithmes, viralité), symbolique (culte du chef, posture messianique) et discursive (simplification, slogans, boucs émissaires). Deuxièmement, il les met en relation avec la logique de la stratégie du choc, c’est-à-dire l’exploitation des crises pour imposer des récits et des mesures exceptionnelles. Troisièmement, il propose une confrontation éthique à partir des sources chrétiennes, afin d’identifier ce qui relève du faux prophétisme politique et d’élaborer des balises de vigilance.
L’introduction scripturaire situe ainsi le cadre : les techniques étudiées ne sont pas neutres mais relèvent d’un combat spirituel et social. La parole vraie, humble et orientée vers le bien commun se distingue de la parole flatteuse qui divise et asservit. L’enjeu n’est pas seulement d’analyser une communication politique ; il est d’éprouver notre capacité de discernement chrétien au milieu d’un langage saturé de séductions et de manipulations.
2) Revue de littérature synthétique
L’étude de la communication politique manipulatrice nécessite d’articuler plusieurs champs théoriques : les sciences de la communication et de l’information, la psychologie sociale et cognitive, les études des médias numériques, ainsi que la théologie morale et patristique. Chacun de ces domaines a produit des concepts et des cadres interprétatifs qui permettent d’éclairer les pratiques contemporaines.
2.1 Sciences de la communication et de l’information
Les travaux classiques sur l’agenda-setting (McCombs & Shaw, 1972) montrent que les médias n’imposent pas ce qu’il faut penser, mais ce à propos de quoi penser. En lien avec cela, la théorie du framing (Entman, 1993) analyse comment la manière de « cadrer » un événement — choix de mots, d’images, de contexte — influe sur la perception publique. Le priming (Iyengar & Kinder, 1987) souligne quant à lui que la répétition de certains thèmes prépare l’électeur à évaluer un candidat selon ces critères privilégiés.
À ces approches s’ajoute la réflexion sur le storytelling politique (Salmon, 2007), qui met en lumière le rôle des récits simplifiés dans la mobilisation émotionnelle. Le politique n’est plus seulement un débat d’idées mais une mise en histoire qui oppose héros et ennemis, peuple et élite, passé glorieux et présent dégradé. La tradition des études sur la propagande (Bernays, 1928) et celle sur la mythologie politique (Cassirer, 1946) complètent ce tableau en montrant que les slogans et symboles condensent des imaginaires collectifs puissants.
2.2 Psychologie sociale et neurosciences de la persuasion
La psychologie cognitive a montré que l’être humain n’est pas un calculateur rationnel, mais qu’il recourt à des heuristiques et biais. Kahneman et Tversky (1974) ont décrit les biais de disponibilité (surestimation d’un risque après exposition médiatique) et de confirmation (sélection des informations allant dans le sens de ses croyances). Cialdini (1984) a détaillé les mécanismes d’influence (autorité, rareté, réciprocité, preuve sociale) qui s’appliquent pleinement en communication politique.
Les recherches sur les émotions (Damasio, 1994) ont souligné que la prise de décision est profondément affective. La rhétorique politique exploite donc la peur (sécurité), la colère (justice punitive), la nostalgie (idéalisation du passé), l’espoir (salut providentiel). Des travaux récents (Vosoughi et al., 2018) montrent que les fausses nouvelles se propagent plus vite que les vraies, car elles déclenchent des émotions fortes de surprise, peur ou indignation.
La notion de surcharge cognitive (Sweller, 1988) est également pertinente : multiplier les informations contradictoires crée fatigue et confusion, ce qui réduit la capacité critique — une technique exploitée par certains leaders, décrite comme stratégie du chaos cognitif.
2.3 Médias numériques et culture des plateformes
Zeynep Tufekci (2017) a étudié la façon dont les réseaux sociaux permettent des mobilisations rapides, mais aussi des manipulations amplifiées. Les logiques algorithmiques privilégient les contenus polarisants, tandis que l’astroturfing (campagnes simulant un soutien populaire spontané) et les botnets gonflent artificiellement la portée de certains messages.
La culture mémétique (Shifman, 2013) joue également un rôle : hashtags, slogans et images virales servent de raccourcis identitaires et de marqueurs d’appartenance. La communication politique contemporaine emprunte aux codes d’internet (mèmes, GIFs, détournements) pour créer un langage communautaire.
Sunstein (2001) a montré le danger des « chambres d’écho » et de la polarisation par regroupement d’opinions homogènes en ligne. Cela favorise la radicalisation des discours, où la nuance disparaît au profit d’énoncés simples et extrêmes.
2.4 Stratégie du choc
Naomi Klein (2007) a développé la thèse du Shock Doctrine, montrant comment des crises — économiques, sécuritaires, naturelles — sont exploitées pour imposer des réformes radicales. Le mécanisme est toujours le même : la sidération crée un état de vulnérabilité collective ; dans cet intervalle, des mesures impopulaires sont votées et verrouillées. Les exemples incluent le Chili de Pinochet (1973), la transition postsoviétique (années 1990), les privatisations post-Katrina à La Nouvelle-Orléans (2005), ou encore le Patriot Act après le 11 septembre.
Cette analyse éclaire la dimension temporelle de la communication manipulatrice : créer l’urgence, exploiter la peur, accélérer la décision sans délibération critique.
2.5 Sources chrétiennes : Évangile, Catéchisme, Pères
La Bible insiste sur la vérité comme condition de liberté (Jn 8,32), et dénonce le mensonge comme œuvre du Malin (Jn 8,44). Le Catéchisme (§2482-2486) définit le mensonge comme une offense contre la vérité et une atteinte à la justice et à la charité. Il condamne explicitement l’usage de fausses informations pour manipuler l’opinion publique (§2498).
Les Pères de l’Église, tels Augustin dans De mendacio, rejettent tout recours au mensonge, même pour une bonne cause. La Didachè met en garde contre les docteurs itinérants qui séduisent par des paroles mais ne vivent pas selon l’Évangile. Jean Chrysostome critique la rhétorique flatteuse qui détourne de la vérité. Tous soulignent que la manipulation verbale est une violence spirituelle, car elle asservit la conscience d’autrui.
Synthèse : La littérature croisée montre que la manipulation politique moderne s’appuie sur des procédés connus (propagande, storytelling, émotion), mais amplifiés par la culture numérique et les crises. La tradition chrétienne offre un contrepoint radical : le mensonge est intrinsèquement mauvais, la parole doit être simple et véridique, et le critère de discernement est le fruit en termes de justice et de charité.
3) Cadre conceptuel
3.1 Définition opératoire de la manipulation communicationnelle
Pour les besoins de cette étude, nous définissons la manipulation communicationnelle comme l’ensemble des procédés discursifs, symboliques et techniques visant à réduire l’autonomie de jugement des individus, non par la force physique, mais par l’orientation affective, cognitive et attentionnelle de leurs perceptions. Contrairement à la persuasion légitime, qui cherche à convaincre par l’argument et le débat contradictoire, la manipulation procède par court-circuitage : elle agit en amont (cadrage, amorçage), en aval (saturation, confusion), ou au niveau de la structure même du message (simplification, charge émotionnelle, dissimulation).
Cette distinction permet de dépasser une vision purement morale du mensonge pour analyser les mécanismes concrets qui, même sans falsification factuelle explicite, peuvent altérer la liberté de jugement. Une information partielle mais mise en scène, un récit biaisé mais séduisant, un slogan répété mais creux relèvent de ce régime de communication.
3.2 Les trois couches analytiques
Pour appréhender la complexité des pratiques contemporaines, nous proposons un modèle en trois couches interdépendantes :
La couche numérique : elle désigne l’infrastructure matérielle et algorithmique qui façonne la circulation de l’information.
Elle inclut :
– la désintermédiation (communication directe via réseaux sociaux, sans filtre médiatique) ;
– l’amplification algorithmique (effet des algorithmes qui privilégient le contenu polarisant et émotionnel) ;
– la mobilisation artificielle (botnets, campagnes coordonnées, astroturfing) ;
– la mémétique politique (hashtags, images virales, sobriquets, détournements).
Cette couche n’est pas neutre : elle conditionne la visibilité et le rythme du débat public.
La couche symbolique : elle concerne la mise en scène du pouvoir et du leader.
Les pratiques observées incluent :
– la posture sotériologique (moi seul peux sauver) ;
– le culte du chef (infaillibilité implicite, scénographie grandiose, sacralisation visuelle) ;
– la narration victimaire (chef persécuté qui souffre pour son peuple) ;
– l’exaltation identitaire (peuple homogène idéalisé, exclusion des “autres”).
Cette couche agit sur l’imaginaire et l’affect collectif, en créant une mythologie politique.
La couche discursive : elle concerne le contenu explicite des messages.
On y trouve :
– le storytelling identitaire (schéma binaire nous/ennemis, héros/victimes) ;
– l’idéalisation du passé (âge d’or perdu à restaurer) et l’appel à la nature (valeurs dites “éternelles” ou “naturelles”) ;
– la construction d’ennemis (interne/externe, désignés comme menace existentielle) ;
– l’exploitation émotionnelle (peur, colère, indignation punitive, nostalgie) ;
– les slogans répétitifs (simplification extrême, mémorisation facile) ;– le mensonge stratégique (faux narratif assumé) ;
– le chaos cognitif (multiplication de versions contradictoires, inondation informationnelle).
Cette couche agit sur le plan cognitif et affectif, simplifiant la complexité et détournant du débat rationnel.
3.3 Articulation des couches
Ces trois couches ne sont pas juxtaposées mais emboîtées. La couche numérique amplifie la couche discursive (les slogans deviennent hashtags, les récits deviennent mèmes). La couche symbolique confère une aura messianique aux messages diffusés (le récit se cristallise autour de la figure du sauveur). La couche discursive fournit le carburant narratif (simplification, peur, boucs émissaires). L’ensemble forme une machine persuasive cohérente, où l’efficacité tient à la combinaison.
Exemple-type : un leader déclare en meeting (couche discursive) que « le pays doit être sauvé d’une invasion ». Cette scène est mise en scène avec drapeaux et gestes théâtraux (couche symbolique). L’extrait est diffusé massivement via hashtags et vidéos virales (couche numérique), amplifiant la charge émotionnelle et le cadrage manichéen.
3.4 La dimension temporelle : stratégie du choc
À ce triptyque s’ajoute une dimension temporelle : la communication manipulatrice atteint son intensité maximale en contexte de crise. Naomi Klein a décrit ce processus comme une stratégie du choc : une catastrophe ou une menace réelle/exagérée crée un état de sidération ; l’orateur exploite ce moment pour imposer des récits simplistes (peuple contre traîtres, salut par le chef) et légitimer des mesures d’exception. Ici, la manipulation s’accroît car le public, désorienté, est plus vulnérable aux slogans et récits rassurants.
3.5 L’ancrage normatif chrétien
Enfin, notre cadre conceptuel ne reste pas descriptif. Il se fonde sur une éthique chrétienne de la communication. Trois critères fondamentaux sont retenus :
La vérité : parole simple, transparente, vérifiable (Mt 5,37 ; Jn 8,32 ; Catéchisme §2482-2486).
La charité : refus d’exploiter la peur, la haine ou la division ; souci du prochain comme fin, non comme moyen.
La justice : examen des fruits concrets en termes de paix, de protection des faibles et de bien commun.
Ces critères permettent d’évaluer les pratiques observées, en dépassant la description pour atteindre un discernement éthique.
4) Méthodologie
La démarche méthodologique vise à rendre compte des pratiques manipulatrices de communication politique en combinant une analyse de contenu multimodale, une approche psychologique des biais et un cadre normatif chrétien. Elle repose sur trois principes : diversité des sources, précision des outils, et clarté des exemples.
4.1 Corpus étudié
Pour saisir la complexité des techniques, il est nécessaire de travailler sur un corpus varié :
Discours et meetings politiques : enregistrements vidéos et transcriptions écrites. Exemple : un discours d’investiture où l’orateur décrit un pays en « carnage » pour légitimer son rôle de sauveur.
Publications numériques : tweets, posts sur réseaux sociaux, hashtags dominants, vidéos virales, mèmes. Exemple : l’usage répété d’un hashtag (#MakeXGreatAgain) comme cri de ralliement identitaire.
Iconographie et mises en scène : photos officielles, gestes théâtraux, décor symbolique. Exemple : embrasser un drapeau national ou brandir un livre sacré devant une église.
Communiqués et interviews : extraits de presse, interventions improvisées, réponses à la critique. Exemple : qualifier un média de « fausse information » pour délégitimer tout contre-discours.
Ce corpus sera limité temporellement (période électorale et moments de crise) et thématiquement (sécurité, immigration, identité nationale, économie).
4.2 Méthodes d’analyse
Analyse de contenu thématique et rhétorique
Repérage des frames (cadres) utilisés : ex. cadrer une réforme comme une « libération » plutôt que comme une « suppression de droits ».
Identification des schémas narratifs : héros (peuple, chef), ennemis (élites, étrangers), menaces (crise, invasion).
Étude des slogans : brièveté, répétition, charge émotionnelle.
Analyse multimodale
Texte + image + son : comment un slogan est renforcé par un geste et amplifié par une vidéo virale.
Exemple : le mot d’ordre « construire le mur » scandé par une foule, filmé en plongée, puis repris en hashtags sur Twitter.
Cartographie des hashtags et de la viralité
Suivi de la propagation d’un mot-clé, des comptes qui l’amplifient, des rythmes de diffusion.
Exemple : un hashtag nationaliste lancé en meeting atteint le trending topic en quelques heures grâce à des relais coordonnés.
Analyse des biais cognitifs exploités
Biais de disponibilité : insister sur un fait divers violent pour en faire une « preuve » d’insécurité généralisée.
Biais de confirmation : répéter des messages qui confortent la vision du public (« les élites vous trahissent »).
Surcharge cognitive : multiplier les annonces contradictoires pour fatiguer l’attention.
Étude de la temporalité (stratégie du choc)
Analyse séquentielle : crise → récit alarmiste → mesures exceptionnelles → verrouillage narratif.
Exemple : après un attentat, adoption rapide d’une loi sécuritaire sous couvert d’urgence.
4.3 Critères d’évaluation éthique
À la suite de cette analyse descriptive, nous appliquons une grille normative issue de l’enseignement chrétien :
Vérité : le discours est-il transparent et vérifiable, ou recourt-il au mensonge et à la confusion ?
Charité : favorise-t-il l’unité et le respect des personnes, ou divise-t-il en attisant peur et haine ?
Justice : sert-il le bien commun et protège-t-il les plus vulnérables, ou renforce-t-il l’exclusion et la stigmatisation ?
Exemple d’application :
Un discours qui accuse un groupe entier (migrants, minorité) d’être « criminel par nature » enfreint la vérité (généralisation fausse), la charité (stigmatisation) et la justice (atteinte à la dignité humaine).
À l’inverse, un discours qui appelle à l’unité dans la vérité, même en dénonçant une difficulté réelle, respecte ces critères.
4.4 Limites et précautions
Absence de nommage : pour éviter le piège de la personnalisation, nous analysons les techniques, non l’individu.
Biais de sélection : nous choisissons des exemples marquants, mais gardons en vue qu’ils ne représentent pas la totalité de la communication politique.
Triangulation : croiser les sources (discours, médias, chercheurs, analyses critiques) pour limiter l’effet de subjectivité.
Neutralité académique : l’évaluation chrétienne n’est pas une préférence partisane, mais un cadre éthique universalisable, centré sur la dignité humaine et la vérité.
En résumé, la méthodologie combine une observation empirique (corpus diversifié), une analyse scientifique (frames, biais, viralité) et une évaluation normative (critères chrétiens). L’objectif est de rendre visible les mécanismes concrets par des exemples simples, puis de les confronter à une exigence de vérité et de justice.
5) Généalogie brève de la manipulation politique
Loin d’être une invention récente, la manipulation de l’opinion par le langage et les symboles traverse l’histoire politique. Les techniques modernes de communication numérique ne sont que l’ultime incarnation d’une longue série de pratiques qui, depuis l’Antiquité, cherchent à séduire, galvaniser ou dominer les foules. Comprendre cette généalogie permet de relativiser la nouveauté apparente des procédés actuels, tout en soulignant les spécificités inédites de l’ère numérique.
5.1 Antiquité : rhétorique et sophistique
Dans la Grèce antique, la rhétorique est reconnue comme un art de persuader, mais déjà critiquée pour ses dérives. Platon, dans le Gorgias, dénonce la sophistique comme une flatterie visant à plaire plutôt qu’à dire vrai. Aristote, dans la Rhétorique, distingue l’argumentation logique (logos) des appels à l’émotion (pathos) et à l’éthos de l’orateur. Les premiers « faux prophètes » politiques apparaissent dans ce contexte : ceux qui préfèrent séduire les foules par des discours habiles plutôt que par la vérité.
5.2 Époque impériale et religieuse
Les empereurs romains ont perfectionné l’art de l’image et du slogan. Monnaies, statues, arcs de triomphe portaient des devises simplificatrices comme Pax Romana ou Roma Aeterna. Le pouvoir impérial combinait ainsi communication symbolique (grandeur, éternité) et discursive (slogans martelés). Dans le domaine religieux, les premiers siècles du christianisme ont connu des propagandes concurrentes (gnostiques, païennes, hérésies diverses). Les Pères de l’Église, comme Irénée de Lyon, ont dénoncé les séductions verbales des doctrines trompeuses, souvent habillées de récits mythologiques complexes mais vides de vérité salvatrice.
5.3 Propagande moderne : du XXᵉ siècle aux mass media
Le XXᵉ siècle marque un tournant avec l’industrialisation de la communication. Les régimes totalitaires ont mis en œuvre une propagande massive :
En Allemagne nazie, Goebbels codifie l’art du slogan simplificateur (« Ein Volk, ein Reich, ein Führer ») et de la répétition émotionnelle.
En URSS, l’iconographie glorifie le leader (Staline, « petit père des peuples ») et idéalise un avenir radieux pour justifier sacrifices et purges.
Dans les démocraties, la propagande se fait plus subtile mais non moins efficace. Edward Bernays, neveu de Freud, théorise la « fabrique du consentement » (1928), montrant comment la psychologie des foules et la publicité peuvent orienter l’opinion publique en douceur. La radio et la télévision deviennent des armes politiques : Franklin D. Roosevelt avec ses fireside chats illustre le pouvoir de la communication directe et intime ; plus tard, les débats télévisés (Kennedy vs. Nixon, 1960) révèlent l’importance de l’image et de la mise en scène.
5.4 L’ère des réseaux sociaux : désintermédiation et viralité
Depuis les années 2000, la communication politique entre dans une nouvelle ère avec les plateformes numériques. Trois ruptures majeures apparaissent :
La désintermédiation : les leaders parlent directement au peuple via Twitter ou Facebook, contournant journalistes et institutions.
L’amplification algorithmique : les contenus les plus émotionnels, polarisants ou scandaleux sont favorisés par les logiques de viralité.
La mémétique politique : slogans, hashtags et images deviennent des unités virales, créant des identités tribales en ligne.
Les campagnes électorales s’appuient désormais sur le micro-ciblage, le fact-checking permanent (et son contournement), et la création de récits viraux qui supplantent souvent les débats rationnels.
5.5 Continuités et ruptures
Continuités :– Simplification (de l’arc de triomphe romain au hashtag viral).– Exaltation du leader (du culte impérial au culte numérique).– Exploitation de la peur (de la menace barbare aux discours d’insécurité).
Ruptures :– Vitesse de diffusion (instantanéité numérique).– Ampleur des publics touchés (planétaire en quelques minutes).– Architecture algorithmique (non neutre, pilotée par logiques commerciales).– Participation active des foules (mèmes créés par la base, pas seulement par les élites).
Synthèse : La manipulation politique est ancienne, mais l’ère numérique introduit une intensité et une systématicité inédites. Les techniques ancestrales (slogans, symboles, peur) se combinent à de nouveaux outils (algorithmes, viralité, mèmes), produisant une communication totalisante. C’est cette intensité qui appelle aujourd’hui une vigilance éthique et spirituelle renouvelée.
6) Stratégies contemporaines populiste
L’analyse des pratiques politiques actuelles révèle un arsenal de techniques combinant infrastructures numériques, mise en scène symbolique et procédés discursifs. Ces trois dimensions, lorsqu’elles fonctionnent ensemble, créent une communication d’une puissance inédite, capable de remodeler la perception collective et de court-circuiter la réflexion critique.
6.1 Stratégie numérique
La première dimension concerne les réseaux sociaux, qui ont bouleversé le rapport entre gouvernants, médias et citoyens.
Communication directe désintermédiée : les leaders publient eux-mêmes, sans passer par les filtres des journalistes. Exemple : une série de messages courts, rédigés dans un style brut (phrases simples, majuscules, exclamations), atteint instantanément des dizaines de millions de personnes et dicte l’agenda médiatique du jour.
Amplification algorithmique : les plateformes privilégient les contenus polarisants. Exemple : un post alarmiste sur l’immigration ou la criminalité est davantage relayé qu’un communiqué nuancé, parce qu’il suscite colère et engagement émotionnel.
Armées numériques et bots : des comptes coordonnés republient en masse un même slogan ou hashtag. Exemple : un mot-dièse lié à une campagne électorale atteint les tendances mondiales en quelques heures grâce à des relais artificiels.
Mémétique politique : les messages deviennent des mèmes, diffusés sous forme de GIFs, images détournées ou hashtags viraux. Exemple : un slogan comme « Redonnons sa grandeur à la nation » se décline en milliers de variantes partagées par la base militante, créant un lexique identitaire.
Plateformes alternatives : lorsque les leaders sont censurés ou limités, ils créent ou adoptent des réseaux alternatifs, échappant ainsi aux règles des grands médias sociaux. Exemple : le lancement d’un réseau social maison pour continuer à diffuser sans filtre ses communiqués.
6.2 Stratégie symbolique
La seconde dimension touche à l’imaginaire et au théâtre du pouvoir.
Posture sotériologique : le leader se présente comme seul capable de sauver la nation. Exemple : dans un discours, il affirme que « lui seul peut réparer » un système corrompu, plaçant sa personne au centre du salut collectif.
Culte du chef : le dirigeant est mis en scène comme incarnation du peuple. Exemple : embrasser le drapeau national, brandir un livre sacré devant une foule, ou orchestrer son entrée sur scène avec une musique solennelle.
Narration victimaire : le leader se dit persécuté par des forces occultes (médias, juges, élites). Exemple : qualifier toute enquête à son encontre de « chasse aux sorcières », transformant ses propres démêlés en symbole de la souffrance du peuple.
Identité du peuple véritable : il définit un peuple « authentique », souvent homogène (culturellement, religieusement), en opposition à des « autres » présentés comme menaçants. Exemple : décrire certaines grandes villes cosmopolites comme « perdues » ou « corrompues », par opposition à la nation profonde supposée pure.
Théâtralisation de la force : mise en avant de l’armée, de la police, de symboles d’ordre. Exemple : discours prononcé devant une foule de militaires, avec une scénographie militaire, pour incarner l’autorité.
6.3 Techniques discursives
La troisième dimension est celle du langage, qui constitue le vecteur principal de manipulation.
Storytelling identitaire binaire : les discours opposent constamment un peuple pur et des élites corrompues, des héros et des traîtres. Exemple : présenter les citoyens « oubliés » comme les vrais héros et désigner les institutions comme « l’ennemi du peuple ».
Idéalisation du passé : promesse de retour à un âge d’or perdu. Exemple : slogans du type « retrouver les bons vieux jours » ou « redonner sa grandeur », qui créent un horizon nostalgique rassurant.
Construction d’ennemis intérieurs et extérieurs : mise en accusation des immigrés, des minorités, ou d’un pays rival comme responsables de tous les maux. Exemple : décrire l’immigration comme une « invasion » ou la mondialisation comme un « pillage ». Mais la manipulation peut prendre la forme inverse : nier, par idéologie, les problèmes réels posés par certaines dynamiques religieuses ou communautaires. Dans ce cas, on ne flatte pas la peur mais le confort ; on évite le débat honnête au profit d’une idéalisation artificielle. Là encore, il s’agit d’une manipulation, car la vérité est volontairement tordue, soit par amplification, soit par occultation.
Exploitation émotionnelle : les discours jouent surtout sur la peur et la colère. Exemple : évoquer des meurtres commis par un immigré pour généraliser à tout un groupe, déclenchant indignation et effroi.
Slogans simplificateurs et répétitifs : phrases courtes, scandées en boucle, faciles à mémoriser. Exemple : « Construisons le mur » ou « Enfermez-la », répétés par la foule comme un rituel.
Mensonge stratégique : multiplication d’affirmations fausses ou non vérifiées, sans correction lorsqu’elles sont démenties. Exemple : nier l’ampleur d’une crise sanitaire, puis changer de version sans jamais reconnaître d’erreur.
Chaos cognitif (flooding) : saturation de l’espace public par des déclarations contradictoires et des annonces multiples. Exemple : en une semaine, émettre des versions divergentes d’un même fait, publier des dizaines de messages polémiques, lancer de nouveaux scandales, de sorte que le public ne puisse suivre et que tout devienne confus.
6.4 Synthèse
Ces stratégies numériques, symboliques et discursives, lorsqu’elles sont combinées, produisent une communication totalisante. Le leader devient omniprésent (sur scène, en ligne, dans les récits), les opposants sont caricaturés en ennemis existentiels, et le peuple est galvanisé par un lexique commun simplificateur. La nouveauté n’est pas tant dans les techniques elles-mêmes (qui ont des ancêtres dans la propagande du XXᵉ siècle), mais dans leur intensité et leur systématisation grâce aux plateformes numériques et à la culture de la viralité.
7) Stratégie du choc : théorie et cas d’école
7.1 Définition et mécanisme général
Le concept de stratégie du choc, popularisé par Naomi Klein dans The Shock Doctrine (2007), désigne un procédé par lequel des acteurs politiques ou économiques profitent d’un état de sidération collective pour imposer des mesures extraordinaires. Une crise — qu’elle soit sécuritaire, économique, sanitaire ou climatique — sert de déclencheur. La population, traumatisée, est désorientée, ce qui réduit ses capacités critiques et ses résistances habituelles.
Le mécanisme suit un schéma récurrent :
Événement traumatique (attentat, coup d’État, crise financière, catastrophe naturelle).
Narratif d’urgence : un discours catastrophiste qui décrit la crise comme une menace existentielle.
Mesures exceptionnelles : adoption de lois ou de réformes qui, en temps normal, auraient été jugées inacceptables.
Verrouillage symbolique : mise en scène de l’unité nationale, invocation du patriotisme ou d’un récit messianique pour sacraliser la décision.
Cette logique détourne l’attention : au lieu d’un débat rationnel et contradictoire, on impose une accélération qui court-circuite la délibération démocratique.
7.2 Exemples historiques et typologiques
Chili, 1973 : après le coup d’État et la sidération collective, la junte militaire applique rapidement les réformes ultralibérales des « Chicago Boys » (privatisations, dérégulation). La crise politique sert de levier à un programme économique radical.
Europe de l’Est, années 1990 : après la chute du mur de Berlin et la désorganisation post-soviétique, des « thérapies de choc » sont imposées : libéralisation brutale, privatisations massives. Le traumatisme de l’effondrement du communisme est exploité pour justifier des mesures douloureuses.
Afrique du Sud, début 1990 : la fin de l’apartheid s’accompagne de réformes économiques libérales imposées dans l’euphorie, limitant en réalité la redistribution attendue par les populations noires.
États-Unis, après le 11 septembre 2001 : traumatisée par les attentats, la société accepte le Patriot Act (restriction des libertés civiles) et l’entrée dans la « guerre contre le terrorisme ». Des entreprises de sécurité privée en profitent pour prospérer.
Nouvelle-Orléans, 2005 : après l’ouragan Katrina, la reconstruction se traduit par la privatisation du système scolaire et la gentrification de quartiers populaires, sous prétexte d’efficacité et de modernisation.
Ces exemples montrent la même logique : crise – sidération – mesures rapides – verrouillage symbolique.
7.3 Articulation avec les techniques de communication vues en partie 6
La stratégie du choc n’est pas qu’une décision politique ; elle est avant tout une stratégie communicationnelle. Les procédés décrits en 6 sont mobilisés pour amplifier la sidération et orienter la perception collective :
Discursif : amplifier le catastrophisme (peur, urgence, menace existentielle). Exemple : décrire une crise sécuritaire comme une « guerre totale », nécessitant un chef fort.
Symbolique : mise en scène de l’unité nationale derrière le leader (discours devant l’armée, invocation religieuse, drapeaux).
Numérique : saturation médiatique par hashtags alarmistes, diffusion virale d’images choquantes, marginalisation des voix critiques.
Un leader qui exploite une crise dit implicitement : « Vous êtes en danger, moi seul ai la solution, il faut agir maintenant. » Le choc paralyse la réflexion, et la communication saturée verrouille l’adhésion.
7.4 Dimension éthique
La stratégie du choc est moralement problématique car elle instrumentalise la souffrance des populations. Une catastrophe ou un attentat devrait susciter solidarité, prudence et discernement. Au contraire, elle devient ici une opportunité cynique pour faire avancer un programme idéologique ou renforcer un pouvoir personnel.
Cette logique est contraire à l’esprit évangélique :
Jésus apaise les tempêtes et répète : « N’ayez pas peur » — il ne capitalise pas sur la peur pour asseoir son autorité.
Le Catéchisme rappelle que toute manipulation de l’opinion publique par les médias est une offense à la vérité et au bien commun (§2498).
Les Pères de l’Église dénonçaient déjà les faux prophètes qui exploitent les détresses pour séduire les foules.
Synthèse : La stratégie du choc révèle la face la plus sombre de la communication politique moderne. Elle ne se contente pas de convaincre ; elle profite de la vulnérabilité collective pour imposer des récits simplistes et des mesures radicales. L’analyse chrétienne y voit une forme de violence spirituelle : transformer la peur en levier de pouvoir, plutôt que d’en faire un appel à la solidarité et à la vérité.
8) Confrontation éthique chrétienne
L’analyse des stratégies manipulatrices contemporaines appelle une confrontation normative. L’Évangile, le Catéchisme et la patristique offrent un cadre solide pour discerner les faux prophètes et rappeler les exigences de la vérité, de la charité et de la justice dans la communication publique.
8.1 L’Évangile : vérité, fruits et vigilance
Critère des fruits (Mt 7,15-20)Jésus avertit que les faux prophètes viennent « en vêtements de brebis », mais se reconnaissent « à leurs fruits ». Ce critère évite de se laisser séduire par les paroles : il invite à juger un discours non sur son charme, mais sur ses effets concrets. Une rhétorique qui produit division, peur et haine ne peut être évangélique.
La parole simple et vraie (Mt 5,37)« Que votre oui soit oui, que votre non soit non » : le Christ exige un langage transparent, sans calcul rhétorique. La multiplication des slogans trompeurs ou des contradictions délibérées est l’exact inverse de cette exigence.
La vérité qui libère (Jn 8,32)Le mensonge est aliénant, tandis que la vérité rend libre. Les discours manipulateurs, qui saturent l’espace public de confusion, relèvent de la logique de l’Adversaire que Jésus nomme « père du mensonge » (Jn 8,44).
Les faux messies (Mt 24,24)Jésus annonce que viendront des faux christs « pour égarer, si possible, même les élus ». La posture politique d’un sauveur providentiel qui prétend incarner seul le salut du peuple s’inscrit dans ce schéma d’illusion messianique.
Le vrai pasteur (Jn 10,11)Contrairement au mercenaire qui manipule et fuit, le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis. Le critère chrétien du leadership est le service humble, non la glorification narcissique.
8.2 Le Catéchisme et le magistère : vérité, charité et médias
Vérité et mensongeLe Catéchisme (§2482) définit le mensonge comme « une parole prononcée contre la vérité pour induire en erreur ». Il souligne que mentir est « l’offense la plus directe à la vérité ». Les pratiques de désinformation et de chaos cognitif violent donc directement le huitième commandement.
Manipulation de l’opinionLe Catéchisme (§2498) met en garde contre la manipulation médiatique : « Les sociétés civiles ont le droit à une information fondée sur la vérité, la liberté, la justice et la solidarité. » Toute communication qui attise la peur, la haine ou le soupçon généralisé est une offense au bien commun.
Charité et justiceLes paragraphes sur la charité (CEC §1822-1829) rappellent que l’amour du prochain exclut la stigmatisation de boucs émissaires. Les discours qui désignent des minorités comme responsables de tous les maux vont à l’encontre de cette exigence.
Les papes et la communication– Paul VI, Communio et Progressio (1971), souligne que les médias doivent rapprocher les personnes et non les diviser.– François, Fratelli Tutti (2020, n°201), dénonce les « discours qui cherchent à exploiter les faiblesses humaines et les peurs ».– Benoît XVI, Caritas in Veritate (2009), rappelle que la vérité est constitutive de la charité authentique.
8.3 Les Pères de l’Église : dénonciation de la séduction verbale
Augustin, De mendacioAugustin condamne sans nuance le mensonge, même pour une bonne cause. Pour lui, falsifier la parole détruit la communion humaine et offense Dieu. Les procédés modernes de désinformation seraient pour lui une double faute : morale et spirituelle.
Irénée de Lyon, Contre les hérésiesIrénée critique les gnostiques qui séduisent par des récits complexes et flatteurs, mais qui ne produisent que division et orgueil. On retrouve ici une critique des storytellings politiques qui flattent l’identité mais ferment à la vérité.
Jean ChrysostomeIl dénonce les prédicateurs qui flattent les foules au lieu de les édifier : « Le flatteur n’est pas un ami, mais un ennemi qui dissimule. » La flatterie politique, qui confirme les foules dans leurs peurs et colères, est une forme de tromperie spirituelle.
La DidachèCe texte du Ier siècle avertit de ne pas accueillir les docteurs itinérants qui parlent bien mais ne vivent pas selon l’Évangile. Le critère d’authenticité est la cohérence entre parole et vie — exactement ce que les manipulations modernes trahissent.
8.4 Tableau de contraste (résumé)
Techniques manipulatrices | Critères évangéliques et chrétiens |
Slogans simplificateurs, répétitifs | Parole simple, transparente (Mt 5,37) |
Mensonge stratégique, fake news | Vérité qui libère (Jn 8,32) ; CEC §2482 |
Exploitation de la peur | « N’ayez pas peur » (Mt 14,27) |
Boucs émissaires, division | Amour du prochain (Mt 5,44) ; Ga 3,28 |
Culte du chef providentiel | Service humble (Jn 13,14-15) ; Mt 23,11 |
Chaos cognitif, confusion | Dieu n’est pas un Dieu de désordre (1 Co 14,33) |
Synthèse : L’Évangile, le Catéchisme et les Pères de l’Église convergent : les techniques modernes de manipulation ne sont pas seulement des ruses politiques, mais des formes de faux prophétisme. Elles détruisent la vérité, divisent la société et nourrissent l’orgueil idolâtre. À l’inverse, la parole chrétienne est simple, humble et orientée vers le bien commun.
9) Implications pastorales et citoyennes
Après avoir analysé les techniques manipulatrices et leur contradiction avec l’Évangile, il est nécessaire de traduire cette réflexion en pistes concrètes pour la vie des croyants et la société. Car le discernement chrétien n’est pas une théorie abstraite : il doit se manifester dans une manière d’habiter l’espace public, d’user des médias et de résister aux séductions des faux prophètes.
9.1 Hygiène informationnelle chrétienne
Dans un contexte saturé d’informations, la première responsabilité est personnelle. Le chrétien doit exercer une sobriété numérique et un esprit critique :
Vérifier les sources avant de partager un contenu (ne pas propager les rumeurs ou « fake news »).
Prendre le temps de lire au-delà des titres viraux, qui jouent sur l’émotion immédiate.
Pratiquer une forme de « jeûne médiatique » : limiter la consommation d’actualités anxiogènes pour préserver la paix intérieure.
Se rappeler que « N’ayez pas peur » est un commandement biblique, et que la peur ne doit pas être moteur de décisions.
Exemple : avant de partager une vidéo choquante sur les réseaux sociaux, vérifier si elle est authentique et contextualisée ; sinon, s’abstenir pour ne pas devenir complice du chaos cognitif.
9.2 Éducation aux médias et aux biais cognitifs
L’Église, les écoles et les associations peuvent jouer un rôle clé dans l’éducation à l’information :
Former les jeunes (et moins jeunes) aux biais cognitifs : biais de confirmation, effet de halo, heuristique de disponibilité.
Organiser des ateliers de fact-checking en paroisse ou en aumônerie : apprendre à repérer les intox et à consulter des sources fiables.
Développer une conscience critique de la logique des algorithmes : comprendre que ce que nous voyons en ligne n’est pas neutre, mais sélectionné pour provoquer de l’émotion et de l’engagement.
Exemple : un catéchiste peut montrer comment un même événement est rapporté différemment selon les médias, pour illustrer le framing et enseigner le discernement.
9.3 Critères pratiques de discernement pour l’électeur chrétien
Les croyants appelés à voter et à participer à la vie civique doivent disposer de repères simples :
Le message suscite-t-il principalement la peur et la colère, ou bien invite-t-il à la raison et à l’espérance ?
Le leader accepte-t-il la contradiction et les limites du droit, ou se présente-t-il comme seul sauveur ?
Les discours produisent-ils davantage de division ou de communion ?
Les plus faibles (pauvres, étrangers, minorités) sont-ils protégés et inclus, ou stigmatisés et exclus ?
Y a-t-il cohérence entre paroles et actes, ou une dissonance flagrante ?
Ces critères, inspirés de l’Évangile (Mt 7,16 : « C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez »), permettent de distinguer le vrai service du peuple d’une manipulation intéressée.
9.4 Lignes rouges morales
Certaines pratiques ne sont pas négociables pour un chrétien :
Le mensonge systémique et la désinformation (CEC §2482).
La diffamation et la stigmatisation de groupes entiers.
L’instrumentalisation de la peur pour obtenir l’adhésion.
Le culte idolâtre d’un chef humain présenté comme messie politique.
L’exploitation cynique d’une crise pour imposer des mesures injustes (stratégie du choc).
Face à cela, le chrétien est appelé à résister : par la vérité, la charité, et parfois même par une parole prophétique qui dénonce publiquement l’injustice.
9.5 Mission de l’Église et responsabilité citoyenne
L’Église a un rôle spécifique :
Dans la prédication : rappeler l’importance de la vérité et de la simplicité du langage.
Dans la catéchèse : enseigner la vigilance face aux faux prophètes, hier et aujourd’hui.
Dans la mission sociale : défendre les migrants, les pauvres, les exclus, qui sont souvent les premières victimes des discours manipulateurs.
Les chrétiens, comme citoyens, peuvent s’engager dans la vie publique en promouvant une communication respectueuse et orientée vers le bien commun. Ils sont appelés à être « sel de la terre et lumière du monde » (Mt 5,13-14), c’est-à-dire à témoigner de la vérité dans un monde saturé de mensonges.
Synthèse : Les implications pastorales et citoyennes se résument en un triple mouvement :
Veiller sur soi (hygiène informationnelle).
Éduquer les autres (formation critique).
Discernement dans l’action (repères pour le vote et l’engagement).
La résistance chrétienne aux faux prophètes modernes n’est pas seulement doctrinale, elle est pratique et communautaire. Elle consiste à refuser d’être complice du mensonge, à défendre les plus vulnérables et à témoigner d’une parole humble, transparente et orientée vers la communion.
10) Conclusion générale
L’enquête que nous avons menée a montré que les stratégies de communication politique contemporaines s’inscrivent dans une généalogie ancienne, mais qu’elles atteignent aujourd’hui une intensité inédite grâce aux infrastructures numériques et aux logiques de viralité. Trois couches — numérique, symbolique et discursive — se combinent pour produire une manipulation systémique : désintermédiation et amplification algorithmique, mise en scène du chef comme sauveur, slogans simplificateurs et chaos cognitif. Cette machine persuasive atteint son apogée dans les contextes de crise, où la stratégie du choc permet d’imposer, sous couvert d’urgence, des récits simplistes et des mesures exceptionnelles.
La confrontation avec l’Évangile, le Catéchisme et les Pères de l’Église révèle le caractère profondément anti-chrétien de ces pratiques. Jésus rappelle que le langage doit être simple et véridique (Mt 5,37), que la vérité seule rend libre (Jn 8,32), et que l’on reconnaît les faux prophètes à leurs fruits (Mt 7,16). Le Catéchisme condamne sans appel le mensonge, la manipulation de l’opinion et la diffamation (§2482-2498), et insiste sur le droit des sociétés à une information vraie et ordonnée au bien commun. Les Pères, de leur côté, ont déjà dénoncé les séductions verbales, les faux docteurs et les récits trompeurs qui flattent les foules mais les détournent de la vérité.
Les implications pastorales et citoyennes sont claires : sobriété numérique, éducation aux biais cognitifs, discernement critique face aux discours manipulateurs. Le chrétien est appelé à être artisan de vérité, témoin de charité, et défenseur de la justice, notamment en refusant la stigmatisation des plus faibles et des exclus.
À cela s’ajoute une exigence particulière : le choix politique du catholique ne peut se fonder sur une logique de “moindre mal” qui sacrifierait un bien essentiel au nom d’une efficacité supposée.
L’enseignement moral de l’Église est explicite : « Il n’est jamais permis de faire le mal pour qu’il en résulte un bien » (CEC §1789, cf. Rm 3,8). Voter ou soutenir un leader en fermant les yeux sur ses manipulations, ses mensonges ou ses atteintes à la dignité humaine sous prétexte qu’il servirait un autre objectif jugé supérieur, n’est pas un acte neutre. C’est un choix lourd de conséquences spirituelles, car il engage la conscience. Le catholique ne peut déléguer sa responsabilité à une stratégie politique : il doit choisir en vérité, éclairé par la foi, sans transiger avec ce que l’Évangile interdit.
Le cardinal Joseph Ratzinger, dans la Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique (2002), rappelle cette exigence avec précision :
Il n’est jamais légitime pour un catholique de voter en faveur d’un candidat parce qu’il promeut une loi injuste ou un mal moral.
En revanche, il peut être moralement permis de voter pour un candidat imparfait, si l’intention est de limiter le mal le plus grave et de promouvoir autant que possible le bien commun, et si aucune alternative pleinement conforme à la morale n’existe.
En clair : un catholique ne peut jamais cautionner le mal comme tel. Mais il peut, en conscience, tolérer un moindre mal seulement à titre de conséquence indirecte, si cela permet de protéger des biens essentiels.
Cette nuance est cruciale : elle empêche à la fois de justifier le mensonge ou l’injustice au nom d’une stratégie, et de tomber dans un rigorisme paralysant qui exigerait un candidat parfait.
Le catholique ne peut donc déléguer sa responsabilité à un calcul partisan. Il doit choisir en vérité, éclairé par la foi, et discerner en conscience à la lumière du bien commun, sans jamais justifier le mal comme moyen.
Ainsi la conclusion s’impose : face aux faux prophètes modernes qui séduisent les foules par la peur, le mensonge et l’illusion messianique, le chrétien est appelé à un double courage : celui de démasquer les manipulations et celui de refuser de leur donner son assentiment, même au nom d’un calcul pragmatique. La fidélité au Christ ne consiste pas à chercher un pouvoir terrestre « efficace », mais à témoigner d’une autre logique : celle de la vérité qui libère, de la charité qui unit, et de la justice qui élève. Toute compromission avec le mensonge, fût-ce au nom d’un bien espéré, reste une défaite spirituelle.
En dernière analyse, il s’agit de répondre à l’appel biblique :
« Choisis donc la vie » (Dt 30,19).
Non pas la vie facile, sécurisée par les slogans, mais la vie véritable, fondée sur la vérité et l’amour. C’est cette fidélité qui rend le chrétien libre au cœur d’un monde saturé de manipulations.
11) Annexes opérationnelles
11.1 Glossaire raisonné des concepts utilisés
Agenda-setting : théorie selon laquelle les médias influencent non pas ce que nous pensons, mais les sujets auxquels nous pensons (McCombs & Shaw).
Framing (cadrage) : manière dont une information est présentée, qui oriente l’interprétation (Entman).
Priming (amorçage) : processus par lequel la répétition d’un thème prépare les citoyens à évaluer la politique selon ce critère dominant.
Storytelling : mise en récit simplifiée d’enjeux complexes, opposant souvent héros et ennemis (Salmon).
Mémétique politique : diffusion d’idées ou de slogans sous forme de mèmes, hashtags, images virales.
Astroturfing : simulation d’un mouvement populaire spontané par des campagnes orchestrées.
Chaos cognitif : stratégie consistant à saturer l’espace public d’informations contradictoires, créant confusion et lassitude.
Stratégie du choc : exploitation d’un état de sidération collective pour imposer des mesures exceptionnelles (Naomi Klein).
11.2 Liste des biais cognitifs exploités en communication politique
Biais de confirmation : tendance à privilégier les informations qui confirment nos croyances.
Biais de disponibilité : surestimer l’importance d’un événement parce qu’il est fortement médiatisé.
Effet de halo : généraliser une impression positive/négative d’un détail à l’ensemble d’une personne ou d’un groupe.
Biais de négativité : accorder plus de poids aux informations négatives qu’aux positives.
Surcharge cognitive : incapacité à traiter toutes les informations, ce qui favorise les raccourcis simplistes.
Effet de répétition : une affirmation devient crédible à force d’être répétée, même si elle est fausse.
11.2bis Neurosciences du lexique et de la persuasion
Les neurosciences montrent que les mots ne sont pas de simples outils rationnels : ils activent des réseaux cérébraux complexes, liés aux émotions, à la mémoire et à la prise de décision. Le lexique politique, en particulier, est souvent calibré pour exploiter ces mécanismes.
Activation émotionnelle
L’amygdale est fortement sollicitée par des mots liés à la peur, à la menace ou à la violence. Des études en imagerie (Whalen et al., 2004) montrent que même la lecture rapide de termes comme « mort » ou « ennemi » déclenche une réponse émotionnelle avant analyse consciente.
Le cortex préfrontal ventromédian, qui intègre émotions et décisions, est mobilisé lorsqu’un mot active une valeur identitaire (« patrie », « liberté », « famille »). Ces termes déclenchent une réponse affective qui influence ensuite le jugement rationnel.
Mémoire et nostalgie
L’hippocampe encode les souvenirs et se réactive lorsqu’on entend des expressions liées au passé ou à la tradition. Les slogans qui parlent de « retrouver », « redonner », « revenir » exploitent ce mécanisme : ils associent une émotion positive à un temps idéalisé.
L’effet est amplifié par la mémoire épisodique : certains mots réveillent des expériences personnelles (ex. « école », « village », « guerre ») et créent un lien émotionnel direct avec le discours.
Répétition et illusion de vérité
L’effet d’illusion de vérité (Hasher et al., 1977) démontre que la répétition d’une affirmation augmente sa crédibilité, même si elle est fausse. Sur le plan neuronal, la familiarité active le cortex temporal médian, qui facilite la reconnaissance et donc la confiance.
Les slogans politiques tirent parti de ce mécanisme : courts, rythmés, répétés, ils deviennent des « mantras neuronaux » qui s’impriment dans la mémoire implicite.
Codage sonore et musicalité des mots
Le cerveau traite la prosodie et le rythme des mots dans les aires auditives et le gyrus temporal supérieur. Les formules rythmées (« Yes we can », « Make X great again ») exploitent la mémoire phonologique.
Le striatum (impliqué dans le plaisir du rythme) est activé par des slogans cadencés, ce qui renforce leur mémorisation.
Décision et biais cognitifs
Les recherches en neuromarketing (Plassmann et al., 2007) montrent que les mots peuvent moduler la valeur attribuée à une expérience : par exemple, boire le même vin étiqueté « grand cru » active davantage le cortex orbitofrontal que s’il est étiqueté « vin de table ».
En politique, l’effet est similaire : appeler une mesure « sécurité » plutôt que « restriction » déclenche une évaluation positive différente, bien que la réalité soit identique.
En politique, le choix du lexique n’est donc jamais innocent : il est calibré pour déclencher des réactions émotionnelles et réflexes qui court-circuitent l’analyse rationnelle. C’est ce qui explique la force des slogans, mais aussi la nécessité chrétienne d’un langage sobre, clair et vrai (« que votre oui soit oui, que votre non soit non » – Mt 5,37).
11.3 Check-list de discernement chrétien face à un discours politique
Vérité– Le message est-il vérifiable ?– Les contradictions sont-elles reconnues ou dissimulées ?
Charité– Les paroles encouragent-elles l’unité et la solidarité ?– Ou attisent-elles la peur et la haine d’un groupe particulier ?
Justice– Les mesures proposées protègent-elles les plus vulnérables ?– Ou renforcent-elles l’exclusion et la stigmatisation ?
Humilité– Le leader se présente-t-il comme serviteur ?– Ou comme sauveur unique et providentiel ?
Fruits– Quels effets concrets produit ce discours dans la société : paix, réconciliation, solidarité ?– Ou division, soupçon et violence ?
11.4 Schémas synthétiques (descriptifs textuels)
Triptyque manipulation
Numérique : amplification algorithmique, viralité, hashtags.
Symbolique : culte du chef, mise en scène, victimisation.
Discursif : slogans simplificateurs, boucs émissaires, chaos cognitif.
→ Effets : captation de l’attention, mobilisation affective, réduction du discernement.
Séquence de la stratégie du choc
Crise (traumatisme collectif)
Discours alarmiste (narratif de menace existentielle)
Adoption de mesures exceptionnelles (sans débat)
Verrouillage symbolique (unité derrière le leader, patriotisme, messianisme politique)
→ Résultat : affaiblissement de la démocratie, légitimation de mesures injustes.
Contraste évangélique
Manipulation : peur, mensonge, division, culte du chef.
Évangile : vérité, charité, justice, service humble.
Synthèse : Ces annexes fournissent des outils pédagogiques. Glossaire pour comprendre les concepts, liste de biais pour reconnaître les manipulations, check-list pour un discernement chrétien pratique, schémas pour visualiser les mécanismes. Elles traduisent la réflexion académique en ressources utilisables dans un cadre pastoral, éducatif ou citoyen.
12) Bibliographie indicative
12.1 Sciences de la communication et information
McCombs, M., & Shaw, D. (1972). The Agenda-Setting Function of Mass Media. Public Opinion Quarterly, 36(2), 176–187.
Entman, R. (1993). Framing: Toward Clarification of a Fractured Paradigm. Journal of Communication, 43(4), 51–58.
Iyengar, S., & Kinder, D. (1987). News That Matters: Television and American Opinion. University of Chicago Press.
Salmon, C. (2007). Storytelling: La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Paris : La Découverte.
Bernays, E. (1928). Propaganda. New York : H. Liveright.
Cassirer, E. (1946). The Myth of the State. Oxford University Press.
Postman, N. (1985). Amusing Ourselves to Death. New York : Viking Penguin.
12.2 Psychologie sociale et neurosciences de la persuasion
Kahneman, D., & Tversky, A. (1974). Judgment under Uncertainty: Heuristics and Biases. Science, 185(4157), 1124–1131.
Kahneman, D. (2011). Thinking, Fast and Slow. New York : Farrar, Straus and Giroux.
Cialdini, R. (1984). Influence: The Psychology of Persuasion. New York : Harper Collins.
Damasio, A. (1994). Descartes’ Error: Emotion, Reason, and the Human Brain. New York : Avon.
Vosoughi, S., Roy, D., & Aral, S. (2018). The spread of true and false news online. Science, 359(6380), 1146–1151.
12.3 Médias numériques et culture des plateformes
Sunstein, C. (2001). Echo Chambers: Bush v. Gore, Impeachment, and Beyond. Princeton University Press.
Tufekci, Z. (2017). Twitter and Tear Gas: The Power and Fragility of Networked Protest. Yale University Press.
Shifman, L. (2013). Memes in Digital Culture. MIT Press.
12.4 Stratégie du choc et crises
Klein, N. (2007). The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism. New York : Metropolitan Books.
12.5 Sources bibliques et magistérielles
Catéchisme de l’Église catholique (1992), notamment §2241 ; §2464–2499.
Jean-Paul II. (1999). Ecclesia in America. Exhortation apostolique postsynodale.
Benoît XVI. (2009). Caritas in Veritate.
François. (2020). Fratelli Tutti.
Paul VI. (1971). Communio et Progressio. Instruction pastorale sur les moyens de communication sociale.
12.6 Sources patristiques et théologiques
Augustin. (ca. 395). De mendacio.
Irénée de Lyon. (ca. 180). Adversus Haereses.
Jean Chrysostome. Homélies sur l’Évangile de Matthieu.
Didachè (Ier siècle). Instruction des apôtres.
Thomas d’Aquin. Somme théologique, II-II, q. 110 (sur le mensonge).




Noétiquement bioéthique,je suis impressionnée...