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Les alliances invisibles – Dieu veut nous sauver avant nos mots

  • Photo du rédacteur: Cyprien.L
    Cyprien.L
  • 31 juil.
  • 19 min de lecture
Chemin vers le Royaume – Présences oubliées
Chemin vers le Royaume – Présences oubliées

I. Ce Dieu qui précède tout


Il n’a pas attendu qu’on le nomme pour être là.


Il n’a pas attendu Israël pour parler. Ni l’Église pour aimer. Avant que la Torah ne soit remise à Moïse, avant que le Verbe ne prenne chair, avant que l’Église ne naisse du côté transpercé du Christ, Dieu était déjà. Et Il parlait.


Non pas avec des mots. Pas encore. Mais avec le réel. Il disait : regarde. Il disait : viens. Il disait : je suis — dans la force du vent, dans l’ordre des étoiles, dans la paix intérieure d’un cœur droit.

« Ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu en effet le leur a manifesté. Depuis la création du monde, ce qu’il a d’invisible – sa puissance éternelle et sa divinité – se laissent voir à l’intelligence à travers ses œuvres. »(Romains 1,19-20)

Dieu n’est pas né avec l’alliance. C’est l’alliance qui est née de Lui.


Il n’a pas commencé à aimer avec Abraham. Il n’a pas attendu l’Incarnation pour désirer sauver. Il n’a pas besoin qu’on l’adore pour exister, ni qu’on le comprenne pour agir. Sa gloire précède nos dogmes. Sa lumière touche avant même qu’on l’ait nommée.


Et s’il est vrai — comme le dit saint Paul — que Dieu « veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Timothée 2,4), alors c’est depuis toujours qu’il le veut. Pas depuis le premier missionnaire, ni depuis la première Église.


Depuis toujours.


II. Paul à Athènes — L’alliance philosophique qui à sauver les Grecs


Il aurait pu tout renverser. Briser les idoles, maudire les rites, tourner les talons. Il était apôtre, après tout, porteur de la lumière définitive. Et pourtant…


Paul, sur la colline de l’Aréopage, écoute.


Il voit les statues, il lit les inscriptions. Et quelque chose en lui discerne — non pas une hérésie, mais une attente. Quelque chose comme un cri non formulé. Un autel abandonné.


Une dédicace gravée comme un soupir :

« Au Dieu inconnu. »

Alors Paul ne condamne pas. Il part de là. Il n’impose pas la vérité comme un marteau, il la fait apparaître comme un visage familier.

« Ce que vous vénérez sans le connaître, voilà ce que je viens vous annoncer. »(Actes 17,23)

Et il ajoute, dans une audace que bien des chrétiens n’ont jamais eue :

« En lui nous avons la vie, le mouvement et l’être, comme l’ont dit aussi quelques-uns de vos poètes : “Nous sommes de sa race.” »(Actes 17,28)

Ces poètes, ce sont Aratus et Cléanthe. Deux païens. Deux voix étrangères. Et Paul les assume. Il les relie. Il les sauve, d’une certaine manière, en les accrochant à la vérité totale du Christ.


Il y avait donc, dans ce monde grec, quelque chose de juste. Quelque chose de vrai, bien que fragmentaire. Une alliance invisible, peut-être. Non pas une alliance au sens biblique — pas un pacte — mais une pédagogie. Une préparation. Un chemin tracé dans l’obscurité, mais qui menait quand même à Dieu qui a sauvé.


Et c’est cela que Paul reconnaît. Ce n’est pas rien.


Ce n’est pas rien, parce que cela dit quelque chose de Dieu lui-même : qu’il ne dédaigne pas la recherche, même confuse ; qu’il honore la soif, même maladroite ; qu’il passe par les cultures, même sans nom biblique.


III. Les Pères — Dieu dans les fragments


Ils n’étaient pas naïfs. Ils savaient la différence entre la foi chrétienne et les croyances païennes. Mais ils savaient aussi que le Verbe ne surgit jamais dans le vide.


Justin, philosophe devenu chrétien, n’a pas renié sa quête. Il ne l’a pas effacée. Il l’a relue. Il a compris qu’en marchant vers une vérité inconnue, il avait déjà rencontré Celui qu’il ignorait. Et il ose écrire :

« Tout ce qui a été dit de bon par quiconque appartient à nous, les chrétiens. Car nous adorons et aimons, après Dieu, le Logos, qui est du Dieu ineffable. Ceux qui ont vécu selon le Logos sont des chrétiens, même s’ils ont été dits athées : tels Socrate, Héraclite et leurs semblables. »(Première Apologie, chap. 46)

Socrate, chrétien ? Héraclite aussi ? Non pas au sens du baptême. Mais au sens de l’âme. Ils ont vécu selon le Logos, dit Justin — selon la Parole éternelle, même sans la connaître.


Clément d’Alexandrie, lui aussi, ne rejette pas les sagesses antiques. Il les assume comme pédagogie divine.

« La philosophie, pour les Grecs, est ce que la Loi a été pour les Hébreux : un pédagogue qui conduit au Christ. »(Stromates, I, 5)

Dieu a donc instruit les peuples selon leurs moyens. Par la Loi, par la conscience, par la philosophie. Il n’a pas laissé l’homme sans guide. Il a préparé la terre.


Et Irénée ?Irénée dit que Dieu éduque l’humanité comme un père éduque son enfant : doucement, par étapes. Il ne donne pas tout d’un coup. Il prépare les cœurs, même dans des terres étrangères. Il sait qu’une vérité brutale peut être refusée. Alors il plante d’abord la soif.

« Dieu, invisible par nature, s’est fait visible par son amour pour les hommes, conduisant l’humanité comme un pédagogue : d’abord, il l’a formée à travers les Patriarches et les Prophètes, ensuite par la Loi ; puis enfin, par son Fils. »(Démonstration de la prédication apostolique, §39)

Ce n’est pas une invention moderne. Ce n’est pas du relativisme. C’est une vieille conscience chrétienne : Dieu est à l’œuvre même hors de nos mots. Il parle en amont. Il parle ailleurs. Et il prépare ceux qu’il aime à recevoir le Tout.


IV. Le Concile — Ce que l’Église a vu en face


Il y a des textes qu’on devrait relire à genoux. Parce qu’ils réconcilient. Parce qu’ils disent - nous n’avons pas tout vu, pas tout compris. Et que Dieu, lui, n’a jamais cessé de parler.


Dans la déclaration Nostra Aetate, le Concile Vatican II ose regarder les autres religions avec un regard de vérité, mais aussi de respect :

« L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, bien que différant sur beaucoup de points de ce qu’elle-même professe et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. »(Nostra Aetate, §2)

Un rayon. Ce n’est pas le soleil. Mais c’est de la lumière.


Et l’Église affirme alors : ces traditions — bouddhisme, hindouisme, islam, autres encore — peuvent contenir des reflets du divin, des tremblements de grâce, des semences du Verbe.


Dans Lumen Gentium, c’est encore plus clair. Le Concile dit :

« Ceux qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais cherchent Dieu d’un cœur sincère et s’efforcent, sous l’influence de la grâce, d’accomplir sa volonté connue par la voix de leur conscience, peuvent parvenir au salut éternel. »(Lumen Gentium, §16)

Sous l’influence de la grâce. Pas tout seul. Pas par leurs propres forces. Mais par un Dieu discret, qui ne force pas, mais qui attire. Un Dieu qui sait faire avec le peu. Qui sait toucher les cœurs même quand ses messagers ont mal parlé, ou pas parlé du tout.


Et il faut le dire, sans détour :Combien de cœurs se sont vus fermer les portes de l’Église, non pas par rejet du Christ, mais à cause des chrétiens eux-mêmes ? Combien ont été scandalisés par l’orgueil, l’hypocrisie, les abus ? Combien ont fui, non la foi, mais le visage défiguré qu’on leur en a donné ?


Et Dieu, dans tout cela, n’a pas changé de projet.


Il n’a pas dit : tant pis pour eux. Il n’a pas dit : c’est l’Église ou l’enfer.


Il a continué à parler. A frapper. A passer.



V. L’Orient, le silence, et les pas de Dieu


On peut bien sûr tout rejeter. Tout ranger dans la case “idolâtrie”, fermer le couvercle et ne plus y toucher. Mais alors…il faut aussi croire que Dieu a oublié la moitié du monde pendant deux mille ans. Qu’il n’a rien semé dans l’Inde, rien soufflé en Asie, rien éveillé dans les consciences de ceux qui, pourtant, l’ont cherché de toute leur âme.


Est-ce crédible ? Est-ce cohérent avec ce Dieu qui veut que « tous les hommes soient sauvés » ? Est-ce fidèle à Celui qui est venu chercher ce qui était perdu, non ce qui était déjà dans les clous ?


Il y a, dans certaines traditions orientales, des paroles qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main.


Des prières nues. Des appels à la compassion. Des chemins de détachement, des intuitions profondes sur la souffrance, le désir, l’éveil. Et surtout : du silence.


Un silence qui ressemble parfois à celui de Dieu. Un silence qui, sans dire son nom, l’appelle quand même.


Jean-Yves Leloup, qui a longuement médité sur la prière du Nom dans l’hésychasme orthodoxe, le dit avec sobriété :

« L’invocation du Nom n’est pas propre au christianisme. On la retrouve dans les trois grandes traditions spirituelles de l’humanité : dans le soufisme, le mantra yoga, le zen. Mais dans l’Invocation du Nom de Jésus, c’est un Nom vivant, un Nom qui s’est fait chair, que l’on invoque. »(Écrits sur l’hésychasme, chap. 7)

Ce n’est donc pas le même Nom. Mais c’est souvent la même soif. Et cette soif, Dieu ne la méprise pas. Il l’éclaire.


Apocalypse 21,6

« Et il me dit : “Tout est accompli. Je suis l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin. À celui qui a soif, je donnerai de la source d’eau vive, gratuitement.”

Cela ne veut pas dire que toutes les religions mènent au salut. L’Église ne l’a jamais dit.


Mais elle dit — et c’est capital — que des chemins imparfaits peuvent conduire à la grâce, si Dieu les saisit, si l’homme y répond avec un cœur vrai.


Il faut donc discerner. Non pour justifier, mais pour comprendre.


Et parfois, dans le bouddhisme, dans les rituels africains, dans le soufisme…il y a des semences du Verbe, comme les appelait Justin. Pas le Verbe tout entier. Pas la croix. Mais un frémissement.


VI. Dieu ne se renie pas


On l’a trop souvent présenté comme un Dieu d’époques. Un Dieu qui aurait d’abord parlé durement — châtiment, loi, colère — pour ensuite se convertir à la tendresse dans le Christ. Comme si Dieu avait changé. Comme si la Bonne Nouvelle annulait ce qui l’a précédée. Comme si la venue de Jésus était une rupture, un divorce avec tout ce qui fut.


Mais non. Il y a un fil. Un fil continu, tendu à travers l’histoire comme une ligne de salut. Un fil qu’on appelle fidélité.

« Si nous sommes infidèles, lui reste fidèle, car il ne peut se renier lui-même. »(2 Timothée 2,13)

Il ne peut pas renier ce qu’il a inspiré. Il ne peut pas rejeter les semences qu’il a semées. Il ne peut pas mépriser les peuples qu’il a visités, même discrètement.


Jésus ne vient pas abolir, il vient accomplir. Il le dit lui-même, face à ceux qui croyaient la Loi dépassée :

« Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. »(Matthieu 5,17)

Accomplir : c’est porter à la plénitude, non jeter à la poubelle.


Alors oui, l’Évangile dépasse toute sagesse humaine. Oui, le Christ est la révélation totale. Mais cela ne signifie pas que tout le reste soit mensonge. Cela signifie que tout le reste tendait déjà vers Lui, confusément, pauvrement, imparfaitement — mais sincèrement.

Et pour beaucoup, ce “reste” a été tout ce qu’ils ont eu.


Non pas par choix. Non pas par rejet. Mais parce que l’Évangile ne leur est jamais parvenu, ou parce qu’il leur a été présenté de travers, ou parce que l’Église elle-même les a repoussés, blessés, scandalisés.


Il faut avoir le courage de le dire.


Et de le pleurer.


Combien sont partis non à cause du Christ, mais à cause des chrétiens ? Combien ont fui l’Église, non parce qu’ils refusaient Dieu, mais parce que ceux qui disaient Le servir les ont blessés, jugés, méprisés, oubliés ?

« Le Nom de Dieu est blasphémé parmi les païens à cause de vous. »(Romains 2,24)

Ce verset n’est pas pour les autres. Il est pour nous.


On a crié la Vérité, mais sans amour. On a exigé la conversion, mais sans miséricorde. On a montré le Christ crucifié, mais sans le laver des crachats que nous lui avions infligés par notre orgueil.


Il ne suffit pas d’avoir raison. Il faut être habité.


Car une vérité jetée à la figure blesse. Une doctrine sans tendresse tue. Un zèle sans humilité excommunie sans le dire.


Et Dieu, lui, n’a pas changé d’avis.


Là où ses envoyés ont manqué, là où son Église a été infidèle, lui a continué d’appeler. Il n’a pas fermé les portes que nous avons claquées. Il n’a pas confondu l’institution blessée avec la mission vivante.


Il est allé chercher par d’autres chemins, ceux que nous avions détournés. Il a mis des lueurs là où nous avions mis des murs. Des appels là où nous avions semé le doute.


Le catéchisme nous le rappel :


Catéchisme de l’Église catholique


§2284 – Le scandale est une attitude ou un comportement qui porte autrui à faire le mal.


Celui qui le scandalise devient le tentateur de son prochain. Il porte atteinte à la vertu et à l'intégrité ; il peut entraîner son frère à la mort spirituelle. Le scandale constitue une faute grave si, par action ou omission, on pousse délibérément autrui à une faute grave.


§2285 – Le scandale prend une gravité particulière en raison de l'autorité de ceux qui le causent ou de la faiblesse de ceux qui en sont les victimes.


Il a inspiré à notre Seigneur cette malédiction : "Malheur à l'homme par qui le scandale arrive !" (Mt 18, 7). Le scandale est grave quand il est causé par ceux qui, par nature ou par fonction, sont tenus d'enseigner et d'éduquer les autres. Jésus en fait le reproche aux scribes et aux pharisiens : "Vous fermez aux hommes le Royaume des Cieux : vous n’y entrez pas vous-mêmes, et vous ne laissez pas entrer ceux qui voudraient entrer." (Mt 23,13).


§2286 – Le scandale peut être provoqué par la loi ou les institutions, par la mode ou l’opinion.


Ainsi ils deviennent coupables de scandale ceux qui instaurent des lois ou des structures sociales menant à la dégradation des mœurs et à la corruption de la vie religieuse, ou encore à des "conditions sociales qui, volontairement ou non, rendent ardue et pratiquement impossible une conduite chrétienne conforme aux commandements" (PDP 16). C’est aussi le cas des chefs d’entreprise qui font des règlements incitant à la fraude, des enseignants qui irritent leurs élèves, ou de ceux qui manipulent l’opinion publique en la détournant des valeurs morales.


§2287 – Quiconque emploie les pouvoirs dont il dispose en telle sorte qu’il conduit autrui à faire le mal devient coupable de scandale et responsable du mal qu’il a directement ou indirectement favorisé.


"Il est inévitable que surviennent des scandales. Mais malheur à celui par qui ils arrivent !" (Lc 17,1).


CEC §2125 – L’athéisme provoqué par les croyants


« L’athéisme est un des plus graves problèmes de ce temps. Il ne se présente pas sous une forme unique et n’a pas les mêmes causes. Certains se font une fausse image de Dieu qu’ils repoussent ; d’autres refusent et nient Dieu parce que des croyants, eux-mêmes, semblent rejeter Dieu : “L’Église a toujours eu soin de montrer que, si l’athéisme a sa source dans les raisons les plus diverses, les croyants peuvent y avoir une large part de responsabilité. En effet, dans la mesure où, par la négligence dans l’éducation de la foi, par l’exposition inexacte de la doctrine, ou encore par les défauts dans leur vie religieuse, morale et sociale, on peut dire qu’ils voilent plutôt qu’ils ne révèlent le vrai visage de Dieu et de la religion.” (GS 19 §3) »


Ces âmes-là, Dieu les oublie-t-il ? Ces peuples là, Dieu les abandonne-t-il ?


Non.


Car si Dieu veut que tous soient sauvés, alors il a dû — nécessairement — prévoir un chemin pour chacun, même si ce chemin est tordu, incertain, couvert de poussière et d’erreurs. Même si ce chemin n’est pas encore le Christ, mais tend vers Lui.


Il n’y a pas de grâce hors du Christ — mais il peut y avoir des grâces du Christ hors de l’Église visible.


Parce que Dieu ne se renie pas. Parce qu’il sauve avec ce qu’il trouve.


Essaie : Une Église pour tous — mais pas à nous seuls


Nous avons reçu la plénitude.


Le Verbe s’est fait chair. Le tombeau est vide. L’Esprit souffle.


Mais cette plénitude n’est pas possession, elle est don.


Elle ne fait pas de nous des propriétaires de Dieu, mais des serviteurs de sa Présence.


Et le serviteur, s’il est fidèle, ne dit pas :“Moi seul, ici, maintenant.” Il dit : “Voici l’Époux. Approchez.”


Le rôle du chrétien n’est pas de mépriser ce qui précède. Ni de nier les traces, les fragments, les feux faibles dans la nuit.


Le rôle du chrétien, c’est de discerner. De nommer — sans forcer.


D’accueillir — sans confondre. De faire apparaître dans la lumière du Christ ce qui l’annonçait sans le savoir.

« Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. »(Matthieu 25,40)

Peut-être que là où l’on ne priait pas “au nom de Jésus”, on servait pourtant son visage caché.


Peut-être que là où l’on ne lisait pas l’Évangile, on vivait pourtant sa loi de miséricorde.


Il ne s’agit pas de relativisme.Il s’agit de responsabilité.


Si nous avons reçu le Christ, nous devons le faire rayonner — non l’imposer. Et quand notre vie, nos fautes, nos scandales ont repoussé ceux que Dieu appelait, alors il faut se taire, s’agenouiller, et demander pardon. Car nous avons parfois fermé la porte, là où Lui voulait entrer.


Et pourtant… Dieu n’a pas cessé de parler. Car en chaque homme, la loi naturelle murmure encore son nom.

« La loi naturelle, inscrite dans le cœur de tout homme, est une œuvre de la Sagesse divine ; elle y réside comme une voix intérieure qui ordonne de faire le bien et d’éviter le mal. »(CEC §1954)

Ceux qui n’ont jamais reçu l’Évangile peuvent néanmoins suivre cette voix, cette lumière discrète — et ainsi, sans le savoir, marcher vers Celui qui en est la source.


Il faut dire les choses simplement.


Croire que seuls ceux qui ont formulé intellectuellement leur foi en Jésus-Christ peuvent être sauvés, c’est non seulement réduire la puissance du Christ à notre capacité de compréhension, mais c’est surtout faire mentir l’Écriture dans son mouvement profond.


Oui, certains passages semblent durs :

« Celui qui ne croit pas est déjà jugé. » (Jean 3,18)« Si vous ne croyez pas que moi, je suis, vous mourrez dans vos péchés. » (Jean 8,24)

Mais si on les isole, sans les replacer dans l’ensemble du message, alors il faut aussi se couper la main qui fait le mal, s’arracher l’œil qui fait pécher, haïr père et mère pour suivre Jésus, et vendre tous ses biens sous peine d’être jugé riche et donc damné.


Est-ce cela, une lecture juste ? Ou bien un fétichisme du texte coupé de la vie même de l’Évangile ?


Les évangiles ne se lisent pas à la ligne, mais en vis-à-vis. Pas avec un seul œil, mais dans une intelligence vivante nourrie par l’Esprit, la Tradition, et la charité.


Sinon, il ne reste que la lettre qui tue.


Prenons Corneille, païen, centurion romain. Il prie. Il donne aux pauvres. Il jeûne. Et voilà que l’Esprit Saint descend sur lui avant même qu’il ait été baptisé (Actes 10,44-48).Pierre, stupéfait, dit alors :

« Peut-on refuser l’eau du baptême à ceux qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? » (Actes 10,47)

Dieu agit en dehors des cadres, non pour les détruire, mais pour nous rappeler que le cadre ne suffit pas.


Et ce n’est pas une anecdote.


Ce récit fondateur est repris au concile de Jérusalem (Actes 15) pour légitimer l’entrée des païens dans l’Église sans leur imposer toute la Loi de Moïse.


Cela devient doctrine, non exception.


Paul lui-même, en parlant des païens dans sa lettre aux Romains, reconnaît que certains ont été une loi pour eux-mêmes (Romains 2,14-15), car la loi naturelle était inscrite dans leur cœur.


Et encore :

« Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. » (Romains 11,32)

Alors oui, le salut passe par le Christ seul.


Mais cela ne signifie pas que l’intellect humain ou la formule théologique est la clef du salut.


Ce serait protestantiser la foi catholique : substituer à l’universalité de la grâce une condition cognitive ou verbale.

Le concile Vatican II le dit sans ambiguïté :« Ceux qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais cherchent Dieu d’un cœur sincère, et s’efforcent, sous l’influence de la grâce, d’accomplir sa volonté telle qu’ils la connaissent par la voix de leur conscience, peuvent obtenir le salut éternel. »(Lumen Gentium, §16)

Et si Jésus dit :

« Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14,6),

Ce n’est pas pour poser un filtre doctrinal rigide, mais pour désigner sa propre personne comme source et but.


Il ne dit pas : “ce que je vous enseigne est le chemin”, ni : “ce que vous croirez à propos de moi vous sauvera”. Il dit : je suis.


Et ce « je suis » n’est pas une tournure banale. C’est la parole même que Dieu a révélée à Moïse lorsque, pour la première fois, on lui demande son nom :

« Ehyeh Asher Ehyeh — Je suis qui je suis. »(Exode 3,14)

Nom imprononçable, insaisissable, qui refuse d’être capturé, même quand Dieu se laisse nommer.


Alors, comment nier que ce soit exactement ce que Jésus répète tout au long des Évangiles ?

« Je suis le pain vivant. »

« Je suis la lumière du monde. »

« Je suis la porte. »

« Je suis le bon pasteur. »

« Je suis la résurrection et la vie. »

« Je suis la vigne. »


Et ce dernier : « Je suis », seul, sans qualificatif,— au jardin de Gethsémani —où tous tombent à terre (Jean 18,6).


Parce que les mots tremblent, quand Dieu parle à la première personne.


Et quand il dit je suis le chemin, cela ne signifie pas qu’il donne une méthode, mais qu’il incarne lui-même la manière. C’est son agir, son regard, sa tendresse, sa miséricorde, sa justice, sa liberté, son silence, son abaissement qui tracent la route.


Voilà pourquoi saint Paul dira :

« Tout est permis, mais tout n’édifie pas. »(1 Corinthiens 10,23)

Car ce n’est pas une loi extérieure qu’il faut appliquer, mais un Esprit intérieur qui discernait dans chaque geste s’il construit ou détruit, s’il élève ou rabaisse, s’il ouvre ou enferme.

Or cette personne — Jésus — est le Fils de Dieu,Dieu lui-même, présent dans le cœur du monde, même quand son nom est ignoré.


Il est le Verbe, semé dès l’origine.


Et c’est par ce Verbe que tout homme de bonne volonté est sauvé, même s’il n’a pas encore reçu le nom, le rite, ou la formule.


Car la structure même des Évangiles le montre : les chemins du salut sont parfois déconcertants.


Un Samaritain sauve un homme à demi mort, là où les prêtres passent. Une Cananéenne obtient la guérison de sa fille par sa foi insoumise. Un centurion romain fait dire de lui : « En Israël, je n’ai pas trouvé une telle foi. » Et dans les Actes, les païens reçoivent l’Esprit avant même d’avoir été baptisés.


Mais certains diront encore :“Oui, mais ces figures — le centurion, la Cananéenne — ont reconnu Jésus comme Dieu, c’est pour cela qu’ils ont obtenu ces miracles.”


Mais c’est un abus évangélique.


Car si cela suffisait, alors tous ceux qui ont rencontré Jésus, l’ont vu, entendu, auraient été transformés, guéris, illuminés.


Or l’Évangile nous dit l’inverse :

« Et il ne fit pas beaucoup de miracles là, à cause de leur manque de foi. »(Matthieu 13,58)

Et ce “là”, c’était Nazareth. Sa patrie.


Des croyants, des pratiquants, des fidèles de la Loi.


La foi véritable ne consiste pas simplement à voir Jésus, ni à le nommer, mais à avoir un cœur façonné pour l’accueillir —même de façon confuse, tâtonnante, pré-consciente. Et c’est bien ce que montrent ces figures païennes.


Le centurion ne confesse pas le Credo. Il ne connaît ni l’Écriture, ni la Loi. Et pourtant il dit :

« Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit… »(Matthieu 8,8)

Et Jésus s’émerveille.


La Cananéenne, elle, insiste, se bat, plie mais ne cède pas.


Elle dit « Seigneur, fils de David », mais il est peu probable qu’elle en saisisse toute la portée.


Le mot « Seigneur » dans sa bouche — kyrie — signifie maître, homme d’autorité, guérisseur peut-être, mais pas encore Fils de Dieu au sens chrétien.


C’est bien cela que Jésus va éprouver : est-elle venue pour une faveur ? Ou par foi ?


Et c’est sa persistance humble et amoureuse — non sa formulation dogmatique — qui l’ouvre à la grâce.


Alors non, ce n’est pas parce qu’ils ont reconnu en Jésus Dieu fait chair qu’ils ont été sauvés.


Car même les apôtres ont mis du temps à comprendre cela.


Et encore : Philippe, peut-être le premier avec Pierre, à discerner la divinité du Christ,— et pourtant, il est encore loin de tout saisir.


Cela montre bien que ce n’est pas l’énoncé qui sauve.


C’est la disposition intérieure, la terre prête à recevoir la semence.


Et cette disposition, oui, elle peut exister dans le cœur d’un païen.


Le centurion et la Cananéenne ne sont pas chrétiens au ses exterieur.


Mais l’Esprit agit déjà en eux, par en-dessous, dans l’obscur, préparant une terre pour que la vigne du Christ y pousse.


Et même le Samaritain — bien qu’il soit dans une parabole —n’en reste pas moins l’image choisie par Jésus pour dire qui est vraiment le prochain.


Et ce prochain n’est ni le prêtre, ni le lévite. Mais l’étranger, l’hérétique, le hors-cadre.


Voilà ce que montre l’Évangile, si on le lit tout entier.


Voilà ce que confessera l’Église, si elle reste fidèle à son Maître : les moyens ordinaires du salut sont saints , mais Dieu ne s’interdit pas l’extraordinaire.


Et l’Esprit souffle où Il veut —souvent là où nous ne regardions même plus.


Alors oui, les moyens ordinaires du salut sont une merveille, une bénédiction : le baptême, qui réconcilie et fait renaître. La confession, qui restaure.


L’Eucharistie, qui unit à Dieu dans le Corps même du Christ.


Mais ces dons — que l’Église garde précieusement —ne sont pas des murs, mais des sources.


Et Dieu, s’il le veut, fait jaillir la source même là où il n’y a pas de puits.


L’Église enseigne que les sacrements sont les moyens ordinaires du salut, mais Dieu n’est pas enfermé dans l’ordinaire. Il est libre. Et l’Écriture, bien lue, le montre partout.

Voilà pourquoi arracher un verset pour en faire un couperet, c’est trahir non seulement l’Évangile, mais l’Esprit qui l’a inspiré.


C’est oublier que le Christ ne juge pas à la surface mais au cœur. Et que le dernier mot n’appartient ni aux interprètes rigides, ni aux exégètes tranchants. Il appartient à celui qui est la Parole, et qui parle comme Il veut, à qui Il veut.


Un jour, nous verrons. Nous verrons les visages que nous croyions perdus.


Les âmes que nous avions classées, exclues, oubliées.


Et peut-être que certains entreront au festin avant nous.


Non parce qu’ils ont été “meilleurs”. Mais parce qu’ils ont écouté l’Esprit.


Parce qu’ils ont tendu les mains, là où nous avions les bras croisés.

« En vérité, je vous le dis : les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. »(Matthieu 21,31)

Il ne faut pas édulcorer cette parole. Jésus ne parle pas au passé, il ne dit pas : “les anciens prostitués” ou “les publicains repentis”.


Il nomme leur état — présent, choquant, impur aux yeux des purs — pour réveiller les pharisiens, et nous aussi.


Car non, on ne peut pas réduire ces figures à des personnes déjà parfaites, converties, appliquant tous les dogmes moraux.


L’Église, à ce moment-là, n’a pas encore tenu son premier concile. Il n’y a pas de catéchisme, pas de doctrine formellement structurée. Et pourtant, le Christ dit qu’ils sont plus proches du Royaume que ceux qui pratiquent la loi, enseignent, prient, jeûnent et sacrifient… mais sans amour.


C’est un abus intellectuel, et un contresens spirituel, que de vider cette parole de sa radicalité.


Jésus les appelle prostituées, publicains, parce qu’ils le sont.


Et malgré cela, ils devancent.


Non parce que leur vie est pure, mais parce que leur cœur est ouvert.


Parce qu’ils ont laissé Dieu entrer là où les religieux s’enfermaient dans leur propre suffisance.


Et ce jour-là, nous comprendrons que Dieu n’a jamais cessé de faire des alliances, parfois visibles, parfois secrètes, mais toujours vraies.


Et qu’en Lui, même le silence peut être une parole.


Et puis — il faut le dire — la foi chrétienne ne s’arrête pas à ce monde visible.


Elle affirme qu’un jour, toute créature verra Dieu.


Non pas seulement au dernier jour collectif, mais dans l’intimité du jugement particulier, au moment de la mort.


C’est là que le Christ se dévoile pleinement, non plus voilé dans l’Église, ni fragmenté dans l’histoire, mais face à face, comme lumière totale, comme offre ultime du salut.


Et alors — si la terre intérieure de l’âme est prête, si la soif est vraie, si l’homme a cherché la justice, même sans connaître son nom — alors il n’y a pas à douter que le salut lui sera offert.


Le Christ ne s’impose pas.


Mais il se révèle, et il appelle, jusqu’à l’ultime battement.


Et son regard — comme l’Évangile le montre tant de fois — ne condamne pas celui qui ignorait, mais celui qui, sachant, a refusé l’amour.



 
 
 

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