Libre-arbitre et imprévisibilité divine : approfondissement d’un mystère
- Cyprien.L
- 14 avr.
- 7 min de lecture
Ce texte prolonge la réflexion amorcée dans l’article précédent consacré au lien entre liberté, grâce et espérance chrétienne. Bien qu’il puisse se lire indépendamment, il est recommandé de commencer par la première partie pour mieux en saisir la logique et les fondements. L’ensemble forme une méditation progressive sur l’imprévisibilité de Dieu, la grandeur du libre arbitre humain et leur rôle dans la compréhension chrétienne du salut et du mal.

Le libre-arbitre comme reflet de l'imprévisibilité divine : un mystère de ressemblance
Si le libre arbitre humain est une grâce, un don reçu de Dieu en tant qu’homme créé à son image et à sa ressemblance, alors il ne s’agit pas d’une autonomie isolée, mais d’une participation réelle à la liberté divine elle-même. Dieu est infiniment libre, non pas parce qu’il peut tout faire indistinctement, mais parce que ses actes ne sont soumis à aucune contrainte extérieure, à aucune causalité déterminante. Il est libre en vérité parce qu’il est, en lui-même, source de son vouloir, dans une éternelle communion d’amour.
Cette idée ouvre une piste étonnante : si l’homme, par la grâce, participe à cette liberté divine, alors son libre arbitre n’est pas simplement le choix entre le bien et le mal, mais le lieu même d’une imprévisibilité sacrée. Or l’Écriture nous rapporte des passages où Dieu semble surpris : il regrette d’avoir créé l’homme (Genèse 6,6), il renonce à détruire Ninive (Jonas 3,10), il change de décision face à Moïse (Exode 32,14). Ces anthropomorphismes ne sont pas à prendre au sens littéral, bien sûr, mais ils révèlent une vérité ontologique : Dieu ne se comporte pas comme une mécanique causale. Il est vivant, relationnel, et sa volonté s’exprime dans une dynamique d’amour, ouverte à la réponse humaine.
Si Dieu était totalement prévisible, alors il serait déterminé par une logique externe ou interne qui le contraindrait à agir selon un schéma nécessaire. Cela reviendrait à le réduire à un principe cosmique ou à une force impersonnelle — ce qu’il n’est pas. Dieu est personne, et sa liberté est plénitude de vie. De même, la liberté humaine, en tant que reflet de cette image, contient cette part d’imprévisibilité qui échappe à toute anticipation rationnelle. C’est ce qui permet à l’homme de surprendre Dieu — non pas parce que Dieu l’ignore, mais parce que cette relation est réelle.
Lorsque Jésus s’émerveille de la foi du centurion (Matthieu 8,10), ou lorsque le Père voit revenir son fils prodigue et court à sa rencontre (Luc 15,20), ce ne sont pas des figures rhétoriques. Elles nous montrent que Dieu se laisse réellement toucher par la liberté humaine, lorsqu’elle s’ouvre pleinement à la grâce. L’âme humaine, parce qu’elle est capable de se donner et de recevoir, entre alors dans une communion qui rend possible ce que rien ne pouvait prévoir. C’est là que se joue le mystère du bon larron, au seuil de la mort, ou de la samaritaine, dans la soif la plus intime de l’âme : dans cette rencontre où la liberté humaine, déliée des entraves, rejoint l’infini de la miséricorde divine.
Mais il faut reconnaître aussi que ce libre arbitre peut être aliéné, profondément. Il peut être obscurci par les blessures de la chute, par le péché, par l’histoire personnelle, par les conditionnements sociaux ou biologiques. Il peut être comme enseveli sous des couches d’ombres, au point que la liberté semble n’être plus qu’un mot. Et pourtant, même là, demeure une étincelle. La grâce ne contraint pas, mais elle éclaire. Elle vient ranimer ce foyer secret de la ressemblance, jusqu’à ce que l’homme puisse, dans un sursaut de liberté rendue à elle-même, dire ce oui qui change tout.
Ainsi la vraie liberté n’est pas donnée d’avance. Elle se reçoit, se cherche, se cultive. Elle est cette capacité de répondre à l’appel de Dieu, de se détourner du poids du passé, du fatalisme des déterminismes, pour entrer dans une dynamique de vie. Et lorsque cette liberté s’accomplit pleinement, elle devient miracle : non seulement pour l’homme, mais pour Dieu lui-même, qui s’émerveille de voir son image revivre en nous. Car si Dieu a voulu créer une créature libre, c’est pour qu’elle puisse l’aimer vraiment, non par obligation, mais par choix. Ce choix, mystérieusement, a le pouvoir de faire tressaillir le cœur divin.
C’est là, peut-être, le sens ultime de cette ressemblance : nous avons été créés non pour être les serviteurs d’un destin écrit à l’avance, mais pour devenir, dans la grâce, les acteurs libres d’un amour éternel, capables de répondre à Dieu comme des fils, et d’être pour Lui une joie imprévisible, mais infiniment désirée.
Le libre arbitre, l’imprévisibilité aimante de Dieu et l’aube d’une réponse au problème du mal
Le libre arbitre, compris non comme un simple choix moral ou psychologique, mais comme une participation à la liberté divine, peut devenir une clé pour entrevoir une résolution du problème du mal. En effet si l’homme est véritablement créé à l’image de Dieu, avec une liberté réelle, imprévisible, capable de surprendre même le cœur divin, alors cela signifie que Dieu a voulu — et assumé — le risque de cette liberté. Et c’est dans ce risque assumé, dans cette ouverture radicale au possible, que réside peut-être le début d’une réponse au scandale du mal.
Car une question demeure, lancinante : pourquoi Dieu a-t-il créé un monde dans lequel le mal était possible, alors qu’il savait ce qui allait arriver ? Pourquoi avoir permis la souffrance, le péché, la chute, si tout était su d’avance ? Cette question hante la conscience humaine depuis les origines. Mais si l’on comprend que Dieu, en créant l’homme libre, ne l’a pas simplement doté d’une autonomie mécanique, mais d’une capacité à entrer dans une relation d’amour véritable — donc non programmée — alors l’existence même du libre arbitre devient partie intégrante de la réponse.
Dieu savait, certes. Mais savoir n’est pas programmer. Il voit toutes les possibilités, mais il ne les impose pas. Il les accueille dans l’instant éternel de son être. Ce que nous appelons “pré-science divine” ne signifie pas qu’il anticipe les choix comme un spectateur extérieur ou comme un automate en surplomb du monde, mais qu’il les connaît par communion, depuis l’intérieur même de l’histoire, dans une éternité qui embrasse tous les temps. Ainsi, Dieu sait, mais il se laisse surprendre — non pas par ignorance, mais par amour.
Ce paradoxe apparent trouve une résonance dans certaines intuitions de la physique contemporaine. Bien qu’il ne faille jamais tomber dans un concordisme naïf, il est frappant de constater que les découvertes en mécanique quantique ont profondément remis en cause notre conception classique d’un monde entièrement déterminé. Loin d’être un système rigide et prévisible, l’univers semble traversé de zones d’indétermination, où les événements ne sont pas absolument déterminés par des causes antérieures, mais possèdent une part d’aléatoire, ou plutôt, d’ouverture. Cette ouverture du réel pourrait, analogiquement, illustrer cette même ouverture inscrite dans la création de l’homme : Dieu a voulu un monde où la liberté réelle puisse exister, et donc où le mal puisse aussi surgir — non comme une création divine, mais comme une conséquence du don fait à l’homme.
« Le royaume de Dieu, c’est l’homme ouvert. »(Ressusciter, Gallimard, 2001)
C’est dans cette perspective que résonne la parole fulgurante de Christian Bobin .L’homme "ouvert" — c’est-à-dire disponible, délié, attentif, non replié sur son passé ou sur ses blessures — devient l’espace où Dieu peut régner, non par domination, mais par inhabitation. Cette ouverture n’est pas naïveté : elle est le fruit d’un combat intérieur, d’un arrachement parfois, contre la peur, le repli ou le déterminisme. L’homme ouvert est celui qui, malgré le mal, malgré le doute, reste accessible à la lumière. Il devient, par cette disposition intérieure, un sanctuaire de liberté, un reflet du Royaume en marche, car là où la liberté consent, là où l’amour naît, Dieu est déjà présent.
Voici, l’ouverture quantique du réel, l’ouverture ontologique de la liberté humaine, et l’ouverture spirituelle du cœur deviennent les trois visages d’un même mystère : celui d’un Dieu qui veut régner non sur des esclaves, mais sur des fils. Et c’est là que le Royaume s’annonce — non pas dans l’abolition du mal par la force, mais dans la transfiguration du cœur par l’amour.
Dans cette perspective, le mal ne disparaît pas. Il reste une horreur, une blessure, une énigme. Mais il cesse d’être un scandale absurde. Il devient le revers douloureux de cette grandeur offerte à la créature. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la possibilité de faire le bien ou le mal : c’est la possibilité de faire naître, dans le monde, un amour véritable, non programmé, capable de répondre librement à l’appel de Dieu. C’est ce qu’exprime le fiat de Marie, ce oui du bon larron, ce regard de la Samaritaine qui s’ouvre à l’eau vive. C’est ce que Dieu espère, en créant, à chaque instant.
Ainsi, la présence du mal ne signifie pas l’échec de Dieu. Elle signifie au contraire que Dieu a voulu la liberté au point de l’honorer jusque dans ses dérives. Il a voulu la dignité de l’homme plus que la perfection d’un monde sans faille. Et s’il savait ce qui allait arriver, il savait aussi que, dans cette liberté, pourraient jaillir des miracles, des retournements, des rédemptions. Car tout est possible à Dieu, mais tout n’est pas imposé : c’est cela le mystère de l’amour divin.
Le libre arbitre, comme reflet de l’imprévisibilité de Dieu, devient alors un lieu théologique fondamental pour penser la création, la chute, la rédemption. Dieu a voulu un monde ouvert, non pour y inscrire l’absurde, mais pour que s’y manifeste la beauté fragile et bouleversante d’une liberté capable de choisir la lumière.
Et cette liberté, restaurée par la grâce, transfigurée par la croix, est déjà l’annonce d’un monde nouveau.

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