Le tri qui se fait en nous : repenser la prédestination dans la lumière trinitaire
- Cyprien.L
- il y a 2 jours
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« La vérité n’est pas une possession que nous aurions, mais un chemin sur lequel nous sommes. » — Pape Benoît XVI, Homélie du 8 décembre 2005
« Le signe que ton âme a atteint la pureté, c’est lorsque tu considères que tous les hommes sont bons et nulle part mauvais. » — Saint Isaac le Syrien, Homélie 27, traduction de S. Brock, « Ascetical Homilies », CSCO 555
« La miséricorde est la racine de toutes les œuvres divines, même de ce que l’on appelle sa justice. » —(Saint Thomas D'Aquin, ST I, q.21, a.3)
« Dieu enferma tous les hommes dans la désobéissance, pour faire à tous miséricorde. » — (Rm 11,32)

Introduction — Ce que signifie “Docteur de l’Église”… et ce que cela ne signifie pas
Il existe, dans la mémoire catholique, une expression qui fascine et intimide : “Docteur de l’Église”.
On l’entend et l’on croit parfois avoir touché un sommet indiscutable, un point fixe, un verrou théologique : le Docteur a parlé, donc la question serait close.
Mais c’est oublier ce que signifie réellement ce titre — et surtout ce qu’il ne signifie pas.
Être Docteur de l’Église ne fait pas de quelqu’un un oracle infaillible, ni le détenteur d’une lecture unique des Écritures.
Ce titre est une reconnaissance — postérieure, spirituelle, ecclésiale — que la vie, l’œuvre et la doctrine de telle personne ont édifié, éclairé, instruit le peuple chrétien.
Un Docteur n’est pas un absolu : c’est une lumière.
Pas un monolithe : une voix.
Pas un mur : un vitrail .
Et avant d’aller plus loin, il faut rappeler une chose essentielle, souvent oubliée : les thomistes ne sont pas saint Thomas.
Le thomisme — surtout dans ses formes les plus dures, les plus polies, les plus systématisées — n’est pas l’esprit de Thomas, mais une école qui l’a prolongé. Parfois avec fécondité. Parfois avec rigidité.
Saint Thomas lui-même, à la fin de sa vie, alors qu’il recevait une grâce mystique fulgurante, a déclaré que tout ce qu’il avait écrit ne lui semblait plus être que de la paille. Il voulait même — dit-on — mettre son œuvre au feu.
Non parce qu’elle était fausse, mais parce qu’il avait entrevu quelque chose de plus grand, de plus nu, de plus vivant, que la théologie ne peut jamais totalement embrasser.
C’est dire que Thomas n’a jamais voulu que sa pensée devienne un système clos, un absolu, une forteresse. Il aurait été le premier à rejeter un thomisme monolithique.
Car tout ce qui, dans l’Église ou ailleurs, finit par s’identifier à un seul courant de pensée, en rejetant ou en méprisant toutes les autres voix, tourne le dos à la nature même du Corps du Christ — un Corps vivant, relationnel, composé d’une multiplicité de membres et de charismes. Un thomisme qui devient exclusif finit, paradoxalement, par rejeter saint Thomas lui-même, puisqu’il rejette la relation vivante qui constitue l’Église et à laquelle Saint Thomas appartient.
On voit la même chose en psychologie moderne : dès qu’une école se rigidifie, dès que ses disciples croient que leur grille explique tout, ils tombent dans les pires biais de confirmation, biais de cadrage, biais de surinterprétation.
Ils ne voient plus que ce que leur grille leur permet de voir. Ils deviennent prisonniers de leur outil. Et la réalité, qui est toujours plus vaste, leur échappe.
Les mêmes dérives apparaissent lorsque certains utilisent Saint Thomas comme un système total, un cadre explicatif universel, une clé qui ferait taire toutes les autres.
Or l’Église n’a jamais demandé cela.
Elle a reconnu en Saint Thomas une expression très haute, très pure, très ordonnée de la foi. Mais elle n’a jamais dit que Dieu ne pouvait être pensé qu’à travers Saint Thomas.
Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder la liste des Docteurs :
Grégoire de Nysse, Docteur ;
Saint Augustin, Docteur ;
Sainte Catherine de Sienne, Docteur ;
Sainte Hildegarde, Docteur ;
Saint Basile, Docteur ;
Saint Athanase, Docteur ;
Sainte Thérèse d’Avila, Docteur ;
Sainte Thérèse de Lisieux, Docteur ;
Saint Jean de la Croix, Docteur.
Pas un seul n’a compris la prédestination, la grâce ou le jugement comme Thomas.
Pas un seul n’a repris son système. Et pourtant tous sont Docteurs.
C’est ce qui fait la beauté catholique : la vérité n’est jamais monochrome, mais une mosaïque vivante, un vitrail de voix et de lumières, un espace où les différentes époques, les différentes cultures, les différentes sensibilités se rencontrent et s’éclairent mutuellement.
L’erreur serait de croire que Thomas — parce qu’il est Docteur — serait devenu le critère absolu de toute lecture chrétienne, notamment sur les questions qui dépassent l’entendement humain : la grâce, la liberté, la miséricorde, la prédestination, le jugement.
La tradition est plus large que la Somme.
Plus profonde que la scolastique.
Plus vaste que toute école.
C’est pourquoi il est si fécond, si nécessaire même, de revisiter certaines thèses thomistes — notamment sur la prédestination — à la lumière d’autres Docteurs, d’autres Pères, d’autres voix.
Non pour contredire Saint Thomas d'Aquin, mais pour l’inscrire dans la polyphonie de l’Église, et non dans un monologue qui n’a jamais été celui du Magistère.
Ainsi, avant d’entrer dans les subtilités de cet article, il fallait rappeler ceci : l’Église n’a jamais canonisé un système, mais des saints.
Elle n’a jamais absolutisé une méthode, mais une sainteté.
Elle n’a jamais enfermé la vérité dans un seul cerveau, mais l’a confiée à un Corps vivant.
Et c’est dans cette lumière — large, respirante, relationnelle — que la réflexion qui suit prend toute sa place.
Quand le thomisme oublie la subsidiarité du Salut dans la prédestination
Il existe dans la théologie catholique un paradoxe dont on ne parle presque jamais, et qui pourtant affecte silencieusement notre manière de concevoir Dieu, la Mission, la Grâce et même la manière dont nous nous comprenons comme membres d’un seul Corps. Ce paradoxe est né du fossé entre ce que l’Écriture montre constamment — à savoir que Dieu sauve par médiation, par coopération, par hiérarchie vivante — et ce que certaines formulations du thomisme ont laissé croire : que le salut serait avant tout un mouvement vertical, direct, presque mécanique, allant de Dieu vers l’âme sans se soucier réellement des articulations humaines intermédiaires.
L’Évangile raconte pourtant une toute autre histoire. Dieu agit par des frères, des amis, des prophètes, des apôtres, des médiations visibles et fragiles. La grâce descend rarement en ligne droite. Elle passe par des visages, des mains, des prières, des fidélités, des miséricordes partagées. La logique divine n’est pas celle de la causalité abstraite, mais de la communion qui se tisse, se transmet et se porte. Et c’est précisément là que se révèle la faille du thomisme dans sa forme la plus rigide : il pense la grâce comme puissance, mais rarement comme relation.
Le système métaphysique thomiste — surtout dans son durcissement banézien — protège avec une rigueur admirable la souveraineté de Dieu.
Tout vient de Lui, tout se meut par Lui, tout s’accomplit selon le mouvement de la cause première.
Mais en protégeant Dieu, le thomisme finit parfois par étouffer Sa manière d’agir.
Car Dieu n’agit pas comme un moteur dans une machine. Il agit comme un Père dans une famille.
Et c’est là que le bât blesse : la subsidiarité du salut — c’est-à-dire le fait que Dieu confie réellement à des créatures le soin du salut d’autres créatures — est presque entièrement diluée dans la logique thomiste. Pas niée, non, mais absorbée, neutralisée, rendue inoffensive.
Le thomisme concède bien que nous sommes des « causes secondes », mais cette expression, qui se veut respectueuse de la liberté humaine, se retourne contre elle : une cause seconde dans le cadre thomiste n’est jamais plus qu’un canal dont Dieu se sert, un instrument plus ou moins passif qui n’apporte finalement rien de décisif à l’économie du salut.
Pourtant, tout dans la Révélation contredit cet effacement.
On ne sauve pas sans l’autre. On ne se convertit pas sans l’autre. On ne ressuscite pas sans l’autre.
Dans la Bible, il n’y a pas un seul moment où Dieu sauve quelqu’un « sans personne d’autre ». Même l’Incarnation passe par Marie. Même la Résurrection se transmet par des témoins. Même Paul, foudroyé par le Christ, doit encore passer par Ananie — un simple disciple — pour recouvrer la vue et recevoir la mission. Comme si Dieu voulait rappeler : “Je n’agis jamais sans mon peuple.”
C’est toute la différence entre un salut métaphysique et un salut ecclésial.
Le thomisme classique aime dire que Dieu « cause » la grâce dans l’âme.
C’est vrai. Mais l’Écriture dit quelque chose d’autre : Dieu cause la grâce dans l’âme par quelqu’un. Et non comme un simple moyen, mais comme un co-opérant, un co-acteur, un passeur, dont la fidélité — ou l’infidélité — pèse réellement dans l’histoire du salut.
Paul le dit sans détour :« Sauve-toi toi-même, et ceux qui t’écoutent. »(1 Tm 4,16)
Ce « et ceux qui t’écoutent » ferait imploser un traité de métaphysique thomiste. Car ici, la grâce ne « passe » pas seulement par Paul : elle dépend de Paul.
C’est cela, la subsidiarité du salut : Dieu fait dépendre le salut des autres… de nous.
Et c’est exactement ce que le thomisme peine à encaisser.
Le Père de Lubac l’avait bien vu : en voulant protéger la transcendance de Dieu, la scolastique a parfois écrasé la structure communautaire du Salut, au point de lire l’Église elle-même comme un simple « instrument », une grande machine sacramentelle où Dieu agit mais où l’homme n’a finalement qu’un rôle symbolique.
Ce n’est pas un hasard si de Lubac a dû redécouvrir que l’Église n’est pas un outil, mais une personne mystique, vivante, agissante, coopérante, à qui Dieu confie vraiment ce qu’il pourrait faire seul.
Car la vérité est là : Dieu n’a pas besoin de nous, mais Il veut avoir besoin de nous.
Le thomisme ne sait pas vraiment quoi faire de cette phrase.
Et la conséquence est immense : dans une vision thomiste rigide, la Mission devient presque une illusion. On évangélise parce que Dieu nous dit de le faire, mais en réalité Dieu aurait pu sauver les mêmes personnes sans nous.
Or Jésus dit l’inverse :« Comment croiraient-ils sans quelqu’un qui prêche ? »
Ce n’est pas une question. C’est une structure.
Dieu a construit le salut de telle manière qu’il repose sur la solidarité humaine. Sur la subsidiarité. Sur la communion. Sur la responsabilité mutuelle.
Et c’est pourquoi les mystiques — Catherine de Sienne, Thérèse de Lisieux, Silouane de l’Athos, Isaac le Syrien — parlent tous comme si le salut d’autrui dépendait d’eux. Non par orgueil, mais parce qu’ils ont compris la logique du Royaume : on est sauvés ensemble, ou pas du tout.
Le thomisme, en revanche, lit ce mystère comme un simple déploiement de la causalité divine, là où l’Écriture décrit un drame collectif, un combat partagé, une responsabilité réciproque. Il parle d’une grâce qui déplace les âmes comme des astres, alors que Jésus parle d’une grâce qui se transmet comme un feu, qui brûle de personne en personne, et s’éteint si personne ne le porte.
Ce n’est pas Dieu qui manque dans le thomisme .C’est l’homme. L’homme réel, concret, qui pleure, qui prie, qui intercède, et dont la fidélité peut arracher un frère à la mort. Le thomisme parle de mouvements. L’Évangile parle de visages.
La question n’est pas d’opposer Thomas à l’Écriture, mais de rappeler humblement que le Salut ne se déploie pas dans les catégories d’un traité de physique aristotélicienne. Le salut n’est pas une mécanique. C’est une histoire. Une communion. Une circulation vivante où chaque âme compte pour les autres, où la sainteté d’un seul peut porter mille vivants — et où le refus d’un seul peut jeter une ombre sur tout un peuple.
La subsidiarité du salut n’est pas un détail théologique. C’est la manière dont Dieu a choisi d’aimer.
Et si le thomisme ne parvient pas toujours à en rendre compte, ce n’est pas une faute contre la vérité : c’est une limite contre laquelle la tradition elle-même, aujourd’hui, nous invite à respirer davantage.
La subsidiarité du salut : l’intercession comme structure divine
Il faut encore préciser ce que signifie réellement la subsidiarité dans le salut. Dire que Dieu ne se contente pas d’évaluer “les capacités propres” d’une personne ne veut pas dire que Dieu ignore sa liberté ou son histoire : cela veut dire que Dieu, dans son économie, ne calcule jamais l’homme seul.
La vision chrétienne du salut est fondamentalement relationnelle : personne n’est sauvé isolément, personne n’est jugé comme une monade, personne n’entre dans le Royaume sans être porté, entouré, accompagné.
L’Évangile lui-même le montre : le paralytique n’est pas sauvé par sa foi, mais par la foi de ceux qui le portent.
« Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : Tes péchés sont pardonnés. » (Mc 2,5)
Ce verset détruit d’un seul coup toute prétention à une théologie purement individualiste ou strictement déterministe. Le salut passe à travers la foi des autres. Il arrive par les mains des amis. Il naît d’une médiation humaine. Il dépend d’une relation. Dieu ne regarde pas seulement le cœur du paralysé ; Il regarde le cœur de ceux qui l’aiment.
Paul le dit autrement, mais avec la même puissance :
« Portez les fardeaux les uns des autres. » (Ga 6,2)« Priez les uns pour les autres. » (1 Th 5,25)« Je complète dans ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son Corps. » (Col 1,24)
Pour Paul, le salut est comme un tissu : on y est noué, relié, soutenu. Le “manque” n’est pas une déficience du Christ, mais la place que Dieu laisse à l’intercession, à l’amour, à la solidarité mystique du Corps. Le salut n’est jamais une ligne droite entre Dieu et l’individu : il est écosystémique, si l’on ose le mot.
Et les Pères ont compris cela avec une force incroyable.Saint Cyrille de Jérusalem dit :
« Nous prions non seulement pour nous-mêmes, mais pour tous, parce que nous sommes un seul corps. » (Catéchèse 23,9)
Saint Jean Chrysostome insiste :
« Nul ne peut être sauvé sans les autres. » (Homélie sur 1 Co 9)
Saint Augustin ajoute :
« Dieu nous a faits les uns pour les autres, afin que nul ne soit sauvé seul. » (Sermon 299)
Et tout cela n’est pas un supplément spirituel : c’est la manière même dont Dieu agit.
La subsidiarité, dans la théologie catholique, signifie que Dieu élève toujours par un autre. Que la grâce circule. Que la sainteté se transmet. Que les prières de l’un rejaillissent sur l’autre.
Que l’absence de capacité personnelle n’épuise jamais la capacité divine.
Même Thomas d’Aquin, si souvent invoqué comme “système”, le reconnaît explicitement :
« Dieu distribue sa grâce par des causes secondes. » (ST I-II, q. 110, a.1)
Autrement dit : Dieu passe par nous.
Dieu passe par les saints.
Dieu passe par les humbles, les pauvres, les amis qui portent le brancard.
Dieu passe par l’Église, non par-dessus elle.
Ainsi, même si Dieu connaît parfaitement l’avenir, Il n’enferme personne dans un déterminisme individuel, car Il prend aussi en compte — réellement — :
l’amour des autres,
leurs larmes,
leurs prières,
leur intercession,
leur patience,
leur combat pour celui qui tombe.
Dieu ne prend jamais un homme seul face à Lui :Il le prend dans un réseau d’amour.
C’est cela, la subsidiarité. C’est cela, la Tradition. C’est cela, l’Évangile.
Et c’est pour cela que toute vision trop “fermée”, trop “carrée”, trop “mécanique” du salut finit par manquer le cœur même du christianisme : un Dieu qui se laisse toucher par la foi des autres.
La mort implicite de la relation dans le thomisme strict et l’illusion d’une finalité apparente
Il y a, dans le thomisme strict, une conséquence silencieuse qui ne saute pas immédiatement aux yeux, mais qui finit par coloniser toute la vision du salut : la mort de la relation. Non pas volontaire, non pas voulue, mais structurelle. Une relation neutralisée, absorbée, rendue secondaire par le poids colossal que l’école thomiste accorde à la causalité divine. Lorsque tout vient d’en haut, lorsque tout repose sur un mouvement premier qui détermine ce que la créature fait, veut, consent ou refuse, il ne reste plus beaucoup d’espace pour la trame relationnelle qui traverse toute la Révélation.
Dans cette vision excessivement « motrice » de la grâce, la relation disparaît par évaporation métaphysique. La vie chrétienne devient une sorte de ballet où chaque pas de la créature serait en vérité le prolongement direct d’un acte de Dieu. Tout ce que l’homme fait de bon provient d’une grâce prémotrice, tandis que tout ce qu’il fait de mauvais ne lui est laissé qu’en tant que défaillance de son propre effort. Le résultat est une anthropologie paradoxale : tout ce qui est beau en moi n’est pas vraiment de moi, et tout ce qui est laid vient seulement de moi.
Dans un tel univers, la relation n’a plus de consistance propre. Elle n’est qu’un décor narratif, un « accessoire » dans le drame de la causalité divine.
Ce rétrécissement relationnel conduit à ce que j’oserais appeler un illusionnisme de la finalité.
Une impression fausse — mais logique dans ce système — que les relations interpersonnelles ne seraient que des instruments, des moyens dont Dieu se sert pour accomplir Sa finalité unique. Dans un thomisme trop rigide, aimer son frère n’est plus réellement un chemin de salut, mais une conséquence accessoire d’une motion divine. Évangéliser n’est plus une responsabilité réelle, mais un acte déjà déterminé dont Dieu aurait pu se passer. Prier pour un autre n’est plus une lutte où la liberté humaine peut infléchir l’histoire, mais une participation décorative à une causalité supérieure qui accomplit seule l’effet.
Alors que l’Évangile dit :
Ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel.
la logique thomiste répond, en filigrane :
Ce que vous délierez n’est que ce que Dieu a déjà délié par avance.
La relation — amitié, prière, pardon, communion — devient un rituel sans effet propre, une façade dramatique pour un plan qui se déploierait de toute façon. Le frère n’est plus vraiment un frère : il devient un segment dans une chaîne causale, un point de passage obligé mais interchangeable.
Or le christianisme n’est pas une mécanique. Il est une économie de relations. C’est même son nom : oikonomia. Dieu ne sauve pas par un système, mais par un peuple ; pas par une cause, mais par une communion.
Le thomisme strict, lorsqu'il pousse sa logique jusqu’au bout, finit par réduire le visage du prochain à une analogie fonctionnelle : il est une « cause seconde », c’est-à-dire une portion de causalité dérivée, commandée, déléguée, mais jamais créatrice, jamais déterminante. On peut l’aimer, bien sûr, mais cet amour n’est plus structurant. La relation n’a plus de poids métaphysique. Elle n’est plus inscrite dans la finalité. Dieu aime, l’homme suit. L’homme aime, Dieu cause. Et la chaîne se referme.
C’est là qu’apparaît l’illusion la plus grave : l’illusion que le salut serait d’abord une finalité individuelle. Une trajectoire solitaire entre Dieu et l’âme, que les intermédiaires n’influenceraient qu’accidentellement. Une finalité qui se veut universelle par abstraction, mais qui devient individualiste en pratique. Une finalité dépourvue de chair, d’histoire, de responsabilité mutuelle.
Mais l’Évangile raconte tout autre chose :Ce n’est pas “je” qui suis sauvé. Ce n’est pas “tu” qui es sauvé. C’est “nous” qui sommes sauvés.
Et ce “nous” n’est pas une simple addition de “je”. Le “nous” est plus grand que la somme de ses membres. Il a un poids propre. Une densité.Une responsabilité. Une fécondité.
L’illusion thomiste apparaît alors pour ce qu’elle est : un système qui préserve la cohérence métaphysique au prix de la relation, et qui, en voulant protéger la souveraineté divine, finit par affaiblir l’un des traits les plus divins de Dieu : sa manière de lier les hommes les uns aux autres, de telle sorte que chacun devienne réellement responsable du salut des autres. Un Dieu qui n’agit jamais seul. Un Dieu qui ne se contente pas d’être Cause, mais choisit d’être Communion.
Ce n’est pas le thomisme qu’il faut condamner. C’est son usage trop strict, trop fier, trop abstrait, qui oublie que la finalité n’est pas un mouvement :la finalité est un amour.
Et l’amour, dans le christianisme, n’est jamais solitaire :il est toujours relationnel, toujours ecclésial, toujours subsidiaire, toujours partagé entre ceux que Dieu appelle à se sauver ensemble.
La Dimension Trinitaire du Salut : quand le thomisme oublie la Communion qui sauve
La relation n’est pas un supplément dans le christianisme. Elle n’est pas un décor, ni un “mode d’action” contingent choisi par Dieu. La relation est l’être même de Dieu. Elle est ce que Dieu est avant d’être ce qu’il fait. Et c’est ici, précisément ici, que le thomisme strict révèle sa limite la plus profonde : il parle d’un Dieu parfaitement relationnel avec des catégories qui ne le sont pas.
La théologie trinitaire n’est pas une géométrie à trois points. Elle n’est pas un modèle “triangulaire” de causalité. La Trinité est une communion vivante, un échange d’amour d’une densité telle que le terme même de “nature divine” ne désigne rien d’autre que cette circulation perpétuelle du Don. Le Père ne s’affirme pas sans le Fils ; le Fils ne s’accomplit pas sans le Père ; l’Esprit ne subsiste pas autrement que comme leur unité personnelle.
Autrement dit : tout dans Dieu est relation.
Rien n’y est solitaire.
Si donc le Salut est participation à la vie de Dieu — et c’est bien ce que dit toute la Tradition, d’Irénée à Athanase, d’Augustin à de Lubac — alors le Salut ne peut être qu’un événement relationnel. Non pas seulement parce que Dieu veut “utiliser” des intermédiaires humains, mais parce que la structure même de la réalité divine exige que le Salut soit une communion.
On ne devient pas enfant du Père sans devenir frère du Fils. On ne reçoit pas l’Esprit sans devenir corps les uns pour les autres. On ne s’approche pas de Dieu sans se rapprocher des autres, et on ne peut se damner qu’en détruisant cette communion reçue.
Le thomisme strict, en lisant la grâce comme mouvement vertical (Dieu → âme), oublie que ce mouvement est circoncis, irrigué, enveloppé par un mouvement horizontal intérieur à Dieu lui-même : Père → Fils → Esprit → Père. Quand Dieu donne la grâce, ce n’est pas un déplacement d’énergie.
C’est une introduction dans Son propre mouvement. Une insertion dans Sa danse, pour reprendre la vieille expression grecque de la perichorèsis.
Mais le système thomiste rigide n’a pas les catégories pour cela. Il peut décrire la causalité ; il peine à décrire la communion. Il peut défendre la transcendance ; il peine à honorer la réciprocité. Il peut expliquer que Dieu meut la volonté ; il peine à dire que Dieu invite la personne.
La conséquence est claire : l’entrée dans la vie trinitaire est décrite comme une élévation d’un sujet par une cause, et non comme une entrée dans une relation vivante avec des Personnes vivantes. C’est une vision qui reste correcte, mais froide ; exacte, mais tronquée.
Là où le thomisme voit un mouvement, l’Évangile voit une adoption. Là où le thomisme voit une motion, l’Église voit une alliance. Là où le thomisme voit une cause, la Trinité voit un partage.
La finalité chrétienne n’est pas de “faire la volonté de Dieu”, mais de participer à la vie de Dieu.
Et cette vie de Dieu n’est pas une énergie, mais une communion.
Nous ne sommes pas sauvés du dehors.
Nous sommes sauvés du dedans :introduits dans le Fils,engendrés par le Père,animés par l’Esprit.
Dans cette perspective, la relation humaine n’est plus un simple moyen contingent que Dieu aurait pu remplacer par autre chose. Elle devient le mode même du Salut, car elle reflète le mode d’être de Dieu.
Lorsque Jésus dit : “Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés”, il ne propose pas une morale. Il propose la structure ontologique du salut : si Dieu est relation, alors on n’entre en Dieu qu’en devenant relation soi-même.
À l’inverse la théologie thomiste rigide, toute occupée à préserver la causalité première, passe à côté de cet enjeu. Elle protège admirablement la toute-puissance divine, mais au prix de laisser dans l’ombre ce que cette toute-puissance a voulu être éternellement : une toute-puissance d’amour partagé.Là où l’Écriture dit :
« Que tous soient un, comme Nous sommes un »,
le thomisme tend à répondre :
« Que tous soient mus, comme Dieu meut. »
Ce n’est pas faux. Mais c’est presque vide.
La vraie finalité chrétienne n’est pas une causalité accomplie :c’est une communion réalisée.
Le Salut, dans sa structure Trinitaire propre, est donc l’opposé exact de ce que le thomisme strict laisse parfois entendre : non pas une ligne droite entre Dieu et l’âme, mais un tissu vivant entre Dieu et les hommes, et des hommes entre eux, un tissu qui est Dieu, puisque Dieu est communion.
La subsidiarité du Salut — le fait que nous nous portions les uns les autres — n’est pas une concession. C’est la conséquence directe de la Trinité. Ce n’est pas un arrangement pastoral. C’est l’empreinte même de Dieu dans l’histoire.
Celui qui aime son frère n’accomplit pas un acte “verticalement motivé”. Il entre dans le mouvement du Fils vers le Père, et dans la circulation de l’Esprit, qui fait de plusieurs un seul cœur et une seule âme.
En réalité si le salut était vertical, solitaire, unilatéral, déterminé par une motion irrésistible ou conditionnelle, alors Dieu ne serait pas trinitaire : Il serait un “Un” abstrait, sans relation interne, sans circulation, sans communion. Mais Dieu est Trois. Et être Trois signifie que le salut est multiple, partagé, réciproque.
On n’entre pas dans la Trinité sans devenir soi-même un lieu de relation.
Aimer, sauver, évangéliser, porter, intercéder, consoler, relever :ce n’est pas “participer à Dieu”.
C’est vivre Dieu.
Et c’est là que le thomisme strict, en s’enfermant dans ses catégories, rate parfois la beauté même du christianisme : la beauté d’un Dieu qui ne sauve pas par puissance, mais par communion. Un Dieu dont la toute-puissance est de faire de nous des frères, et de faire de la relation elle-même — fragile, humaine, vivante — le chemin ouvert vers la vie éternelle.
L’enfer et la Trinité : quand la damnation révèle la fracture de la relation
Si la Trinité est communion, alors l’enfer ne peut plus être pensé comme un simple lieu de privation, mais comme une rupture de la relation, une impossibilité choisie de vivre la circulation divine.
Dans un cadre strictement thomiste — surtout dans ses interprétations les plus mécaniques — l’enfer apparaît presque comme une conséquence logique d’un ordre défaillant : Dieu meut par une grâce efficace ; l’homme refuse par sa défaillance ; l’ordre se sépare en deux issues possibles, l’une glorieuse, l’autre tragique. Mais ce schéma, s’il protège la justice divine, rate la nature même de l’enfer.
L’enfer n’est pas le résultat d’une motion ratée. L’enfer n’est pas un échec de causalité
L’enfer est un échec de relation.
Si Dieu est Trinité, alors le Salut n’est rien d’autre que l’entrée dans un cercle d’amour. L’enfer, dès lors, ne peut être que la négation de ce cercle. Pas un lieu, pas une sentence, mais une posture. Une fermeture. Une impossibilité ontologique de supporter la lumière de la relation, de recevoir le visage de l’autre, de consentir à la présence d’un Autre.
Ce que le thomisme strict peine à dire, c’est que l’enfer n’est pas un “en-dehors” de Dieu : c’est un dedans refusé. Un dedans devenu impossible.
La damnation n’est pas l’inverse du Salut ; c’est la fracture du même mouvement. Ce n’est pas un destin alternatif ; c’est une relation refusée.Ce n’est pas une causalité manquée ; c’est une communion avortée.
Et cela change tout.
La théologie traditionnelle, quand elle est lue trop mécaniquement, finit par produire une vision de l’enfer où chacun serait finalement seul avec sa faute, seul avec sa volonté figée, seul avec sa liberté dévoyée. Mais cette vision individualiste doit être interrogée : peut-on vraiment être “seul” quand on détruit la relation ? Peut-on “se suffire à soi-même” dans le néant ? Cette solitude n’est pas un état statique : c’est une souffrance active, une impossibilité de supporter l’existence des autres, une incapacité de consentir à la communion.
Si Dieu est une circulation d’amour, alors l’enfer est précisément l’état où cette circulation devient insupportable.
Il ne s’agit plus de punition, mais d’incompatibilité.
L’être humain n’est pas fait pour exister seul.
Il n’est pas fait pour se suffire.
Il n’est pas fait pour se dire “moi” sans dire “nous”.L’enfer est l’état où ce “nous” devient inacceptable — non pas parce que Dieu le refuse, mais parce que la créature refuse d’y entrer.
Un thomisme trop rigide ne voit parfois dans l’enfer que l’effet d’un choix ; une sorte de logique où la volonté créée se fige dans son refus et où Dieu laisse ce refus produire sa conséquence naturelle. Mais cela ne dit rien de la nature trinitaire du drame. Cela ne dit rien de l’intensité relationnelle qui constitue le cœur même de la perdition.
L’enfer n’est pas la conséquence d’une faute ; il est la destruction de la possibilité d'aimer.
Là où le thomisme strict échoue, c’est dans l’incapacité à penser l’enfer comme une réalité pneumatologique : un lieu où l’Esprit ne peut plus circuler, non pas parce que Dieu le retire, mais parce que le sujet ne peut plus respirer ce souffle.
L’Esprit est la communion ; l’enfer est l’asphyxie.
Là où le thomisme strict échoue encore, c’est dans l’incapacité à penser l’enfer comme une réalité christologique : un lieu où le Fils, qui unit tous les hommes dans son humanité, ne peut plus unir celui qui refuse d’être uni.
Le Fils est le lien ; l’enfer est la rupture de l’unité.
Là où le thomisme strict échoue enfin, c’est dans l’incapacité à penser l’enfer comme une réalité proprement paternelle : un lieu où la créature refuse d’être engendrée, refuse d’être reçue, refuse d’être “du Père”.Le Père est la source ; l’enfer est le refus de la filiation.
La damnation n’est donc pas une peine infligée : elle est la logique ultime d’une relation désintégrée.
Et cela explique une vérité fondamentale que peu osent dire explicitement : dans une perspective trinitaire cohérente, il est parfaitement possible — et profondément catholique — de ne pas savoir s’il y a quelqu’un en enfer.
Non pas par naïveté, non pas par mollesse, mais parce que l’enfer n’est pas un quota ; il est une déchirure. Et une déchirure n’est jamais nécessaire. Elle est toujours risquée, jamais voulue, jamais exigée par une quelconque mécanique métaphysique.
Le drame du thomisme strict est d’avoir pensé la damnation comme une issue possible plutôt qu’une relation impossible.
L’Évangile pense exactement l’inverse : le Père veut que tous soient sauvés, le Fils se donne pour tous, l’Esprit soupire pour tous. L’enfer n’est pas l’autre terme d’une équation ; il est le refus désespéré d’une communion offerte.
Et c’est ici que se révèle l’horizon véritable de l’espérance chrétienne :puisque Dieu est Trinité, tout homme est appelé à entrer dans la relation, et rien — absolument rien — dans la nature divine ne nécessite qu’un être humain échoue. L’enfer reste possible, mais jamais exigé.
Il demeure une blessure, mais jamais une finalité.
La Trinité ne garantit pas que tous seront sauvés ;elle garantit que le salut n’est rien d’autre qu’un appel à entrer dans l’amour qui circule éternellement entre le Père, le Fils et l’Esprit.
Et si l’enfer existe, alors il n’est que cela :le lieu où cette circulation ne peut plus être reçue.
Non pas un verdict, mais une impossibilité. Non pas une sentence, mais un refus.
Non pas une finalité, mais une relation qui n’a pas pu naître.
L’Espérance du Salut universel : la logique trinitaire portée à son terme
À la fin de ce long chemin — critique du thomisme trop mécanique, redécouverte de la subsidiarité du Salut, contemplation de la Trinité comme relation vivante — une question s’impose d’elle-même, presque comme une évidence que l’on n’ose pas regarder en face : si la nature même de Dieu est communion, si le Salut n’est rien d’autre qu’une entrée dans cette communion, et si la damnation n’est qu’un refus de cette relation, alors peut-on encore exclure que Dieu puisse, au dernier jour, rejoindre chaque conscience dans l’abîme le plus intime de sa solitude ?
Peut-on vraiment croire qu’un amour trinitaire, circulaire, infini, puisse se contenter de laisser un visage au seuil de la lumière, figé dans son refus, éternellement stérile, éternellement enfermé dans son impossibilité d’aimer ?
Ce n’est pas une question de sentiment.
Ce n’est pas une question de sensiblerie.
C’est une question de cohérence interne.
Car si l’amour de Dieu était une force verticale qui descend sur l’homme, alors oui, la damnation pourrait être pensée comme la conséquence mécanique d’une volonté obstinée.
Mais si l’amour de Dieu est une communion, alors l’enfer ne peut être qu’un drame relationnel — et tout drame relationnel reste ouvert jusqu’à la fin, tant que l’autre existe.
Le thomisme strict suppose parfois que la liberté créée peut se figer, se durcir dans une décision irréversible. Mais ce n’est là qu’une extrapolation psychologique, non une révélation. La Tradition, elle, dit autre chose : seul Dieu connaît le cœur au moment de la mort ; seul Dieu sait jusqu’où peut aller Sa grâce ; seul Dieu sait si un refus peut être définitivement pur, totalement lucide, sans mélange d’ignorance, de blessure, de peur, de détresse, ou de cécité morale.
Car si l’homme se damne en refusant l’amour, encore faut-il qu’il ait réellement vu cet amour. Or qui oserait affirmer qu’une âme humaine voit Dieu comme il est au moment où elle Le refuse ?
Si Dieu est Trinité, alors l’espérance du salut universel n’est pas une naïveté : c’est une conséquence logique. Si Dieu est Trinité, alors la damnation ne peut être qu’un accident tragique, jamais une nécessité.
Si Dieu est Trinité, alors le Salut ne peut être qu’un mouvement expansif qui cherche chaque créature jusqu’au fond de sa blessure la plus profonde. Si Dieu est Trinité, alors la communion n’est pas un décor du Salut : elle en est le moteur.
Et si la communion est le moteur, alors la mission n’est pas un protocole : elle est une extension du mouvement trinitaire dans l’histoire. Chaque geste de miséricorde, chaque prière, chaque fidélité devient un prolongement du Fils recevant tout du Père et retournant tout au Père dans l’Esprit.
La subsidiarité du Salut devient alors le prolongement ecclésial de ce mouvement éternel.
C’est ainsi que l’on peut comprendre l’espérance universelle, non comme une prétention, non comme une certitude, mais comme la manière chrétienne de contempler la fin des temps : une fin marquée par l’achèvement du mouvement de Dieu vers tous les hommes.
Non pas par une abolition de la liberté, non pas par une “contrainte” du Salut, mais par une guérison progressive de toutes les blessures qui empêchent l’homme de consentir à l’amour. Car le refus libre, pour être définitif, devrait être parfaitement lucide. Et la lucidité totale implique la vision totale de la vérité. Mais la vision totale de la vérité guérit. Elle illumine. Elle convertit. Comment refuser l’Amour une fois qu’on L’a vu sans ombre ?
La question n’est plus :Y aura-t-il des damnés ?
mais : Qui peut regarder Dieu face à face et encore dire non ?
L’espérance du Salut universel naît donc non d’une bonté humaine, mais de la structure même de Dieu. Elle n’est pas un désir sentimental : elle est une conséquence trinitaire. Elle ne nie pas l’enfer : elle en déchiffre la nature réelle. Elle ne supprime pas la liberté : elle en révèle la guérison finale. Elle ne nie pas le péché : elle affirme que la miséricorde est plus profonde que le péché, parce qu’elle vient d’un Dieu qui est plus relationnel que nous sommes brisés.
Pour un thomisme trop rigide, cette espérance est presque un scandale. Pour un christianisme authentiquement trinitaire, elle est l’horizon naturel. Car si Dieu est communion, alors toute créature appelée par Lui porte, au fond d’elle, une mémoire obscure de cette communion. Et c’est cette mémoire que Dieu ravive, soigne, enveloppe, jusqu’à ce qu’elle puisse dire oui.
Nous n’affirmons pas que tous seront sauvés.
Nous disons simplement : rien dans Dieu ne s’y oppose. Et beaucoup dans l’homme blessé le rend nécessaire.
C’est cela, l’espérance : non une certitude, mais une cohérence. Non une doctrine, mais une vision. Non une revendication, mais une prière.
La prière trinitaire par excellence :“Qu’ils soient un, comme Nous sommes Un.”
Et ce vœu du Christ à son Père est trop profond, trop absolu, trop brûlant pour ne pas continuer, à travers les siècles, à irriguer l’espérance que, peut-être, l’Amour qui brûle en Dieu saura un jour rejoindre toutes les volontés, même les plus perdues.
L’espérance du Salut universel ne supprime pas l’enfer :elle le contemple à la lumière de la Trinité. Et à la lumière de la Trinité, l’enfer n’est pas un dû :il est une blessure.
Et une blessure, tant que quelqu’un aime, peut toujours être guérie.
Le Fils prodigue et les serviteurs : l’icône parfaite d’un salut trinitaire et subsidiaire
Au terme de ce long parcours, l’image demeure : le Père qui guette, le Père qui sort, le Père qui court. Mais derrière cette figure centrale — trop souvent isolée — l’Évangile laisse entrevoir quelque chose d’encore plus profond, quelque chose que l’on oublie : les serviteurs.
Car dans la parabole du Fils prodigue, le Père n’est jamais seul. Et le Fils ne revient jamais seul. La restauration de la relation ne se fait jamais en tête-à-tête.
C’est d’abord un serviteur qui voit le fils de loin. Un serviteur, non le Père, repère le premier mouvement. Un serviteur, non le Père, perçoit la silhouette hésitante. Un serviteur, non le Père, discerne que quelque chose est en train de se rejouer.
Et c’est ce serviteur — figure de l’Église, figure du frère attentif, figure de ceux dont le regard veille — qui prévient le Père. Le salut commence souvent par un témoin. Par un regard humain qui voit avant que l’autre n’ose se montrer. Par un cœur qui devine ce que l’autre n’arrive pas encore à dire.
Alors seulement le Père sort. Alors seulement le Père court.
Mais même après cette étreinte, même après la dignité rendue, ce sont encore les serviteurs qui poursuivent l’œuvre du salut.
Ce sont eux qui apportent le vêtement, eux qui glissent l’anneau au doigt, eux qui préparent les sandales, eux qui immolent le veau gras, eux qui dressent la table, eux qui allument la fête.
Le Père ordonne, mais les serviteurs accomplissent. Le Père veut, mais les serviteurs actualisent. Le Père embrasse, mais les serviteurs restaurent. Le Père donne la grâce, mais les serviteurs préparent le banquet.
C’est exactement ce que nous avons tenté de dire dans tout cet article : la subsidiarité n’est pas une option dans le salut ; elle en est la structure.
Dieu sauve, mais jamais sans d’autres. Dieu restaure, mais jamais seul. Dieu prépare la fête, mais toujours à travers des mains humaines.
Même le retour de l’enfant prodigue passe par les serviteurs. Et même la joie du Père se déploie à travers eux.
Le thomisme strict, prisonnier de ses lignes de causalité verticale, oublie trop souvent cette vérité simple : si Dieu meut, ce sont ses serviteurs qui font exister la grâce dans le monde.
Ils voient avant les autres. Ils avertissent. Ils préparent. Ils restaurent. Ils célèbrent. Ils ouvrent les portes. Ils dressent la table. Ils appellent les autres au festin.
La Trinité n’est pas solitaire ; le salut non plus. Le Père agira jusqu’au bout, mais jamais sans ceux qu’Il appelle à coopérer. Et la parabole nous montre que le salut est une œuvre communautaire :un fils qui revient, un Père qui sort, des serviteurs qui préparent, un frère qui hésite, une maison qui s’ouvre, une fête qui commence.
La parabole du Fils prodigue n’est donc pas une simple histoire de pardon. C’est la fresque vivante de la Trinité qui se donne dans l’histoire :un amour qui guette, un Esprit qui voit, des mains qui préparent, une maison qui s’ouvre, et des frères qui sont appelés à entrer ensemble.
Peut-être, au dernier jour, découvrirons-nous que le Père a couru vers chacun de nous, mais que ce sont ses serviteurs — nos amis, nos proches, nos priants, nos saints, nos inconnus — qui ont préparé la fête, accompagné le chemin, posé le vêtement, relevé la tête, et allumé les lampes du banquet.
Car si le salut est trinitaire, il est forcément fraternel, forcément subsidiaire, forcément communautaire.
Dieu ne sauve jamais seul.
Il sauve avec.
Il sauve par.
Il sauve en relation.
Ainsi dans ce récit, dans ce serviteur qui voit, dans ceux qui préparent le repas, s’éclaire l’espérance ultime : personne ne revient seul, personne n’est sauvé seul, et personne n’est jamais trop loin pour que d’autres ne puissent encore le voir venir.
Le frère jaloux, la chute de l’élu imaginaire et le mystère du serviteur qui voit
Mais il reste encore une figure dans la parabole, une figure qui se tient dans l’ombre et que l’on évite trop souvent de regarder en face : le frère aîné. Celui qui n’est jamais parti, celui qui est resté “fidèle”, celui qui n’a jamais brisé les règles. Celui qui se croit, au fond, l’élu naturel, le fils stable, l’héritier légitime. Celui qui pense que le Père l’aime selon un calcul juste, selon une mécanique morale.
Et c’est précisément ici que la parabole explose comme un éclair : dans ce fils qui n’a jamais quitté la maison se cache la tentation la plus subtile de tous les croyants — la tentation de mécaniser Dieu, de réduire Sa miséricorde à un mérite, Sa tendresse à une règle, Sa grâce à une équation.
Il ne comprend pas ce qui se passe — parce qu’il croyait comprendre. Il avait construit dans son cœur un système théologique impeccable où la fidélité produit un droit, où l’obéissance fabrique une légitimité, où le Père distribue la bénédiction comme un salaire.
Il se croyait dedans, par structure.
Il se croyait choisi, par essence.
Il se croyait prédestiné, dans le sens le plus mécanique du terme.
Et soudain, tout chancelle.
Ce n’est pas seulement son frère qui revient :c’est son idée de Dieu qui s’effondre.Le Père n’entre pas dans son système.Le Père dynamite sa logique.Le Père pulvérise la mécanique qu’il croyait sacrée.
Le plus bouleversant est pourtant ailleurs, dans un détail d’apparence mineure, mais théologiquement incandescente : lui aussi, l’aîné, est aperçu par un serviteur.
Le texte ne dit pas explicitement : « le serviteur alla prévenir le Père ».Mais tout, absolument tout, dans le rythme narratif, le suggère.
Cette ouverture volontaire — ce silence rempli — est l’un des endroits les plus puissants de toute la parabole. Car Jésus n’enseigne jamais en OU :
Il enseigne toujours en ET :
La grâce ET la médiation.
Le Père ET les serviteurs.
La révélation ET la relation.
Avant même que l’aîné ne se présente devant le Père, avant même que sa colère n’éclate, un serviteur l’a vu. Il l’a vu approcher. Il a vu sa stupeur. Il a vu la tension monter. Il a entendu sa question. Et c’est lui qui l’a informé de la fête, lui qui lui a révélé la joie du Père, lui qui a déclenché la crise. Et très probablement — selon la logique même du récit — c’est lui encore qui est allé avertir le Père de la colère de son fils.
Ici, tout se renverse.
Le frère aîné, persuadé d’être “le bon élève du Royaume”,se retrouve en fait exactement dans la position du cadet :il doit lui aussi être vu,lui aussi être rejoint,lui aussi être ramené,lui aussi être sauvé par la médiation d’un autre.
Son illusion d’élection se fissure d’un seul coup. Il croyait être l’enfant pur, stable, “choisi”, celui qui se tenait naturellement dans la lumière du Père.Mais ce regard du Père — dans la parabole — passe par un serviteur,pas par lui.
Comme si Jésus, à travers cette nuance narrative, murmurait :
Tu n’es pas l’élu que tu crois.
Tu n’es jamais élu contre ton frère.
Tu n’es jamais élu sans médiation.
Tu n’es jamais élu par toi-même.
Tu n’es élu que pour aimer davantage.
Cette révélation le brise. Elle le force à entrer dans une kénose radicale. Il doit descendre de son piédestal, renoncer à son mérite, perdre son droit, abandonner sa mécanique, laisser mourir son idée de Dieu —pour retrouver son Père.
Car Dieu n’est pas un distributeur de récompenses. Dieu n’est pas un contremaître de justice. Dieu n’est pas un ingénieur de prédestination. Dieu n’est pas soumis à la logique du fils.
Le thomisme strict, dans ses formules les plus figées, risque parfois d’oublier cela :l’amour de Dieu précède toujours la justice, la relation précède toujours la loi, la miséricorde précède toujours le mérite. La parabole corrige tout cela avec une douceur tranchante, une précision qui désarme toute mécanique.
Dans cette scène, le frère aîné n’est pas rejeté. Il est appelé.
Il est repris. Il est convoqué dans son propre vertige. Il est invité à comprendre que la prédestination n’est pas ce qu’il imaginait : ce n’est pas un privilège mais une ouverture ; ce n’est pas un statut mais une mission ; ce n’est pas une faveur privée mais une fraternité offerte.
Et alors, dans cette ouverture, tout se réunit :la subsidiarité du salut,la Trinité qui se donne, la miséricorde qui déborde, la liberté qui s’agenouille, l’espérance universelle qui s’élargit, et la critique silencieuse de toute théologie qui voudrait réduire Dieu à une structure et non à une communion.
Le Père sort vers le cadet.Le Père sort vers l’aîné.
Et entre ces deux sorties, la maison entière s’ouvre, remplie de serviteurs, remplie de pas, remplie de gestes, remplie de visages — comme pour dire que la fête n’est jamais complète tant qu’un seul frère manque.
Peut-être que le salut universel n’est rien d’autre que cela : le rêve du Père de voir enfin ses deux fils entrer ensemble, dans la maison où nul ne peut plus se croire “l’élu”, parce que l’amour — une fois manifesté —ne laisse plus personne dehors.
Le blé, l’ivraie et l’objection facile : la polyphonie contre la mécanique
On pourrait bien sûr objecter à tout cela — et cette objection n’est pas mince — qu’il existe bel et bien, dans l’Évangile, des passages qui semblent impliquer une prédestination tranchée :les uns à droite, les autres à gauche ;les élus et les réprouvés ; le bon grain et l’ivraie ;le filet qui ramène des poissons bons et mauvais.
Ces paraboles existent.
Elles sont là.
Elles ont traversé deux mille ans de prédication.
Et nul lecteur honnête ne peut les effacer ou les minimiser.
Mais précisément il serait irresponsable de faire un contresens entre deux paraboles, d’opposer ce que Jésus a voulu tenir ensemble, ou — pire encore — d’enfermer le mystère de Dieu dans la simplicité d’un passage détaché du reste.
L’Évangile n’est jamais un texte monodique. Il est une polyphonie, un chant à plusieurs voix où les lignes se répondent, se complètent, se corrigent, se traversent, se nuancent.
Il est impossible de lire l’histoire du Fils prodigue, ou celle du Bon Pasteur, ou celle de la brebis perdue, comme si elles disaient moins vrai que la scène du jugement final.Impossible de lire Matthieu 25 contre Luc 15.Impossible de faire du “séparez-les” un principe supérieur au “tout ce qui est à moi est à toi”.
La vérité est dans le ET, jamais dans le OU.
Ce n’est pas “miséricorde ou justice”, “pardon ou jugement”, “retour du fils cadet ou colère de l’aîné”. C’est tout ensemble, dans une tension vivante.
Et lorsque Jésus parle du blé et de l’ivraie, il ne parle pas de deux catégories d’hommes. C’est l’erreur la plus fréquente — et la plus dangereuse. Jésus ne dit pas que l’un est blé et que l’autre est ivraie.
Il dit que dans un champ, il y a les deux…Et que la séparation appartient à la fin, pas au début.
Mais surtout — et c’est là que la parabole devient vertigineuse — il n’a jamais dit qu’une seule personne ne contenait pas en elle-même à la fois du blé et de l’ivraie.Qui oserait affirmer, sans tomber dans la pire des prétentions, qu’il n’a en lui que du blé ?
Qui n’a en lui aucune ivraie ? Qui peut se dire pur, stable, homogène ?Personne. Et surtout pas l’aîné du Fils prodigue.
Car si quelqu’un, dans l’Évangile, devait incarner le “bon grain”, c’est bien lui :fidèle, obéissant, constant, juste, loyal, enraciné.
Et pourtant, lorsqu’il entend la joie du Père pour son frère revenu, il se révèle — d’un coup — plein d’ivraie :jalousie, rancœur, dureté, refus de la fête, mépris du cadet, incompréhension du Père.
L’ivraie n’est donc pas où l’on l’attend. Elle est dans celui qui croyait être blé sans mélange. Elle éclate dans celui qui se pensait “élu”, “juste”, “stable”.
La parabole du Fils prodigue vient donc dynamiter la lecture simpliste qui ferait des paraboles du jugement des étiquettes définitives posées sur les personnes.
Elles ne disent pas qui est à gauche et qui est à droite.
Elles disent que le tri appartient à Dieu — pas à l’homme — et qu’il arrive à la fin, pas maintenant.
Mais surtout, et c’est là le point décisif : si l’ivraie se trouve dans le cœur même de l’aîné, alors rien ne permet d’exclure la possibilité inverse :que du blé se trouve aussi dans celui que l’on croit perdu.
Et cette simple possibilité rouvre l’espace infini de l’espérance.
Ce n’est donc pas la proportion de blé en nous qui détermine notre capacité à accueillir le Père :c’est notre consentement à Sa miséricorde. Et cela ne se mesure ni en mérite, ni en moralité, ni en pureté.
Cela se mesure seulement en ouverture.
Et c’est ici que sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus devient la plus grande des maîtresses, celle qui résume en une phrase tout ce que nous cherchons à formuler :
« Ce qui plaît à Dieu en ma petite âme, c’est de voir que j’aime ma petitesse et ma pauvreté ; c’est l’espérance aveugle que j’ai en Sa miséricorde. »
Plus loin encore, elle dira, avec cette audace lumineuse qui défie tous les systèmes :
« C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour. »
Autrement dit :ce n’est pas le champ intérieur (blé ou ivraie) qui sauve, mais la manière dont on laisse Dieu entrer dans ce champ. Ce n’est pas la qualité de la terre, mais la capacité à la laisser être travaillée. Ce n’est pas la beauté du cœur qui attire Dieu, mais sa pauvreté offerte.
Alors oui, les paraboles du jugement existent. Oui, il y a un tri. Oui, il y aura une séparation. Mais non, ces paraboles ne peuvent être lues contre celle du Fils prodigue.
Elles doivent être lues avec, en polyphonie. Et la polyphonie dit ceci :la séparation finale appartient à Dieu, la patience appartient au temps présent, et la miséricorde appartient à tous ceux qui osent ouvrir leurs mains.
Le blé et l’ivraie ne sont pas des catégories : ce sont des zones de l’âme.
Et tant que l’âme vit, Dieu agit.
Le Christ icône de la Trinité : pourquoi les paraboles du jugement sont personnelles et jamais génériques

Arrivé ici précisons le directement : Ce n’est pas parce que Dieu ne sauve jamais de manière isolée que le salut cesse d’être personnel ; la confusion vient d’un mélange d’échelles, relationnel dans son mode, mais absolument singulier dans sa réalité.
Si tant de lectures de l’Évangile deviennent mécaniques, déformées, presque brutales, c’est parce qu’elles oublient l’essentiel : le Christ est l’icône parfaite de la Trinité, et la Trinité n’est pas une force, un principe ou un destin — elle est relation, en elle-même, avec nous et dans toute la création.
Dans une Trinité ainsi comprise, il devient impossible d’interpréter les paraboles eschatologiques comme s’il s’agissait d’une gigantesque moissonneuse céleste qui trierait des masses anonymes.
Impossible de lire le jugement comme un acte indistinct, collectif, mécanique.Impossible de croire que Dieu “sépare” des groupes humains, comme un pêcheur sépare des sacs de poissons.
Car le Christ juge comme Il aime : personnellement, intimement, dans la relation, jamais dans l’abstraction.
C’est Lui-même qui le dit :
« Le Père ne juge personne : il a remis tout jugement au Fils. »(Jn 5,22)
Un jugement remis au Fils n’est pas un jugement générique.
C’est un jugement incarné, adressé, singulier,un jugement qui a un visage — Son visage —et qui se dépose devant un autre visage — le nôtre.
La Trinité, parce qu’elle est relation, ne peut exercer qu’un jugement relationnel.
Alors, comment lire les paraboles du “tri” ?Les mauvais poissons, les bons poissons, le blé, l’ivraie, les brebis, les boucs ?
Les Pères de l’Église le disent clairement : toutes ces paraboles doivent être lues d’abord en nous, avant d’être lues sur les autres.
Les Pères de l’Église : le jugement est intérieur avant d’être extérieur
Saint Grégoire de Nysse (IVᵉ siècle)
L’un des plus grands maîtres de la vie intérieure. Dans son Homélie sur le Cantique des cantiques et dans ses Grandes Catéchèses, il affirme :
« Le tri que Dieu opère ne se fait pas entre les hommes, mais dans l’homme. »
Ce que Dieu brûle, ce n’est pas l’homme, mais ce qui en lui n’est pas encore homme.
Ce que Dieu rejette, ce n’est pas la personne, mais ce qui la défigure.
Le jugement est donc une purification, pas une sélection.
Origène
Avant d’être caricaturé, il disait exactement cela :
« Le pêcheur parfait discerne en chaque âme ce qui est poisson bon et ce qui est mauvais. »(Homélie sur Matthieu)
Il ajoute :
« Le filet ramène toutes sortes de poissons parce que chaque âme contient toutes sortes d’états. »
Pour Origène les paraboles eschatologiques parlent d’un combat intérieur, pas d’une classification sociale ou morale.
Évagre le Pontique
Principal architecte de la psychologie spirituelle chrétienne :
« L’homme est un champ : Dieu y trouvera du blé et de l’ivraie, mais tous deux en lui. »
Évagre dit même que la croissance spirituelle consiste précisément à laisser Dieu trier en nous.
Saint Macaire d’Égypte
Dans ses Homélies spirituelles :
« En chaque homme se trouvent les deux hommes : celui de la lumière et celui des ténèbres. »
Ce n’est donc pas l’homme qui est jeté, mais “l’homme ancien” en lui.
Saint Maxime le Confesseur
Pour lui, le jugement n’est rien d’autre que la rencontre ultime entre l’homme et Dieu :
« La lumière discerne. L’homme se discerne lui-même dans la lumière. »
Il ne parle jamais d’un tri externe, mais d’une révélation intérieure.
Quand Jésus dit :
« Le Fils de l’homme séparera les brebis des boucs. »(Mt 25)
Il ne désigne pas deux groupes humains.
Il désigne deux réponses possibles en chaque être humain :— la réponse d’amour (brebis)— la réponse de fermeture (bouc).
Le même être peut être brebis au matin, bouc le soir. Le même être peut être généreux envers l’un, indifférent envers l’autre. Le même être peut être cadet repentant et aîné jaloux… souvent dans la même journée.
Jésus ne parle donc jamais des autres. Il parle de nous.
Il parle de la part de blé, et de la part d’ivraie, qui cohabitent dans un seul cœur.
Un Dieu qui est relation — Père, Fils, Esprit —ne peut exercer qu’un jugement relationnel.
Il regardetoi et moi,non “les bons” et “les mauvais”.
Il discernece qui en toi peut vivre de Lui,et ce qui en toi refuse encore Sa lumière.
Rien de générique, rien d’abstrait, rien de massif.
C’est pourquoi la logique de l’Évangile n’est jamais : “Les gens bons” OU “les gens mauvais”.
Elle est : « En toi se trouve ce qui peut vivre, et ce qui doit mourir dans l’amour. »
L’erreur, la vraie,serait donc de lire les paraboles du jugement comme des outils théologiques de tri collectif,alors qu’elles sont des miroirs intérieurs.
Les bons poissons et les mauvais poissons ? Ce sont nos pensées. Le blé et l’ivraie ? Ce sont nos désirs. Les brebis et les boucs ? Ce sont nos réponses à l’amour.
Le Christ ne juge pas des catégories.
Il appelle personne par personne, par le nom, comme le Bon Pasteur.
Parce que le Christ est l’icône parfaite d’un Dieu qui est relation, alors l’eschatologie chrétienne ne sera jamais une mécanique de sélection. Elle est un acte personnel, un face-à-face,une rencontre, où le Fils sépare en moi ce qui est lumière de ce qui ne peut pas encore la supporter.
Il ne jette pas l’âme : Il jette l’ombre.
Il ne condamne pas l’homme : Il brûle l’ivraie qui l’empêche d’être homme.
Et tant que l’âme respire, tant que l’Esprit souffle, tant que la lumière se donne, il reste quelque chose à sauver.
Saint Paul et le “vieil homme” : la pluralité intérieure qui rend toute lecture eschatologique personnelle
Et si un doute subsistait encore sur la nature intérieure du jugement, il suffit d’écouter saint Paul.
Lui aussi connaît cette vérité fondamentale : en nous, plusieurs hommes cohabitent.
Lui aussi parle d’un tri intérieur, d’une lutte intérieure, d’un discernement intérieur.
C’est saint Paul qui affirme :
« Nous savons que notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que le corps du péché soit détruit. » (Rm 6,6)
Le vieil homme — pas un autre, pas les autres.
En nous.
Un être qui doit mourir, un être qui nous habite encore, un être qui n’est pas nous et pourtant vit en nous.
Et encore :
« Ce n’est plus moi qui fais le mal, mais le péché qui habite en moi. » (Rm 7,17)
Paul ne dit pas : “Il y a les bons et les mauvais”.
Il dit : « En moi, il y a deux logiques, deux forces, deux hommes. »
Il ira même jusqu’à formuler l’une des phrases les plus déchirantes de tout le Nouveau Testament :
« Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. »(Rm 7,19)
Qui parle ainsi ne peut plus croire au schéma simpliste “les bons à droite, les mauvais à gauche”.
Il sait que le “bon” et le “mauvais” ne sont pas des catégories humaines : ce sont des dynamiques intérieures, des choix, des résistances, des blessures.
Et Paul insiste encore :
« L’homme extérieur se détruit, mais l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. »(2 Co 4,16)
Encore une fois : plusieurs hommes, plusieurs mouvements, plusieurs parts dans une seule et même personne.
C’est aussi ce qu’il exprime lorsqu’il distingue :
l’homme psychique,
l’homme charnel,
l’homme spirituel
(1 Co 2–3)
Non pas trois catégories d’humanité, mais trois niveaux de nous-mêmes.
Pour Paul, il n’existe donc jamais “des damnés” et “des sauvés” comme des groupes massifs : il existe, en chaque être, une part qui résiste à Dieu et une part qui brûle de se laisser aimer.
Lorsque Jésus parle des bons et des mauvais poissons, Paul nous donne la clé : c’est l’homme nouveau et l’homme ancien.
Jamais dans la masse. Toujours dans le cœur.
Saint Paul confirme donc ce que nous disions : l’erreur, la vraie, consiste à lire les paraboles eschatologiques comme des catégories humaines. La vérité, elle, est dans le mouvement intérieur, dans la division intime, dans la conversion du cœur.
Le jugement final sera personnel, non parce que Dieu serait individualiste, mais parce que la Trinité est relationnelle, et que seul ce qui est relationnel peut être jugé par une Relation.
Paul l’avait déjà compris : Le vieil homme doit mourir, l’homme nouveau doit naître, et ce combat se déroule en un seul et même sujet, qui n’est jamais purement blé, ni purement ivraie.
Une vision catholique, relationnelle et non mécanique de la prédestination
Si l’on veut proposer une vision de la prédestination qui soit à la fois fidèle à l’Évangile, enracinée dans la Tradition, respectueuse de Thomas d’Aquin et pourtant délivrée de tout système mécanique, il faut revenir au point de départ : la prédestination, dans son sens le plus profond, n’est rien d’autre que l’amour de Dieu qui précède.
Avant le moindre mérite, avant la moindre réponse, avant même la moindre possibilité de faute ou de sainteté, il y a un regard posé sur nous. Il y a un appel, un désir, une orientation du cœur divin. La prédestination n’est pas un tri, mais un élan.
Pas un verdict, mai
s un commencement. Pas un décret glacial, mais un amour premier.
Saint Paul le dit de manière limpide : nous avons été « choisis avant la fondation du monde » (Ep 1,4).
Autrement dit : avant même que nous existions, nous étions aimés.
Et cet amour, loin d’être abstrait, est personnel. Il ne s’adresse pas à une masse indistincte, mais à quelqu’un, à un visage, à un nom. La prédestination n’est pas une sélection : c’est une intention. Une intention de Dieu sur chacun. Une orientation vers la vie. Une invitation à entrer dans la maison. C’est pourquoi l’Écriture, le Magistère et même Thomas dans ses moments les plus lumineux le confessent ensemble : Dieu ne prédestine personne au mal. Dieu attire, Dieu offre, Dieu propose ; mais Dieu ne programme pas. Il précède la liberté, sans jamais l’écraser.
La clé, au fond, c’est que la prédestination est toujours “en Christ”. Saint Paul ne dit pas que Dieu a prédestiné certains à être sauvés : il dit que Dieu nous a prédestinés « en lui », c’est-à-dire en participant à la vie du Fils, à sa filiation, à sa lumière, à sa victoire. La prédestination n’est pas une décision extérieure à Jésus : c’est l’espace intérieur de Jésus dans lequel nous sommes placés. Nous sommes destinés, tous, à devenir conformes au Fils ; destinés à porter en nous son image ; destinés à être aimés comme Il l’est. La prédestination n’est rien d’autre que la volonté du Père de façonner, dans chaque existence humaine, le visage du Fils.
C’est pourquoi une vision catholique authentique ne peut jamais réduire la prédestination à une mécanique. Elle doit tenir ensemble deux mouvements : Dieu précède, l’homme répond. Dieu attire, mais l’homme peut se fermer. Dieu offre, mais l’homme peut refuser. Dieu éclaire, mais l’homme peut demeurer dans l’ombre. Non pas parce que Dieu serait impuissant, mais parce que Dieu est amour, et que l’amour véritable ne force jamais ce qu’il désire.
Dans cette lumière, tout ce que nous avons contemplé se rejoint : les Pères, Paul, les mystiques, et même Thomas quand il n’est pas figé dans un système. Grégoire de Nysse affirme que le tri se fait dans l’homme, et non entre les hommes ; Origène voit dans les poissons bons et mauvais les différents états de l’âme ; Évagre parle du blé et de l’ivraie au cœur de chaque personne ; Paul distingue l’homme ancien et l’homme nouveau en lui-même, dans un combat intérieur qui n’épargne aucun baptisé ; Maxime voit dans le jugement l’instant où, exposé à la lumière, l’homme se discerne lui-même.
Tous ces maîtres, chacun selon sa sensibilité, disent la même chose : le véritable jugement est intérieur, relationnel, personnel. Il ne sépare pas des masses : il purifie des profondeurs. Il ne coupe pas l’humanité en groupes : il dévoile les régions de lumière et d’ombre qui cohabitent dans un seul cœur.
La prédestination catholique ne peut être conçue comme une sélection préalable, mais comme une orientation universelle : Dieu désire la vie divine pour tous, prépare pour chacun un chemin singulier, offre à tous les moyens de la grâce, éclaire toutes les consciences par l’Esprit, et appelle chaque être humain à devenir, selon son nom propre, un reflet du Christ. Ce que nous appelons “prédestination”, à la racine, ce n’est rien d’autre que la patience du Père qui précède nos détours, l’accompagnement du Fils qui marche à nos côtés, et le travail de l’Esprit qui discerne, en nous, ce qui peut vivre et ce qui doit mourir.
Ce n’est donc pas la prédestination qui divise les hommes en sauvés et perdus : c’est la liberté de chacun à entrer — ou non — dans cette relation vivante. Et ce n’est pas un décret éternel qui ferme la porte :c’est la clôture intérieure de l’homme ancien, tant qu’il refuse de se laisser rejoindre.
Une vision vraiment catholique de la prédestination apparaît alors dans toute sa simplicité : nous sommes tous appelés, tous précédés, tous voulus, tous attirés ; mais ce salut se joue dans la relation, dans la lumière, dans la vérité du cœur.
Ce que Dieu prédestine, ce n’est pas une sélection ; c’est une transformation. Ce qu’Il prédestine, ce n’est pas un groupe ; c’est un devenir. Ce qu’Il prédestine, ce n’est pas la séparation ; c’est la communion.
Ainsi s’unifie tout ce que nous avons étudié :Dieu veut, Dieu attire, Dieu éclaire ;l’homme répond, vacille, résiste, consent ;et dans cette rencontre, dans ce mouvement à deux, se joue le mystère du salut — non comme un mécanisme, mais comme un amour.
« Et que signifie un cœur miséricordieux ? C’est un cœur qui brûle pour toute la création, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les bêtes, pour les démons, pour toute créature.À leur souvenir, les yeux de l’homme versent des larmes ; c’est par la grande compassion qui étreint son cœur qu’il prie même pour les ennemis de la vérité et pour ceux qui lui font du mal, afin qu’ils soient gardés et qu’ils obtiennent miséricorde. » — Saint Isaac le Syrien, Homélie 81, édition Holy Transfiguration Monastery, p. 488



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