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Le scandale du mal ou celui du choix ?

  • Photo du rédacteur: Cyprien.L
    Cyprien.L
  • 14 avr.
  • 16 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 avr.

Et Dieu vit que cela était bon... malgré la possibilité du mal : Réflexion chrétienne sur Dieu, la souffrance et le choix
Peut-on encore croire en Dieu face au mal ? De Voltaire à Dawkins, le scandale du mal semble une impasse rationnelle. Et si le véritable scandale était celui de nos choix face à la liberté offerte par Dieu ? Cet article explore, à la lumière de la théologie chrétienne et de la pensée de Thomas d’Aquin, le mystère d’un Dieu qui permet le mal non par impuissance, mais par respect infini pour l’amour libre.
Peinture baroque représentant Dieu tendant la main vers l’humanité, Adam et Ève dans la honte de leur chute, le serpent entourant l’arbre du fruit défendu, et la croix illuminée en arrière-plan. Allégorie théologique du mal, du libre arbitre et de la rédemption.

« Et vous osez, dans ce chaos d’horreurs, Dire : “C’est le résultat des lois éternelles, d’un Dieu libre et bon !” » — Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne

Le scandale du mal : une question légitime, mais peut-être mal posée


Il y a des cris qu’aucun discours ne doit réduire. Celui qui s’élève devant un enfant martyrisé, une chambre à gaz, ou le silence glacial d’un ciel qui ne répond pas, n’est pas un caprice. Il est un cri de justice, un refus de ce qui semble absurde, injustifiable, scandaleux. Et il serait aussi absurde de prétendre répondre à ce cri par une simple formule sur la providence, qu’il le serait d’excuser un tremblement de terre au nom de l’équilibre des plaques tectoniques. L’homme ne cherche pas une cause physique au mal : il cherche un sens. Et c’est à cette quête de sens que la foi chrétienne doit répondre, non pour clore le débat, mais pour entrer dans le mystère avec rigueur, vérité et espérance.


Ce scandale, les chrétiens ne l’évitent pas. Il est au cœur de la croix elle-même, où Dieu ne supprime pas la souffrance mais la traverse. Pourtant, un malentendu revient sans cesse : la question du mal est posée comme si Dieu était seulement bonté, et que la bonté se définissait comme suppression immédiate de toute souffrance. D’où le syllogisme devenu courant : « Dieu est bon. Or le mal existe. Donc Dieu n’existe pas. » Ce raisonnement repose en réalité sur une réduction préalable : il suppose que la bonté divine devrait automatiquement exclure toute souffrance. Mais qu’en est-il si cette souffrance n’est pas voulue, mais permise comme condition de quelque chose de plus grand ? Que se passe-t-il si la bonté divine ne peut être comprise qu’en lien avec la liberté, la justice, la vérité, l’amour — non comme des attributs séparés, mais comme un seul mystère d’un Dieu qui est tout cela à la fois ?


L’objection du mal suppose souvent, sans l’exprimer, que Dieu aurait dû créer un monde sans faille, sans douleur, sans chute, sans liberté véritable — un monde "parfait" - du moins aux yeux de certains - mais figé, factice, digne des pires dystopies . Or Dieu n’est pas le garant d’un bonheur automatique. Il est le créateur d’un monde vivant, libre, capable d’aimer et de se détourner. Comme l’a rappelé Benoît XVI :

« En créant la liberté, Dieu, d’une certaine manière, s’est rendu dépendant de l’homme. »Dieu et le monde, entretiens avec Peter Seewald, 2001

Il ne s’agit pas d’un aveu de faiblesse, mais de la logique d’un amour réel. Un amour qui force n’est pas un amour. Un amour qui empêche toute possibilité de refus est un mensonge. L’amour vrai implique la liberté. Et la liberté implique, dans ce monde encore marqué par l’histoire, la possibilité du mal.


C’est pourquoi le vrai scandale n’est peut-être pas tant la question « Pourquoi le mal ? », mais une autre, plus vertigineuse encore : Quoi, si aucunes du possibilité du mal ? Un monde sans possibilité de chute, est-ce encore un monde libre ? Un monde sans croix, est-ce encore un monde où l’amour peut se donner jusqu’au bout ?


Ces questions guideront notre réflexion. Non pour justifier le mal — ce serait une trahison —, mais pour chercher, avec exigence et humilité, ce que le mystère de Dieu peut encore dire à la conscience humaine blessée.


Dieu est toutes ses perfections à la fois : amour, vérité, justice, liberté


On entend souvent cette objection : « Si Dieu est amour, alors il ne peut permettre le mal. » Cette phrase semble simple, mais elle repose en réalité sur un présupposé erroné : celui que Dieu serait réductible à un seul de ses attributs. Elle suppose un Dieu qui serait seulement bonté, ou seulement justice, ou seulement vérité — comme si l'on pouvait disséquer l’infini.

Or, la foi chrétienne affirme exactement le contraire : Dieu est un dans sa simplicité absolue. Il ne possède pas ces qualités, il est ces qualités — simultanément, en acte pur, sans composition. Comme l’enseigne saint Thomas d’Aquin :

« Il n’y a aucune composition en Dieu. »Summa contra Gentiles,
« En Dieu, l’être et l’essence sont identiques. »Ibid

C’est pourquoi il est impossible de juger ses actes selon une seule de ses perfections. L’amour de Dieu ne s’oppose pas à sa justice, sa justice n’efface pas sa liberté, et sa liberté ne contredit pas sa vérité. Tout ce qu’il fait, il le fait librement, sagement, véritablement et par amour. Il n’y a pas de contradiction en Dieu, seulement une tension parfaite et mystérieuse de l’infini.

Or, cette unité dans la multiplicité ne se comprend qu’à la lumière de ce que Thomas appelle la volonté libre et souveraine de Dieu :

« Dieu jouit donc de libre-arbitre. [...] C’est par excellence le propre du premier agent, dont l’acte ne dépend de rien d’autre. Dieu lui-même possède donc le libre-arbitre. »Summa contra Gentiles

Dieu n’agit pas par besoin. Il n’est pas contraint de créer, ni de permettre, ni de corriger. Tout procède d’un acte de liberté souveraine — une liberté qui ne nie pas, mais contient l’amour, la vérité et la justice dans une plénitude inépuisable.

« Ce serait contredire la Sainte Écriture qui rend témoignage que Dieu a tout fait selon l’ordre de sa sagesse, comme l’affirme le psaume : ‘Dieu a tout fait avec sagesse’. »Ibid.

Mais cette liberté souveraine n’est pas seulement théorique. Elle est, pour Thomas, la condition même de toute ressemblance possible entre Dieu et ses créatures. Car si Dieu avait agi par nécessité, il aurait produit des effets déterminés, figés. Au contraire, il a voulu que ses créatures soient capables d’agir librement, à son image :

« L’agent volontaire touche à la divine ressemblance par son agir libre. »Ibid., III

Et il va jusqu’à dire que supprimer cette liberté serait contraire à la providence divine elle-même :

« Supprimer la liberté du vouloir serait contraire à la nature de la providence. »Ibid., III

Il faut donc cesser de penser Dieu à partir de nos catégories limitées. Dieu n’est pas un super-homme qu’on jugerait selon des standards moraux humains. Il est celui en qui l’amour, la justice, la liberté et la vérité coïncident dans une unité parfaite, au point que toute tentative de le réduire à un seul de ses attributs conduit à l’erreur ou au blasphème.

Et si cette liberté de Dieu est si vaste, c’est aussi pour qu’il puisse élever les créatures jusqu’à lui, non par domination, mais par appel, par don, par grâce. Ce que Dieu veut, c’est non pas créer des esclaves heureux, mais des fils libres, capables de dire oui, ou de dire non.


Voilà pourquoi il faut poser le scandale du mal non comme un défi à l’amour divin, mais comme l’épreuve permise par un amour qui respecte la liberté qu’il donne.


 Le Dieu fait homme : éternel, mais incarné sans contradiction


Une autre objection fréquente, souvent posée avec un mélange de stupeur et de rejet, est celle-ci : comment un Dieu tout-puissant, éternel et parfait pourrait-il souffrir ? Pourquoi aurait-il eu besoin de « s’abaisser » jusqu’à devenir un homme, limité, vulnérable, exposé à la souffrance et à la mort ?


Cette question suppose à nouveau une contradiction là où il n’y en a pas. Elle imagine que Dieu aurait changé de nature pour entrer dans l’histoire, qu’il aurait renoncé à sa divinité pour assumer l’humanité. Mais cela n’est pas la foi chrétienne. L’Incarnation n’est pas une transformation, c’est une union. Dieu n’a pas cessé d’être Dieu en devenant homme : il a assumé une nature humaine, sans perdre sa nature divine.


Saint Thomas d’Aquin est limpide sur ce point. Il affirme que :


« Ce n’est pas par changement qu’il s’unit à la créature, mais par suréminence de causalité. »Summa contra Gentiles, IV, 38​

Autrement dit, Dieu agit sans être altéré. Il entre dans le temps, mais sans quitter l’éternité. Il souffre dans la chair du Christ, mais sans souffrir dans son essence divine. Ce mystère de la double nature du Christ — vrai Dieu et vrai homme — ne doit pas être simplifié. Il ne s’agit pas d’un « Dieu qui fait semblant », ni d’un homme divinisé par mérite. Il s’agit d’un seul et même Verbe, uni à une nature humaine, dans un seul sujet.


Pourquoi donc cette Incarnation ? Parce que Dieu ne veut pas expliquer le mal de l’extérieur, comme un philosophe qui contemplerait la souffrance des hommes du haut de son ciel. Il veut la rejoindre, la porter, la transfigurer de l’intérieur. Le mystère chrétien n’est pas celui d’un Dieu qui supprime la souffrance, mais d’un Dieu qui la traverse avec nous, pour qu’aucune souffrance humaine ne soit hors de sa lumière.


C’est là que se révèle la liberté souveraine de Dieu. Il n’est pas contraint de souffrir. Il ne subit pas. Il choisit. Il choisit d’aimer jusqu’au bout, jusqu’à l’absurde aux yeux du monde, jusqu’à la croix. Comme le dira saint Paul :

« Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave […] devenu semblable aux hommes. »— Philippiens 2, 6-7

Ce mouvement libre de Dieu, cet abaissement volontaire, révèle qu’il n’y a pas de contradiction entre l’éternité et l’histoire, entre l’omnipotence et la souffrance, entre la majesté divine et la croix. Il n’y a que notre regard limité qui oppose ce que Dieu unit. La souffrance de Dieu n’est pas une faiblesse : c’est la forme ultime de sa liberté.

Et cette liberté divine — celle qui a voulu créer un monde libre, et non programmé — s’exprime aussi dans le fait que le Christ, pleinement homme, a pu choisir d’aimer, d’obéir, de se livrer. Il n’était pas un pantin incarné, mais un homme libre uni au Verbe éternel. Voilà pourquoi l’Incarnation ne doit pas être comprise comme une suspension du divin, mais comme son accomplissement dans l’humilité.

Ainsi, Dieu entre dans le temps sans quitter l’éternité, souffre sans être déchu, meurt sans cesser d’être vivant.


Parce qu’il est Dieu, précisément. Et parce qu’aucune puissance ne brille plus que celle de l’amour qui choisit de se donner.


Lucifer, Adam, Ève : le mal comme tragédie de la liberté créée


Il n’est pas possible de traiter sérieusement le problème du mal sans évoquer ce que la tradition chrétienne désigne comme la chute des anges et la chute de l’humanité. Non comme des anecdotes historiques, mais comme arché-récits : c’est-à-dire des récits fondateurs qui disent quelque chose de vrai sur la nature même de l’homme, de Dieu et de la liberté, indépendamment de la forme narrative utilisée.


La désobéissance de Lucifer, puis celle d’Adam et Ève, sont les figures originelles du refus du don. Ce ne sont pas de simples fautes morales, mais des ruptures ontologiques : l’être créé, par orgueil, refuse de recevoir son être comme un don. Il veut être à la place du donateur.


La question revient donc : puisque Dieu savait que ces chutes allaient avoir lieu, pourquoi les a-t-il permises ? Pourquoi a-t-il créé des êtres capables de se détourner ? Ce type d’interrogation est profondément juste, mais il conduit à un paradoxe : si l’on estime que Dieu aurait dû ne pas créer des êtres capables de chuter, alors cela signifie qu’on veut un monde dans lequel Dieu ne crée que ce qu’il veut voir réussir, autrement dit des créatures programmées pour être parfaites selon son seul désir.

Et là se dévoile le cœur du paradoxe : un tel monde n’aurait plus de liberté. Il serait parfait — mais sans choix, sans drame, sans amour réel. Si Dieu n’avait créé que des créatures assurées de ne jamais chuter, alors la liberté n’aurait été qu’illusion.


« Le premier principe n’est pas l’être mais la liberté. À partir de cette liberté, Dieu crée l’homme, être libre. »— Nicolas Berdiaev, Essai de métaphysique eschatologique, 1946, p. 158

Cette formule puissante dit avec justesse que la liberté n’est pas un simple attribut psychologique, mais un mystère ontologique, une condition de la création véritable. Cependant, dans une lecture catholique, il convient de réinterpréter cette phrase. Car si Dieu est libre, c’est en tant qu’il est l’Être subsistant lui-même (ipsum esse subsistens, dit saint Thomas) — il n’y a donc aucun principe au-dessus ou avant l’être divin. La liberté de Dieu n’est pas au-delà de l’être, elle est l’être même de Dieu en acte pur, et la liberté humaine, reflet de cette perfection, est une participation à cet acte.


Berdiaev ne cherchait pas à fonder une doctrine gnostique. Il s’opposait radicalement à tout dualisme entre bien et mal, et voulait, en disant cela, exalter la liberté comme condition de l’amour et de la dignité humaine, contre toute forme de déterminisme. Mais sa formulation, marquée par des influences mystiques russes (comme Jakob Böhme), doit être reçue avec discernement. Son intuition reste précieuse si elle est replacée dans l’ordre de la participation, et non dans un antagonisme ontologique.

« Pour le faire, il faut une liberté humaine mûre : “Si tu veux”, et le don divin de la grâce : “Viens, suis-moi”. La perfection exige la maturité dans le don de soi, à quoi est appelée la liberté de l'homme. » — Saint Jean-Paul IIVeritatis Splendor, §17​

Créer librement des êtres libres, cela signifie pour Dieu accepter qu’ils puissent le rejeter. Et ce risque, il ne l’a pas assumé passivement, mais en entrant dans l’histoire lui-même, pour le porter jusqu’au bout. Comme le dit le Christ :

« Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne. J’ai le pouvoir de la donner, et le pouvoir de la reprendre : tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père. »  — Jean 10, 18 (TOB / Bible de Jérusalem)

Ce pouvoir-là — celui de donner sa vie par amour, librement, même pour ceux qui la rejettent — est la réponse de Dieu à la liberté pervertie de ses créatures. Il ne retire pas la liberté, il la rachète.

Saint Augustin, lui aussi, affrontait cette objection dès les premiers siècles. Et il répondait par une formule devenue célèbre :

« Dieu a jugé meilleur de tirer le bien du mal que d’empêcher que le mal soit. »Enchiridion, XI​

Cela ne signifie pas que Dieu veut le mal. Il le permet, parce qu’en l’empêchant absolument, il supprimerait la liberté elle-même — donc l’amour, donc l’homme. Et Thomas d’Aquin complète cette vision en affirmant que Dieu n’agit pas par contrainte mais par choix :

« Dieu ne donne pas l’être aux choses par nécessité de nature ou de justice [...]. Aucune espèce de nécessité n’impose donc à la bonté divine de produire les choses dans l’être. »Summa contra Gentiles, II

Mais cette liberté — au cœur de la création — ne se réduit pas à une simple causalité psychologique ou biologique. Elle est, dans sa racine, surnaturelle. Ce qui se joue dans chaque acte libre, c’est un mystère. Quelque chose qui échappe à la seule chaîne des causes et des effets. Quelque chose qui vient d’en haut, et dont même l’homme n’est pas entièrement maître.

Et cela, l’Écriture l’évoque subtilement à travers des passages troublants où Dieu semble… surpris. Par exemple :

« Alors le Seigneur regretta d’avoir fait l’homme sur la terre, et il s’en affligea dans son cœur. »— Genèse 6,6

Ou encore :

« Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi ! »— Genèse 4,10

Ces paroles, évidemment, ne doivent pas être prises comme des aveux d’ignorance ou d’impuissance. Dieu ne découvre pas. Il se révèle à travers un langage humain, pour nous faire entrer dans un mystère : celui d’une liberté que lui-même a voulue, mais qui reste capable de créer la stupeur, la douleur, l’inattendu.


Ce n’est pas un défaut de science. C’est la marque d’un amour vrai. Un amour qui accepte de se laisser blesser. Un amour qui laisse l’homme être homme, même contre Dieu.

Et c’est peut-être là l’un des plus profonds mystères du monde créé : la liberté humaine est une grâce. Elle n’est pas naturelle. Elle n’est pas l’effet mécanique de la volonté divine. Elle est un reflet vivant de la liberté de Dieu : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » (Genèse 1,27) — et comme telle, elle est capable de surprise, de beauté, mais aussi de chute.


Dieu n’est pas surpris comme un homme. Il est ému comme un Père. Il est touché parce qu’il aime. Et cet amour assume tout ce que la liberté peut produire — non pas pour le contrôler, mais pour le transfigurer.


On pourrait dire que la création est une harpe aux cordes libres. Dieu les accorde, les tend, les laisse vibrer. Il ne compose pas seul : il nous a donné la possibilité d’émettre des notes inattendues, parfois fausses, parfois sublimes. Et malgré les dissonances, c’est la beauté de cette liberté sonore qui compose, avec lui, la grande symphonie de l’histoire.


Quoi, si le mal n’est pas permis ?


Reformulons la question, non plus comme une abstraction logique mais comme une mise en lumière de ce que nous voulons vraiment dire lorsque nous rejetons le mal comme "intolérable dans un monde créé par Dieu" : et si Dieu avait décidé de ne pas permettre le mal ?

Ce que nous exigeons souvent inconsciemment, c’est un monde où le mal n’existerait pas du tout, non pas parce qu’il aurait été racheté, mais parce qu’il aurait été empêché à la racine. Un monde où chaque créature ne ferait que le bien, sans pouvoir choisir autre chose. C’est-à-dire un monde où tous seraient "parfaits" — mais selon une vision humaine de la perfection, une vision luciférienne, celle-là même que le Serpent propose à l’homme au jardin d’Éden :

« Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »Genèse 3,5

Autrement dit : vous serez maîtres du bien et du mal, sans dépendre de Dieu, sans devoir vous soumettre à la vérité, sans passer par l’humilité du don. Cette fausse perfection — sans dépendance, sans vulnérabilité, sans risque — est l’idéal du Serpent, non celui de Dieu. Elle est orgueilleuse, fermée sur elle-même, stérile.


On croit dénoncer l’absurde d’un monde où Dieu permet le mal, mais l’alternative que proposent certains antithéismes radicaux ressemble à une dystopie : un monde sans liberté véritable, sans tragédie, sans choix, où seul le résultat compte, où seul le bien observable justifie l’existence.


C’est un peu comme si l’on vivait dans une cité futuriste où la science permettrait de connaître à l’avance la trajectoire morale de chaque enfant à naître. Imaginons : un test génétique ou psychique indiquerait que tel enfant, dans trente ans, trahira, blessera, ou commettra un crime. Et dès lors, l’État — ou la société elle-même — choisirait de ne pas le concevoir, ou de le supprimer dès sa conception.

Un monde où l’on éliminerait à l’avance tout ce qui pourrait échouer, au nom d’un idéal de paix ou de pureté, serait-il réellement plus juste ? Ou bien serait-ce le règne glacial d’une utopie sans amour, où le pardon n’a plus de place, et où l’être humain n’est plus un mystère, mais un algorithme contrôlé ?


Et le plus troublant, c’est que selon la logique même de certains philosophes qui rejettent Dieu à cause du mal, cette vision du monde — où il faudrait éviter de faire naître ceux dont on pressent qu’ils souffriront ou feront souffrir — devient une exigence morale. Car si Dieu est coupable d’avoir "laissé naître" ceux qui chutent, alors nous devrions, nous aussi, empêcher l'existence de tout être susceptible de mal agir ou de souffrir.


Dès lors, ces objections antithéistes, qui se veulent humanistes, ouvrent en réalité la voie à des sociétés glaciales, où le bien est préprogrammé, et la vie conditionnée à un rendement éthique attendu. Cela a été puissamment pressenti dans certaines œuvres de science-fiction :


  • Dans Minority Report (Philip K. Dick), où l’on emprisonne les criminels avant qu’ils aient commis leurs actes, sur la base de prédictions ;

  • Dans Bienvenue à Gattaca, où seuls les enfants génétiquement optimisés ont droit à une vie sociale pleine ;

  • Dans Le Meilleur des mondes (Aldous Huxley), où tout est planifié pour éviter le conflit, la douleur et donc… la liberté.


Ainsi le rêve de supprimer le mal devient le cauchemar du conditionnement absolu. La seule manière d’éradiquer tout mal, dans cette logique, c’est de supprimer la liberté — ou les êtres qui pourraient l’exercer de travers.


C’est, en vérité, le même esprit qui anime l’objection moderne contre Dieu : "Il savait ce que nous ferions. Il n’aurait pas dû nous créer." Mais ce raisonnement, poussé à bout, tue l’humanité en voulant la protéger. Il ne veut plus de liberté, seulement des résultats.

À vouloir un monde sans chute, sans faille, sans choix tragique, on construit des cités où l’amour n’a plus de prix, car rien ne coûte.


Ce n’est plus Dieu qu’on juge alors, c’est l’homme lui-même que l’on accuse d’avance, et qu’on veut contrôler, filtrer, voire empêcher d’exister. L’objection contre Dieu se retourne contre l’humanité.


Mais la perfection divine n’est pas cela. La perfection véritable n’est pas une absence de faute, ni une incapacité à tomber : c’est la capacité d’aimer librement, même dans l’épreuve, même avec la possibilité du refus. C’est d’ailleurs ce que Dieu veut pour nous : non une perfection mécanique, mais une perfection de l’amour offert, capable de choisir le bien par adhésion intérieure, et non par programme.

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. »Genèse 1,27

Être à l’image de Dieu, ce n’est pas pour l'homme qui n'est pas Dieu synonyme d'être infaillible — c’est être capable de choix, de don, de relation. C’est être libre, et donc digne. Et cela signifie que la vraie perfection est un chemin, non un état statique. Elle se construit dans l’histoire, la fragilité, la réponse, pas dans la programmation d’avance.


Alors que se passerait-il si Dieu n’avait pas permis le mal ?

Ce serait un monde sans liberté, un monde d’êtres incapables de dire "non" — donc incapables de dire un vrai "oui". Ce ne serait pas un monde racheté ou transfiguré, mais un monde qui n’a jamais été vraiment libre. La sainteté elle-même n’y aurait aucun sens, car elle suppose un combat, une épreuve, un choix.

« La Providence divine ne doit donc pas écarter tout mal des choses. [...] Le bien de l’ensemble l’emporte sur celui de la partie. Un gouvernement sage sait donc tolérer quelque défectuosité dans le bien de la partie en vue de l’accroissement du bien dans le tout. [...] La perfection de l’univers perdrait grandement par la suppression du mal dans toutes ses parties, car la beauté de cette perfection naît de l’ensemble harmonieux des maux et des biens. » Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, Livre III, chapitre 71​

Et c’est là, paradoxalement, que l’on comprend le mystère terrible de la permission du mal : Dieu l’a permis non par indifférence, mais parce que tout autre monde aurait été pire. Un monde sans possibilité de chute est aussi un monde sans amour véritable, sans réponse possible, sans sainteté.


Dieu ne veut pas le mal, mais il ne veut pas non plus forcer le bien. Ce serait nier sa propre image en nous. Voilà pourquoi il ne programme pas ses créatures : il les appelle. Et il préfère le risque du rejet à l’imposture d’un amour forcé.


Il aurait pu créer un monde d’automates lumineux. Mais il a préféré un monde dramatique, vivant, transfigurable — où la grâce surabonde là où le péché abonde, parce qu’il veut que la liberté triomphe, non par sa propre force, mais par la fidélité de l’amour offert.



Certains parlent du scandale du mal comme d’un défi insurmontable à la foi en Dieu — d’Épicure à Camus, en passant par Voltaire jusqu’à Dawkins, tous posent la vieille objection : « Si Dieu est bon, pourquoi permet-il le mal ? » Mais si cette affirmation était mal posée ? Et si le véritable scandale n’était pas celui du mal, mais celui du choix — non pas celui de Dieu, qui donne sans reprendre, mais le nôtre ? Car Dieu ne programme pas ses créatures. Il fait un don absolu : la liberté. Et c’est avec ce don que chacun agit, aime ou trahit :

Le scandale du monde n’est peut-être pas le mal, mais ce que nous avons fait de la liberté.

 
 
 

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