« Le juste vivra par la foi » : Paul, la Loi, et l’accomplissement en Christ
- Cyprien.L
- 17 mai
- 21 min de lecture
Jésus lui dit : je suis le chemin, et la vérité, et la vie ; nul ne vient au Père que par moi. - Jean 14:6

I. Introduction : Un malentendu millénaire
Parmi toutes les figures du christianisme primitif, aucune n’a été plus contestée – ni plus incomprise – que celle de Paul de Tarse. Ancien pharisien, fin connaisseur de la Torah, il est devenu l’apôtre des nations, proclamant le salut par la foi au Christ ressuscité. Mais cette annonce n’a pas été sans heurt. Dès les premiers siècles, certains juifs – et aujourd’hui encore, certains lecteurs modernes – ont vu en Paul un traître à Moïse, un abolisseur de la Loi, voire l’inventeur d’un « christianisme » radicalement opposé au judaïsme de Jésus. À leurs yeux, Paul aurait trahi le message du Maître en prêchant une grâce sans Loi, une foi sans fidélité, un Dieu sans exigence.
Cette accusation repose pourtant sur un contresens. Car Paul ne dit jamais que la Torah est fausse, inutile ou mauvaise. Il en affirme au contraire la sainteté, la justice et la bonté. Ce que Paul conteste, c’est l’idée que l’observance de la Loi puisse, à elle seule, justifier l’homme devant Dieu. Il affirme que la Torah n’était pas une fin, mais une pédagogie, une route vers quelque chose – ou plutôt vers quelqu’un : le Messie d’Israël. Loin de rejeter la Loi, Paul en révèle la dynamique intérieure, celle que les prophètes avaient eux-mêmes annoncée : une transformation du cœur, une Loi écrite non sur des tables de pierre, mais dans l’intimité de l’Esprit.
Dans ce texte, nous ne chercherons pas à imposer une lecture, mais à la proposer. Non pas pour opposer la foi chrétienne à la tradition juive, mais pour explorer, avec rigueur et respect, ce que la Torah elle-même semble annoncer lorsqu’on la lit à la lumière du Christ. Car si l’on accepte un instant de suspendre ses présupposés (comme nous le verrons dans la section suivante), la lecture chrétienne devient non seulement recevable, mais profondément cohérente.
II. Une question d’herméneutique : lire avec ou sans le Messie
Avant d’entrer dans le cœur du sujet, il est juste de poser une question que peu osent aborder en toute transparence : comment lisons-nous les textes bibliques ? Car la manière dont on interprète un texte dépend toujours, au moins en partie, de la position depuis laquelle on le lit. Ce principe, bien connu des sciences cognitives, de la critique littéraire et de la philosophie herméneutique, s’appelle un biais interprétatif. Il désigne le fait que notre lecture est toujours orientée par des grilles mentales, culturelles ou théologiques préexistantes. Cela ne signifie pas que toute lecture est fausse, mais qu’aucune lecture n’est parfaitement neutre.
Le philosophe juif Emmanuel Lévinas disait lui-même :
« Le texte biblique ne se donne jamais d’emblée. Il ne parle qu’à celui qui l’interroge. Et pour interroger, il faut déjà une attente. »(Lire les Écritures, 1982)
Autrement dit, toute lecture suppose une posture intérieure, une orientation du regard, un désir préexistant. Nous ne lisons jamais « à vide ».
Ainsi, un juif lisant Isaïe 53 ou Jérémie 31 y verra logiquement les échos de l’histoire du peuple d’Israël, de sa souffrance collective, de son espérance future. Un chrétien y reconnaîtra sans hésiter l’image du Messie souffrant, du Juste portant les fautes, du médiateur d’une alliance nouvelle. Ce sont deux cadres de lecture différents, enracinés dans des traditions distinctes, et chacun mérite d’être écouté dans sa cohérence propre.
Le rabbin Jonathan Sacks, dans son commentaire sur l’exégèse juive, note :
« Lire la Torah, c’est entrer dans une tradition d’interprétation vivante. […] Le sens ne se donne pas tout seul. Il dépend de la voix qui lit. »(Radical Then, Radical Now, 2001)
Mais alors, que se passe-t-il si l’on change volontairement de « voix » ? Si l’on tente, ne serait-ce qu’un instant, de lire les Écritures hébraïques depuis une autre posture de foi ?
Lire comme expérience de pensée
Pour qu’un véritable dialogue soit possible, il est essentiel d’oser une démarche d’ouverture intellectuelle : suspendre, ne serait-ce que temporairement, son propre cadre de lecture, pour entrer dans celui de l’autre. Non pour s’y convertir immédiatement, mais pour en éprouver de l’intérieur la logique, la cohérence et la fécondité.
Le théologien catholique Henri de Lubac disait que :
« Toute lecture spirituelle repose sur une lumière reçue. Et toute lumière suppose un lieu d’où elle émane. »(Exégèse médiévale, t. I, 1959)
C’est donc ce que nous proposons ici au lecteur : accepter, pour un moment, de lire la Loi et les Prophètes à la lumière de l’hypothèse suivante :
Et si Jésus était véritablement le Messie promis ?
Ce n’est pas une affirmation dogmatique imposée, mais une expérience herméneutique. Un exercice de lecture respectueux. Un déplacement intérieur provisoire.
Une lecture chrétienne recevable ?
Cette invitation est fondée sur un principe simple : si la Torah est une révélation progressive, comme le croient aussi bien Maimonide que saint Thomas d’Aquin, alors elle peut contenir des niveaux de sens que seule une lecture ultérieure peut déployer.
Rav Saadia Gaon, déjà au Xe siècle, disait :
« Les versets de la Torah ont des sens multiples. Tous ne sont pas visibles à la première lecture. »(Emunot ve-Deot, 2:3)
Dans cette logique, il devient légitime – sinon nécessaire – de tester l’hypothèse chrétienne comme grille de lecture, non pas pour opposer ou réduire le texte, mais pour en déployer une des couches possibles.
Et ce que nous allons tenter de montrer dans les sections qui suivent, c’est que si l’on accepte de lire la Torah et les Prophètes avec Jésus comme clef, alors la lecture chrétienne n’est ni forcée, ni anachronique. Elle devient au contraire profondément cohérente, et pleinement enracinée dans les tensions internes, les promesses inachevées et les attentes messianiques du texte biblique.
Elle n’abolit pas la Loi ; elle en déploie la finalité.Elle ne détruit pas la promesse ; elle la fait advenir.
III. Paul ne nie pas la valeur de la Loi : il l’exalte
L’une des premières erreurs à éviter lorsque l’on aborde la pensée paulinienne est de croire que Paul rejette la Torah comme chose mauvaise ou caduque. Bien au contraire, Paul reconnaît sa valeur spirituelle, sa sainteté et sa fonction dans le dessein de Dieu. Ce qu’il conteste, ce n’est pas la Loi en elle-même, mais son absolutisation — c’est-à-dire l’idée que l’observance rituelle ou juridique de la Torah suffirait à justifier l’homme devant Dieu.
A. Une affirmation claire : la Loi est sainte, juste et bonne
Dans sa lettre aux Romains, Paul exprime très explicitement son attachement à la sainteté de la Loi :
« La Loi donc est sainte, et le commandement est saint, juste et bon. » (Romains 7,12)
Et plus loin :
« Nous savons que la Loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu au péché. » (Romains 7,14)
Paul ne dit donc pas : « la Torah est mauvaise » — il dit : « elle est trop haute pour moi ». Elle est juste, mais elle ne justifie pas ; sainte, mais incapable de sanctifier par elle-même. Elle révèle le péché, mais ne guérit pas le cœur. En cela, Paul rejoint l’intuition biblique elle-même : la Torah reflète la volonté de Dieu, mais ne donne pas encore le cœur capable de la vivre, en esprit et en vérité, pas comme une observance qui serait une béquille.
B. Paul vit lui-même selon la Loi, en tant que juif
Contrairement à ce que prétendent certains de ses détracteurs modernes, Paul n’a pas cessé d’être juif ni d’aimer la Torah. Il fait circoncire Timothée (Actes 16,3), participe à des vœux de purification au Temple (Actes 21,24–26), et affirme :
« Je suis Israélite, de la descendance d’Abraham, de la tribu de Benjamin. » (Romains 11,1)
Dans 1 Corinthiens 9,20, il écrit :
« Avec les Juifs, j’ai été comme Juif, pour gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la Loi, comme si j’étais sous la Loi… »
Il ne renie pas son appartenance ; il la relativise dans la lumière du Messie. Il n’oppose pas Moïse à Jésus, mais reconnaît en Jésus l’aboutissement du dessein divin préparé par Moïse.
C. Ce que Paul refuse : faire de la Loi un système de salut
Là se situe la vraie ligne de fracture : pour Paul, la Loi ne justifie pas. Elle révèle le péché, accuse, conduit jusqu’à la croix, mais ne transforme pas le cœur. Le salut ne vient ni des sacrifices, ni des prescriptions alimentaires, ni de la circoncision, mais de la foi dans le Messie qui accomplit la Loi et donne l’Esprit.
Il ne s’agit donc pas d’un rejet de la Torah, mais de sa reposition dans une économie plus vaste. Une Loi bonne, mais pédagogique ; donnée par Dieu, mais orientée vers un accomplissement qu’elle ne pouvait elle-même produire.
IV. La Loi comme pédagogie provisoire selon Paul — en continuité avec Jésus
Dire que la Loi est une pédagogie, ce n’est pas trahir Jésus, bien au contraire. Paul n’invente pas une théologie de rupture : il prolonge et explicite ce que le Christ lui-même a déjà révélé à travers ses paroles, ses paraboles et sa manière d’enseigner.
Le message de Jésus n’a jamais été que l’homme peut se sauver par sa seule observance de la Loi. Au contraire, il met constamment en lumière les limites de la justice légaliste, et appelle à une justice plus profonde, qui vient du cœur, de la foi, de la miséricorde de Dieu.
A. Jésus annonce lui aussi l’impossibilité de se sauver par les œuvres
Prenons l’exemple frappant de la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche (Marc 10,17–27 ; cf. Matthieu 19,16–26) :
Le jeune homme lui dit : « Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? »Jésus lui répond : « Tu connais les commandements… »Et l’homme répond : « Maître, tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. »Alors Jésus, le regardant, l’aima et lui dit : « Une seule chose te manque… »Puis il l’invite à tout vendre, à le suivre — et l’homme s’en va tout triste.
Jésus enchaîne par cette phrase redoutable :
« Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. »(Marc 10,25)
Les disciples sont stupéfaits et demandent :
« Mais alors, qui peut être sauvé ? »Et Jésus répond :« Aux hommes, cela est impossible, mais non à Dieu ; car tout est possible à Dieu. »
Cette réponse est capitale : même la fidélité à la Loi, même la richesse de l’observance, même une vie morale irréprochable ne suffisent pas à sauver. Le salut est un don, une grâce. Il vient de Dieu seul.
B. Paul ne dit pas autre chose : la Loi éduque, mais ne sauve pas
Quand Paul parle de la Loi comme d’un « pédagogue » (Galates 3,24), il ne l’humilie pas, il en définit la fonction scripturaire : guider, préparer, avertir — mais non justifier.
« Ainsi, la Loi a été notre pédagogue jusqu’au Christ, pour que nous soyons justifiés par la foi. »(Galates 3,24)
Le mot paidagogos ne désigne pas un maître, mais l’esclave chargé d’accompagner l’enfant vers l’instruction, sans être lui-même source de savoir. La Loi ne donne pas la vie ; elle conduit jusqu’à Celui qui la donne.
Paul rejoint donc ici l’enseignement du Christ : la Loi ne suffit pas pour entrer dans le Royaume. Elle peut dire ce qu’il faut faire, mais elle ne peut pas donner le cœur capable de le faire.
C. Les prophètes avaient déjà annoncé ce dépassement intérieur
Paul ne fait que s’inscrire dans la ligne des prophètes, qui eux-mêmes reconnaissaient l’insuffisance d’une observance extérieure :
Jérémie 31,33 :
« Je mettrai ma Loi au fond d’eux-mêmes, je l’écrirai sur leur cœur. »
Ézéchiel 36,26 :
« Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. »
La Loi n’est pas abolie, mais transfigurée, accomplie intérieurement par l’Esprit.
Ainsi dire que la Loi est pédagogique, et non salvifique, ce n’est pas trahir l’Ancien Testament, ni trahir Jésus : c’est accomplir leur message. Paul ne fait que nommer théologiquement ce que le Christ a révélé par sa vie, ses paroles et sa croix : le salut est impossible à l’homme, mais tout est possible à Dieu.
La Loi reste sainte — mais le salut est un don. Et celui qui accomplit la Loi dans l’Esprit, ce n’est pas l’homme pieux par ses forces, mais le pécheur relevé par la grâce du Messie.
V. La Loi, malédiction ou transfiguration ? Une lecture qui n’est ni blasphème, ni rupture
A. Paul parle-t-il de la Loi comme d’une malédiction ?
L’une des expressions les plus souvent mal comprises de Paul se trouve en Galates 3 :
« Tous ceux qui dépendent des œuvres de la Loi sont sous la malédiction […]. Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la Loi, étant devenu malédiction pour nous. »(Galates 3,10–13)
L’expression semble choquante, presque blasphématoire. Mais regardons-la attentivement. Paul ne dit pas que la Loi est une malédiction. Il cite en réalité le Deutéronome lui-même :
« Maudit soit celui qui n’observe pas toutes les paroles de cette Loi. »(Deutéronome 27,26)
La « malédiction » n’est pas dans la Loi — elle est dans l’impossibilité de l’accomplir parfaitement. Ce que Paul dénonce, ce n’est pas la Torah ; c’est la prétention de se justifier par elle, alors que nul ne le peut. La Loi, dit-il, accuse, révèle la faute, met en lumière le besoin du Messie.
B. La Loi n’est pas abolie : elle est transfigurée
C’est ici qu’il faut dire un mot fort, pour qu’un juif croyant comprenne qu’il n’y a ni rejet, ni mépris, ni trahison dans la lecture chrétienne — mais passage, accomplissement, transfiguration.
La Loi donnée au Sinaï n’a jamais été une fin en soi. Elle a été donnée à un peuple en chemin, pour le sanctifier, l’éduquer, l’amener vers la rencontre intérieure avec Dieu. Mais penser que Dieu voulait éternellement des sacrifices d’animaux, des interdits alimentaires, ou des purifications rituelles comme finalité serait une vision réductrice du Dieu vivant. Ce serait dire que le Créateur de l’homme attendrait des gestes extérieurs au lieu de la transformation du cœur.
Le prophète Osée avait déjà dénoncé cette illusion :
« Car c’est l’amour que je veux, non les sacrifices ; la connaissance de Dieu, plus que les holocaustes. »(Osée 6,6)
Et Isaïe ajoute :
« Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi ; la crainte qu’il a de moi n’est qu’un commandement appris des hommes. »(Isaïe 29,13)
C. Jésus ne fait que prolonger cette dénonciation prophétique
Jésus ne s’élève pas contre la Torah de Dieu, mais contre son enfermement dans les traditions humaines. Il cite Isaïe et dit :
« Vous annulez la parole de Dieu au profit de votre tradition que vous vous êtes transmise. »(Marc 7,13)
Il dénonce les « traditions des anciens » — des lois humaines venues alourdir, détourner, ou masquer la Loi de Dieu. Il cite à plusieurs reprises la casuistique pharisienne, la multiplication des règles rituelles, les ablutions, les restrictions du sabbat, et montre que ces règles ont fini par étouffer la miséricorde.
« Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Vous payez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, et vous avez négligé ce qu’il y a de plus important dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité. »(Matthieu 23,23)
D. Dieu ne cherche pas des performeurs rituels : il veut un cœur circoncis
Ce que Jésus dit là, Paul le reprend autrement. Il ne rejette pas la Loi ; il proclame que le temps est venu où la Loi s’écrit dans le cœur, où la lettre cède la place à l’Esprit (cf. 2 Corinthiens 3,6).
Et il ne fait que reprendre ce que Moïse lui-même annonçait :
« Le Seigneur ton Dieu circoncira ton cœur […], afin que tu vives. »(Deutéronome 30,6)
Autrement dit : ce que Dieu attend, ce ne sont pas des gestes. C’est une transformation.
E. Une transfiguration, pas une trahison
Lorsque les chrétiens disent que le Christ accomplit la Loi, ils ne disent pas qu’il la détruit. Ils disent qu’il l’élève à sa plénitude. Le sabbat devient repos intérieur. Les sacrifices deviennent offrande de soi. La pureté devient charité. La circoncision devient celle du cœur.
C’est la même logique que dans un grain de blé :
la coque se brise, non parce qu’elle est mauvaise, mais parce que le fruit mûrit.
Non, Paul n’a pas blasphémé en parlant de « malédiction de la Loi ». Il a pris au sérieux ce que Dieu lui-même disait : que la Loi révélait, sans sauver. Et non, le christianisme ne méprise pas la Torah. Il la relit comme un mystère progressif, une parole sacrée qui conduisait à une promesse plus grande : celle d’un cœur transformé, d’un pardon gratuit, d’une vie éternelle.
Ce n’est pas une négation de la Loi. C’est son dépassement amoureux. Et celui qui accomplit cela, dit l’Évangile, c’est Jésus, le Messie d’Israël.
F. Les Psaumes eux-mêmes relativisent les sacrifices — et Dieu le dit en personne
Les Psaumes sont plus qu’un chant : ils sont souvent une prophétie mise en bouche, et parfois c’est Dieu lui-même qui parle directement, à la première personne. Ce qu’il déclare est décisif pour comprendre que la Torah sacrificielle n’est pas une fin en soi, mais une pédagogie vers la justice intérieure.
Prenons le puissant Psaume 50 (49), où Dieu prend la parole :
« Ce n’est pas pour tes sacrifices que je te fais des reproches ;Tes holocaustes sont toujours devant moi. Je ne prendrai pas un taureau de ton étable,Ni des boucs de tes bergeries. Car à moi est toute bête des forêts,Les animaux sur mille montagnes…Crois-tu que je mange la chair des taureaux ? Que je boive le sang des boucs ? »(Psaume 50,8–13)
Et voici ce que Dieu dit ensuite qu’il attend :
« Offre à Dieu un sacrifice d’action de grâce,Accomplis tes vœux envers le Très-Haut.Invoque-moi au jour de la détresse : je te délivrerai, et tu me glorifieras. »(Psaume 50,14–15)
Ce psaume renverse complètement l’idée selon laquelle Dieu aurait voulu des rituels comme fin en soi. Il se moque de l’idée qu’il aurait faim ou soif comme les dieux païens. Il réclame la reconnaissance, la confiance, l’alliance vivante du cœur.
De même, dans le Psaume 91 (90), Dieu parle encore à la première personne, et promet non pas une bénédiction fondée sur des rites, mais sur l’amour personnel et la fidélité de l’homme :
« Puisqu’il s’attache à moi, je le délivrerai ;Je le protégerai, puisqu’il connaît mon nom. Il m’invoquera, et je lui répondrai. Je serai avec lui dans la détresse… »(Psaume 91,14–15)
Quand Dieu dit lui-même qu’il ne prend pas plaisir au sang des boucs, qu’il veut l’amour plus que les rites, la fidélité plus que l’holocauste, il révèle une chose claire : la Loi n’était pas le sommet, mais un chemin. Et c’est exactement ce que Jésus confirme.
Quand Jésus dit :
« Allez apprendre ce que signifie : Je veux la miséricorde, non le sacrifice »(Matthieu 9,13 ; Osée 6,6)
Il ne nie pas la Loi : il en restitue le cœur. Il ne supprime pas les sacrifices : il montre qu’ils étaient les signes d’une réalité plus grande — l’amour du cœur, la foi vivante, l’offrande de soi à Dieu, que lui-même réalisera en devenant l’Agneau parfait.
VI. Pourquoi cela a-t-il choqué les Juifs ? Paul, Jésus, et le déplacement du centre
Si la lecture chrétienne de la Torah est si enracinée dans les Écritures d’Israël, pourquoi a-t-elle été, dès l’origine, si vivement contestée par une grande partie du judaïsme ? Pourquoi Paul, en particulier, a-t-il suscité une telle hostilité, allant jusqu’à être battu, exilé, lapidé, dénoncé comme apostat ? Pour comprendre cela, il faut reconnaître que ce que Paul a affirmé, et que Jésus a incarné, constitue un déplacement radical du centre théologique.
A. Le centre n’est plus la Loi, mais le Messie
Depuis le retour d’exil et surtout à l’époque du Second Temple, la Torah est devenue, plus que jamais, le centre absolu de la vie religieuse juive. Elle est l’identité d’Israël, son rempart, sa mémoire, son espérance. Y toucher, c’est toucher à l’Alliance.
Mais Paul — comme Jésus — dit : la Torah ne sauve pas. Elle enseigne, elle prépare, elle accuse, mais elle ne transforme pas. Le salut vient non d’un texte, mais d’une personne vivante : le Messie crucifié et ressuscité, en qui la Torah prend tout son sens.
C’est ce que Paul ose écrire :
« Le Christ est la fin (telos, but, accomplissement) de la Loi, pour que la justice soit donnée à tout croyant. »(Romains 10,4)
B. Jésus n’a pas aboli, mais déplacé — et c’est ce qui scandalise
Jésus lui-même a opéré ce même déplacement. Il a déclaré :
« Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. »(Matthieu 5,17)
Mais dans le même discours, il enchaîne :
« Vous avez entendu qu’il a été dit… eh bien moi, je vous dis. »(Mt 5,21 et suivants)
Il parle avec autorité propre, supérieure à celle de Moïse. Il interprète, intensifie, intègre — et surtout : il déplace la Loi du registre de l’extérieur au registre du cœur.
C. Paul n’a pas rejeté la Loi pour les Juifs : il a refusé de l’imposer aux païens
Le scandale aux yeux du judaïsme n’est pas seulement doctrinal, il est aussi identitaire.
Paul annonce que les païens peuvent entrer dans l’Alliance sans observer la Loi de Moïse. Il écrit :
« Ce ne sont pas ceux qui entendent la Loi qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui la mettent en pratique… Mais maintenant, indépendamment de la Loi, la justice de Dieu s’est manifestée. »(Romains 2,13 ; 3,21)
Ce n’est pas un rejet de la Torah — c’est le refus de la confondre avec le salut lui-même. Paul dit : la Torah reste précieuse, mais elle n’est plus la condition d’appartenance au peuple de Dieu.
D. Pour un monde pharisien fondé sur l’identité et la Loi, c’est insupportable
Le judaïsme pharisien et rabbinique naissant, après la chute du Temple, se reconstruit entièrement autour de l’étude et de l’observance de la Torah. Paul vient dire :
« L’Alliance est entrée dans son accomplissement.Ce n’est plus le Livre, mais le Messie qui est le chemin.Ce n’est plus la lettre, mais l’Esprit. »
Cette affirmation n’est pas comprise comme fidélité — mais comme hérésie. Pourtant, ce que Paul annonce n’est pas une disparition de la Loi, mais sa mutation vivante en grâce, sa transfiguration par Celui qui l’accomplit parfaitement.
Oui, Paul a choqué. Oui, il a été rejeté. Mais ce qu’il annonçait n’était ni rupture, ni négation, ni trahison : c’était l’accomplissement d’un appel biblique, le fruit d’une lecture intérieure du dessein de Dieu. Il ne détruit pas la Torah — il montre que la Torah elle-même annonçait un jour où Dieu écrirait sa Loi dans les cœurs.
Ce jour, selon lui, est venu. Et ce cœur nouveau, c’est le cœur du Messie crucifié et vivant, en qui les païens comme les juifs peuvent être réunis.
VIII. La Torah annonce un Sauveur, non un système
Si la Loi a toujours été une pédagogie, c’est qu’elle n’avait pas pour but de s’autodéployer indéfiniment. Elle orientait vers quelque chose — ou plutôt quelqu’un. Les Écritures d’Israël ne ferment pas l’horizon de la foi sur une codification définitive ; elles ouvrent l’attente d’un Juste, d’un Rédempteur, d’un Messie. Ce n’est pas un hasard si, même dans le judaïsme rabbinique, l’espérance messianique n’a jamais disparu.
A. Le Deutéronome annonce un médiateur supérieur à Moïse
Comme évoqué précédemment :
« Le Seigneur ton Dieu te suscitera, du milieu de tes frères, un prophète comme moi : c’est lui que vous écouterez. »(Deutéronome 18,15)
Cette promesse n’est pas anodine. Moïse était le plus grand intermédiaire entre Dieu et le peuple — parler d’un prophète « comme lui » à venir, c’est déjà suggérer une médiation nouvelle.
D’ailleurs, nul dans l’Ancien Testament ne reçoit jamais le titre de “prophète comme Moïse”.
Le Talmud et les traditions rabbiniques elles-mêmes reconnaissent que cette prophétie reste encore à accomplir.
Ainsi, dans le Sifrei sur Deutéronome 34, il est dit :« Il n’y a plus eu de prophète comme Moïse en Israël — mais il y en aura un parmi les nations. »(Sifrei Deut. 357)
Certaines traditions juives anciennes, comme celles de Qumran, attendaient un double Messie : un prêtre et un roi. D’autres envisageaient un prophète-enseignant porteur d’une révélation nouvelle.
B. Isaïe 53 : un texte messianique ou une projection sur Israël ?
Le chapitre 53 d’Isaïe est probablement l’un des textes bibliques les plus discutés et les plus clivants entre juifs et chrétiens. Pour la tradition chrétienne, ce texte est l’annonce transparente du Messie souffrant, Jésus, rejeté, innocent, porteur des fautes des autres, et justifiant les pécheurs.
« Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs…Mais c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé…Par ses blessures, nous sommes guéris. »(Isaïe 53,3–5)
La tradition rabbinique post-chrétienne, surtout à partir du Moyen Âge (notamment Rachi au XIe siècle), a progressivement interprété ce "serviteur souffrant" comme représentant le peuple d’Israël lui-même, souffrant pour les nations, expiant les fautes du monde.
Mais cette lecture, bien que enracinée dans la douleur réelle du peuple juif à travers les siècles, pose un paradoxe profond : Si le serviteur souffrant est Israël, alors il faudrait admettre qu’Israël, dans sa souffrance, est parfaitement innocent, juste, sans péché, et que ses douleurs ont une valeur rédemptrice pour le monde.
Or cette idée entre en tension directe avec d’autres affirmations fondamentales du judaïsme lui-même, notamment :
Que nul n’est juste devant Dieu :
« Il n’est pas d’homme juste sur la terre qui fasse le bien sans jamais pécher. » (Ecclésiaste 7,20)
Que chaque homme est responsable de ses propres fautes :
« Les pères ne mourront pas pour les enfants, ni les enfants pour les pères. » (Deutéronome 24,16)
Et surtout, cela attribuerait à Israël une mission rédemptrice universelle — c’est-à-dire le rôle du Messie, ce que les sages eux-mêmes ont toujours réservé à une personne envoyée, non au peuple dans son ensemble.
Mais elle soulève un paradoxe majeur : car le texte d’Isaïe 53 parle d’un être parfaitement juste, sans péché, silencieux dans la souffrance, qui meurt en expiation pour les fautes d’autrui. Or, vouloir identifier ce portrait à un peuple — fût-il Israël — suppose que ce peuple :
serait collectivement innocent,
souffrirait de manière volontaire pour les péchés d’autres peuples,
et que cette souffrance aurait une valeur rédemptrice.
C’est là que le contresens devient théologique : car ni la Torah, ni les Prophètes ne présentent Israël comme parfaitement juste, ni comme capable d’expier pour d’autres.
Au contraire, l’Écriture affirme de manière répétée que le péché est personnel, et la responsabilité individuelle non transférable :
« Les pères ne mourront pas pour les fils, ni les fils pour les pères :chacun mourra pour son propre péché. »(Deutéronome 24,16)
« L’âme qui pèche, c’est elle qui mourra.Le fils ne portera pas la faute du père, ni le père celle du fils. »(Ézéchiel 18,20)
Même les souffrances d’Israël ne peuvent donc être comprises comme un acte expiatoire universel. Ce que demande la Loi, c’est un sacrifice pur, sans tache, offert consciemment et dans l’innocence — ce qu’Israël, peuple pécheur comme tous, ne peut incarner dans son ensemble.
On pourrait objecter : mais si Dieu interdit qu’un innocent meure pour les fautes d’un autre, comment la croix du Christ serait-elle juste ?
La réponse chrétienne repose sur une nuance essentielle : le Christ n’est pas sacrifié contre son gré, ni puni à la place des coupables dans une logique mécanique. Il entre volontairement dans notre condition, assume notre humanité blessée, et offre sa vie librement.
« Le Père m'aime, parce que je donne ma vie, afin de la reprendre. Personne ne me l’ôte, mais je la donne de moi-même. »(Jean 10, 17-18)
Il est à la fois parfaitement juste, libre, et chargé d’une mission unique. Il n’est pas une exception au principe biblique de justice — il en est l’aboutissement, car seul le Juste peut intercéder, non en niant le péché des autres, mais en l’assumant dans un amour qui réconcilie.
Une lecture messianique plus ancienne et plus cohérente ?
Avant Rachi, plusieurs traditions juives anciennes, notamment à Qumran et dans les Targumim, lisaient Isaïe 52–53 comme une prophétie messianique. Le Targum Jonathan, traduction araméenne autorisée, paraphrase ainsi Isaïe 52,13 :
« Voici mon serviteur, le Messie… »
Et dans le Talmud (Sanhédrin 98b), on lit cette étonnante discussion où les rabbins se demandent quel est le nom du Messie. L’un d’eux répond :
« Le Messie est appelé le Lépreux, car il est dit : Il a été frappé, humilié par Dieu. »— allusion directe à Isaïe 53,4.
Ces traditions reconnaissaient une figure personnelle, souffrante, rejetée, mais rédemptrice, que le christianisme a vue accomplie en Jésus.
Un sacrifice selon Dieu : pur, sans tache, sans péché — ce que Paul affirme du Christ
Dire qu’Isaïe 53 annonce un Juste souffrant pour les péchés d’autrui n’est pas un abus chrétien : c’est reconnaître dans ce texte la logique même du sacrifice selon la Torah. Dans la Loi de Moïse, toute offrande expiatoire devait être pure, sans défaut, innocente.
« Votre offrande sera un mâle sans défaut… Elle sera agréable au Seigneur. »(Lévitique 22,19–21)
« Il offrira une chèvre sans défaut en sacrifice pour le péché. »(Lévitique 4,27–28)
Or Isaïe décrit un serviteur qui :
« n’a pas commis de violence, il n’y avait pas de fraude dans sa bouche » (Is 53,9),
et « offre sa vie en sacrifice pour le péché » (Is 53,10).
Cela correspond en tout point aux critères d’une offrande agréée par Dieu. Et c’est exactement ce que Paul affirme du Christ, dans une parfaite fidélité à cette exigence lévitique.
« Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu. »(2 Corinthiens 5,21)
« Le Christ nous a aimés et s’est livré lui-même pour nous, comme offrande et sacrifice à Dieu, en parfum de bonne odeur. »(Éphésiens 5,2)
« Il s’est donné lui-même pour nos péchés, afin de nous arracher à ce monde mauvais. »(Galates 1,4)
Pour Paul, le Messie n’est pas mort par accident ni par injustice humaine seule : il s’est offert en victime volontaire et innocente, accomplissant ce que la Loi annonçait sans pouvoir le réaliser pleinement. Ce n’est donc pas une lecture extérieure imposée au texte d’Isaïe, mais une lecture cohérente avec l’économie même du sacrifice biblique.
Rejeter cette possibilité, c’est ignorer que la Torah elle-même exigeait la pureté et l’innocence de la victime expiatoire. En Jésus, Paul reconnaît le seul Juste capable d’entrer librement dans cette offrande parfaite.
Alors la lecture chrétienne d’Isaïe 53 devient non seulement recevable, mais profondément fidèle à la dynamique du texte. Elle n’usurpe pas la parole biblique : elle l’ouvre, dans la lumière d’un visage.
IX. Conclusion : Paul, disciple fidèle du Messie d’Israël
Accuser saint Paul d’avoir trahi la Loi, déformé l’enseignement de Jésus, ou inventé une nouvelle religion détachée de ses racines bibliques, c’est mal lire les Écritures — ou les lire depuis un prisme de méfiance historique. Mais si l’on accepte, ne serait-ce qu’un instant, de relire la Torah, les Prophètes, les Psaumes à la lumière de l’hypothèse messianique — si l’on ose faire ce pas herméneutique que nous avons proposé au début —, alors tout change.
On découvre que Paul n’a pas rejeté la Loi : il l’a honorée comme pédagogie divine, mais refusée comme système de justification. Il n’a pas méprisé Israël : il l’a porté dans sa chair, ses larmes, et ses prières (cf. Rm 9,1–3). Il n’a pas inventé un Évangile païen : il a reconnu dans la croix du Messie le sens caché de la Pâque, du Temple, du Serviteur souffrant, du sang des justes, et de la Loi écrite dans le cœur.
Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’a jamais voulu des rites pour eux-mêmes. Il a toujours voulu le cœur, la justice, la miséricorde, la vérité intérieure (cf. Ps 51,8 ; Os 6,6 ; Is 1,16–18). Et ce cœur nouveau, nul ne pouvait le donner — sinon Celui qui est venu l’habiter.
Paul ne fait que proclamer ce que Moïse avait promis, que les prophètes avaient pleuré, que les Psaumes avaient chanté en énigmes :
« Le Seigneur ton Dieu circoncira ton cœur […] afin que tu vives. »(Dt 30,6)
« Je mettrai ma Loi au fond d’eux-mêmes. »(Jr 31,33)
« Tu ne voulais ni sacrifice, ni holocauste… Alors j’ai dit : me voici. »(Ps 40,7–8)
Paul annonce que ce "me voici" a retenti en un homme, Yeshoua, crucifié pour nos fautes, ressuscité pour notre vie.
Ce n’est pas un blasphème. Ce n’est pas une trahison.C’est, peut-être, la clef qui rend les Écritures vivantes.
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