Le faux moi et le combat spirituel - Par Lorenzo Scupoli
- Cyprien.L
- 22 juin
- 8 min de lecture

Introduction
Il est des livres dont la première phrase suffit à susciter à la fois le trouble, le rejet… ou la conversion. Dès les premières lignes de son Combat spirituel, Lorenzo Scupoli, prêtre théatin du XVIe siècle, écrit sans détour :
« Toute la science des saints consiste en deux choses : se connaître soi-même, et connaître Dieu. Se connaître soi-même, c’est se mépriser. » (ch. I)
Dans un monde qui érige l’estime de soi en dogme et le bien-être personnel en boussole ultime, ce type de propos semble, à première vue, d’une brutalité archaïque. Se mépriser ? Aimer les mépris que l’on reçoit ? Cela ne frôle-t-il pas l’auto-destruction ou une forme chrétienne de masochisme ?
Mais ce serait mal comprendre Scupoli que de le lire avec des lunettes modernes. Son ascèse, loin d’être une haine de soi, est une guerre livrée au faux moi — ce moi qui prétend s’auto-suffire, s’auto-définir, et vivre sans Dieu. Il ne s’agit pas de nier sa dignité, mais de refuser toute complaisance envers un moi idolâtre, séduit par ses vertus apparentes et par l’illusion de sa propre grandeur.
Dans cet article, nous tenterons de suivre Scupoli dans ce combat intérieur. Nous verrons que loin d’un repli morbide ou d’un rejet de la chair, son enseignement est une voie de libération radicale, fondée sur une vérité toute chrétienne : la puissance de Dieu s’accomplit dans la faiblesse. Et que si le mépris du faux moi est requis, c’est pour que l’image véritable de Dieu en nous ressurgisse, dans l’humilité et la lumière.
I. Se mépriser soi-même : une invitation à renoncer au faux moi
Dire que se connaître, c’est se mépriser, semble violenter la conscience moderne. Pourtant, chez Scupoli, cette affirmation n’est ni un appel à la haine de soi, ni un refus de la dignité humaine. Elle repose sur une distinction essentielle entre deux "moi" : le moi réel, créé à l’image de Dieu, et le faux moi, construit par l’amour-propre, l’orgueil, la vanité ou le désir de paraître.
Le faux moi, c’est celui qui s’attribue le bien, comme si la vertu naissait spontanément de ses propres forces. C’est celui qui, même dans la pratique du bien, cherche sa gloire. C’est celui, enfin, qui confond la bonté reçue avec une excellence naturelle.
Scupoli écrit ainsi :
« Il faut que vous reconnaissiez que vous n’avez de vous-même que le néant et le péché ; et qu’il n’y a rien de bon que ce que Dieu fait en vous. » (ch. I)
Ce que l’on appelle « se mépriser » ne signifie donc pas s’insulter, mais refuser de s’ériger en source du bien. C’est, comme l’écrit saint Paul :
« Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifier ? » (1 Co 4,7)
Scupoli insiste sur cette conscience fondamentale de notre dépendance. Même les vertus que nous croyons posséder « de naissance » — courage, justice, douceur, intelligence — ne sont pas des produits de la seule nature, au sens biologique ou animal. Elles sont les reflets plus ou moins nets de l’image divine imprimée en nous, mais elles ne garantissent ni le salut, ni l’union à Dieu, si elles ne sont pas purifiées de l’amour de soi.
Le combat spirituel commence donc par une mise en lumière : celle de notre fragilité radicale, non pour nous en désespérer, mais pour ouvrir notre cœur à la grâce. Se mépriser, c’est douter de soi dans l’ordre du salut, pour mieux espérer en Dieu.
Scupoli le résume ainsi :
« Quatre choses sont nécessaires à celui qui veut vaincre : la défiance de soi, la confiance en Dieu, l’exercice, et la prière. » (ch. I)
II. Aimer les mépris : se réjouir de ce qui purifie l’illusion de grandeur
Si Scupoli nous exhorte à nous mépriser nous-mêmes, il va plus loin encore : il nous invite à aimer les mépris que nous recevons. Là encore, un malentendu est à éviter. Il ne s’agit pas de rechercher la violence ou l’humiliation, ni de développer un goût morbide pour la souffrance. Scupoli parle ici d’un acte volontaire, intérieur, qui consiste à accueillir les humiliations comme des occasions de purification de l’orgueil.
« L’âme qui aime Dieu se plaît à être méprisée, autant que le discernement chrétien le permet. » (ch. XIV)
Cette précision — « autant que le discernement chrétien le permet » — est capitale. Elle signifie que le chrétien ne doit pas chercher aveuglément à être rabaissé, encore moins s’exposer à des abus moraux ou psychologiques. Il s’agit d’un discernement surnaturel, éclairé par la foi, qui apprend à reconnaître, dans les humiliations non désirées, une chance de croissance spirituelle.
Aimer les mépris, ce n’est pas vouloir être méprisé à tout prix, mais consentir aux occasions où le monde nous dépouille de nos titres, de notre réputation, de nos sécurités narcissiques. Car c’est alors que le cœur peut découvrir sa véritable pauvreté — et donc sa capacité à recevoir Dieu.
Ce chemin est profondément biblique. Saint Paul témoigne de cette logique paradoxale de la grâce :
« Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. Je me plais donc dans les faiblesses, dans les outrages, dans les détresses, pour le Christ ; car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. »(2 Co 12,9-10)
Autrement dit, ce qui nous abaisse aux yeux du monde peut nous élever aux yeux de Dieu, si nous y répondons par l’humilité et la confiance. Le mépris reçu devient alors un miroir brisé : il ne reflète plus notre vanité, mais notre vraie condition — celle d’un être créé, dépendant, fragile… et infiniment aimé dans sa vérité nue.
Scupoli, sans le formuler ainsi, rejoint ici la grande tradition mystique. Sainte Thérèse d’Avila dira :
« L’humilité, c’est marcher dans la vérité. » (Le Chemin de la perfection, ch. 10)
Et Jean de la Croix, que Scupoli croise sans le citer, affirmera que l’âme ne peut s’unir à Dieu qu’après avoir été défaite de ses appuis, ses images, ses attachements.
Aimer les mépris, dans ce sens, c’est aimer la vérité plus que l’image, la lumière plus que l’éclat, Dieu plus que soi.
III. Loin du gnosticisme : Scupoli ne rejette pas la chair, mais l’idolâtrie du plaisir
L’une des critiques modernes souvent adressées à l’ascèse chrétienne — et à Scupoli en particulier — est qu’elle semblerait rejeter le corps, le plaisir, voire la nature humaine elle-même. Certains y voient un relent de gnosticisme, cette vieille hérésie qui opposait radicalement le monde matériel, considéré comme mauvais, au monde spirituel, seul digne de salut.
Mais il faut ici être clair : Scupoli n’est en aucun cas un gnostique. Il ne méprise pas le corps. Il ne nie pas le bien fondamental de la création. Il lutte contre l’usage déréglé des dons de Dieu, contre la tyrannie des sens, et non contre la sensibilité ou la corporalité en tant que telles.
Il écrit :
« Ayant donc une sainte haine de toutes les voluptés de la chair, non seulement vous devez éviter avec horreur tout ce qui peut offenser Dieu, mais aussi tous les plaisirs corporels qui n’ont point pour fin une nécessité raisonnable. » (ch. XV)
La nuance est décisive : ce n’est pas le plaisir qui est en soi condamnable, mais le plaisir qui ne sert pas un bien supérieur, ou qui détourne l’âme de Dieu. L’Église catholique a toujours affirmé que le corps est bon, créé par Dieu, et que les plaisirs légitimes (dans l’ordre de la nourriture, du repos, ou de la sexualité conjugale) sont des dons, à condition qu’ils soient ordonnés, c’est-à-dire soumis à la charité et à la vérité.
Scupoli se situe dans cette ligne. Lorsqu’il parle de « haine » ou de « mortification », ce n’est jamais en vue d’une négation de l’humain, mais d’une libération : le but est que l’âme puisse se gouverner elle-même, et ne soit plus esclave de ses impulsions.
Cette attitude rappelle fortement l’enseignement de saint Jean de la Croix, qui décrit dans La montée du Carmel la nécessité d’un détachement des appétits pour pouvoir entrer en union avec Dieu :
« Pour aller où tu ne sais pas, tu dois passer par où tu ne sais pas. Pour arriver à posséder ce que tu ne possèdes pas, tu dois passer par ce que tu ne possèdes pas. »(La montée du Carmel, I, 13)
Le plaisir n’est donc pas banni, mais transfiguré. Le but de l’ascèse n’est pas le vide, mais la plénitude de Dieu. Et c’est justement en passant par la purification des sens que l’âme devient capable d’un plaisir plus haut : celui de l’union avec Celui qui seul rassasie sans illusion.
IV. Le combat spirituel comme actualité intérieure
Il serait facile de croire que Le Combat spirituel appartient à une époque révolue : celle des jeûnes sévères, des silences monastiques, des pénitences corporelles. Et pourtant, à y regarder de plus près, ce petit traité s’adresse avec une acuité saisissante à notre époque — non pas malgré son exigence, mais à cause d’elle.
Nous vivons dans un monde saturé de stimuli, de sollicitations, de fausses urgences. L’homme moderne est invité à s’aimer, à se promouvoir, à se vendre — à exister dans le regard des autres et dans le miroir flatteur des réseaux. Or Scupoli, sans le savoir, décrit avec exactitude la racine du mal contemporain : l’illusion d’un moi maître de lui-même, autosuffisant, dispensé d’intériorité.
« Celui qui ne se défie pas de soi-même, ne saura jamais combattre, ni vaincre. » (ch. I)
Face à cette exaltation de l’image et de l’apparence, Scupoli propose un chemin d’intériorité et de vérité. Il ne s’agit pas de se haïr, mais de cesser de se mentir à soi-même. Ce combat, que l’auteur appelle spirituel, n’est autre que la reconquête de la liberté intérieure : celle qui permet de ne pas être esclave de ses passions, de ses blessures, de ses ambitions.
Ce n’est pas un chemin réservé aux moines. C’est une hygiène de l’âme, une vigilance quotidienne. Il ne s’agit pas de renoncer à toute joie, mais d’arracher la joie à l’illusion. Il ne s’agit pas de mépriser l’amour de soi, mais de le redresser vers sa source véritable : l’amour de Dieu.
Ce que Scupoli nomme « exercice » n’est pas un effort désincarné. C’est l’apprentissage du réel, du silence, du consentement à ne pas être tout. Il écrit avec force :
« Tu ne pourras jamais parvenir à la perfection, si tu ne te mets résolument à combattre. » (ch. I)
Le combat, ici, n’est pas contre les autres. Il est contre l’intérieur d’un homme dédoublé, tiraillé entre le moi illusoire qui veut tout contrôler, et l’âme véritable, qui aspire à la paix donnée par Dieu seul.
Dans cette lumière, Scupoli devient un guide intemporel : il nous apprend à ne pas confondre plénitude et accumulation, liberté et volonté, amour de soi et idolâtrie du moi.
Conclusion : un chemin de vérité, non de haine de soi
À rebours de nos réflexes modernes, Lorenzo Scupoli ne nous invite pas à l’auto-dévalorisation, mais à la clarté intérieure. Se mépriser, dans son langage, ce n’est pas se haïr. C’est refuser l’illusion d’un moi autonome, c’est désapprendre l’orgueil pour apprendre la vérité. C’est consentir à n’être que ce que l’on est devant Dieu : une créature faite pour l’union, et non pour la glorification de soi.
Les mépris, les humiliations, les épreuves, dès lors qu’ils sont reçus avec discernement, deviennent pour Scupoli des tremplins spirituels. Non parce qu’ils seraient bons en eux-mêmes, mais parce qu’ils ont le pouvoir de briser les fausses assurances. C’est là que s’ouvre un espace pour la grâce.
Dans un monde où la vulnérabilité est souvent dissimulée, et où l’on confond force avec domination, Le Combat spirituel nous propose une autre définition de la grandeur : être faible avec Dieu, plutôt que fort sans Lui.
« Quatre choses sont nécessaires à celui qui veut vaincre : la défiance de soi, la confiance en Dieu, l’exercice, et la prière. » (ch. I)
Ce chemin n’est pas triste. Il est libérateur. Il conduit à cette joie que seul connaît celui qui n’attend plus rien de lui-même, mais tout de Celui qui donne, inlassablement, à ceux qui s’humilient sans se haïr.
C’est en cela que Scupoli, loin d’être un vestige d’un rigorisme dépassé, reste un maître pour notre temps : un temps qui a soif de profondeur, de vérité, et de paix.
« Je suis le cep, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit, car sans moi vous ne pouvez rien faire. »(Jn 15:5)




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