top of page

Blasphème, laïcité, blessure : plaidoyer pour une décence partagée

  • Photo du rédacteur: Cyprien.L
    Cyprien.L
  • 3 août
  • 11 min de lecture

Dernière mise à jour : 4 août

La foi est-elle la seule sensibilité qu'on peut encore heurter sans scrupule ? Réflexion sur le blasphème, la liberté et le respect dans nos sociétés.
Image d’illustration pour un article sur le blasphème et le respect de la foi. Peinture classique de style huile sur toile, symbolisant la tension entre sacré et profanation. Atmosphère dramatique, scène allégorique évoquant la blessure spirituelle dans un monde laïc.

Note importante :


Je ne cherche pas, dans cet article, à glisser vers un discours du type « et si on en finissait avec la République ? », ou « et si la laïcité était abolie ? ». Ce serait, à mes yeux, une erreur de diagnostic. L’histoire le montre assez : chaque système contient en germe ses propres excès — et souvent, l’on passe d’un extrême à l’autre, croyant corriger mais ne faisant que déplacer la faille.


Plutôt que de m’attaquer à l’architecture politique ou légale, je préfère interroger le fondement vivant de toute société : chacun d’entre nous. Car ces tensions, ces lois, ces crispations, existent d’abord dans nos têtes, par convention sociale, par habitudes collectives, par peur ou par confort.


Inutile donc de me placer sur un échiquier idéologique : ce n’est pas le sujet. Mon propos ici n’est ni nostalgique, ni révolutionnaire. C’est une critique constructive, enracinée dans le réel, une tentative d’appeler à plus de cohérence, de respect et de maturité dans notre manière d’habiter ensemble ce monde fracturé.


Et c’est justement là que le concile Vatican II témoigne d’une Église qui apprend. Oui, elle a connu des erreurs, parfois graves, parfois tragiques. Mais elle a su, contrairement à tant d’autres institutions, relire son histoire à la lumière de l’Évangile, non pour l’effacer mais pour s’en laisser instruire. Même si certains continuent, malheureusement, de nier qu’il y ait eu tant d’erreurs que cela — comme si la sainteté de l’Église dépendait du silence sur ses blessures.


Or, soyons lucides : les systèmes chrétiens eux-mêmes ont engendré leurs propres destructeurs. Ceux-là mêmes qui, nourris à leur sein, les ont renversés. Refaire un empire chrétien ne serait donc qu’un simulacre de puissance — un sursis illusoire. Et surtout, cela irait à l’encontre même du Christ, qui n’a jamais imposé la foi.


Cela dit — et je l’assume — la position actuelle de l’Église catholique en France me paraît incohérente sur certains points. Il ne s’agit pas de réclamer une domination, mais une reconnaissance : le catholicisme a façonné la France, et bien au-delà, toute la civilisation occidentale. Ne pas le dire, ne pas l’assumer, ou le reléguer au rang de folklore gênant, c’est nier une part de vérité culturelle et historique.


Mais ce n’est pas l’objet de ce texte.

Et cette autre histoire, peut-être, un jour, méritera son propre article.




I. Introduction – Le paradoxe d’une époque hypersensible


Je ne cherche pas à faire taire les athées. Ni à rétablir une censure sacrée. Je veux comprendre pourquoi, dans un monde où l’on pèse chaque mot comme une mine antipersonnel, la parole qui blesse la foi reste sans conséquence. Pourquoi l’on ne demande pas pardon pour avoir piétiné une hostie comme on le ferait pour une bourde de pronom.

Aujourd’hui, toute identité est sacrée sauf celle qui croit au Sacré.


Il faut des pincettes pour nommer un genre, un consentement explicite pour esquisser une plaisanterie, un séminaire entier pour apprendre à ne pas offenser. Tout froissement devient violence. Tout désaccord, micro-agression. Il ne s’agit plus d’être libre, mais de ne choquer personne. Ou presque.


Car il est un territoire où l’on peut encore rire gras, salir, tourner en dérision : la foi.

Les chrétiens, surtout. Cibles molles. Tolérants par essence, par évangile. On peut s’essuyer les pieds sur leur Christ, le barbouiller de sang ou de sperme en public — on invoquera l’art, la satire, le droit au blasphème. Et quand ils pleurent, on les renvoie à leurs croisades, à leur patriarcat supposé, à leur dette imaginaire envers la modernité.


Mais il y a un problème. Un vrai. Et il commence là : dans ce refus de reconnaître que la sensibilité religieuse est, elle aussi, une vulnérabilité. Une blessure possible. Une dignité qu’on peut profaner.


C’est cette contradiction que je veux explorer. Non pour restreindre la loi — elle doit rester libre. Mais pour libérer autre chose : un regard, une attention, une décence.

Parce que si même Dieu ne mérite plus le respect, alors qui le mérite encore ?


II. Blasphème et liberté : une distinction à préserver


Il faut dire les choses nettement : oui, le blasphème n’est plus un délit. Tant mieux, ou tant pis — ainsi Dieu l’a voulu dans sa sagesse. Peut-être fallait-il cela pour désenfler l’orgueil d’une Église trop mêlée aux affaires de César. Pour qu’elle redécouvre la pauvreté de cœur, la douceur du silence, la puissance d’une foi qui ne tient plus au glaive, mais à l’amour nu.


Nous vivons dans un monde laïc, et cette laïcité — si elle est droite — protège non pas la foi elle-même, mais la liberté d’y adhérer ou non. Elle garantit que l’on puisse croire ou ne pas croire, prier ou se taire, adorer ou ignorer. Et c’est bien ainsi. Car le Christ, lui non plus, n’a jamais imposé son Royaume à coups de lois. Il a proposé. Il a laissé partir ceux que ses paroles scandalisaient. Il n’a pas puni, il n’a pas poursuivi — il a souffert.


Ceci-dit faut-il pour autant confondre le droit avec le devoir ?


Le droit de blasphémer existe. Le devoir de blesser, non.


Il y a une différence essentielle entre la liberté d’expression, et ce que l’on choisit d’en faire. On peut, légalement, hurler à un enterrement. Déchirer une lettre d’amour. Peindre un sexe sur la tombe d’un soldat inconnu. Ce n’est pas interdit — mais ce n’est pas digne. Ce n’est pas républicain — au sens profond du mot : ce qui fait société, ce qui relie, ce qui respecte.


Quand le blasphème n’est plus un cri de révolte mais une grimace cynique, un crachat hautain sur ce que d’autres tiennent pour sacré, il cesse d’être libérateur. Il devient une parodie de courage. Un geste gratuit, une posture. Surtout lorsqu’il vise les plus doux, les moins belliqueux, ceux qui pardonnent encore. Et que dire quand l’intention est clairement malveillante ? Quand l’artiste, le militant ou le provocateur vise non à critiquer, mais à humilier ? À salir non une idée, mais un amour ?


Alors non, il ne s’agit pas de museler. Il s’agit d’honorer. De rappeler que toute liberté véritable s’exerce dans un cadre : celui de la responsabilité. Et que toute parole, même libre, peut devenir poison si elle ignore la profondeur de ce qu’elle touche.


Car il est des blessures invisibles. Des blessures d’âme. On ne les voit pas, on ne les reconnaît pas. Mais elles saignent. En silence.


III. La foi n’est pas une opinion comme une autre


C’est là que le malentendu devient profond. On croit souvent que la foi relève de l’opinion. Une idée parmi d’autres, un choix intime, presque arbitraire. Comme on préfère le rouge au bleu, l’agnosticisme au dogme. Mais croire, ce n’est pas simplement penser. Ce n’est pas non plus adhérer à une thèse. C’est vivre en relation.


La foi, pour ceux qui la portent vraiment, n’est pas une théorie. C’est une alliance. Une présence intérieure. Une source d’être. Un lien avec un Autre, plus intime à moi-même que moi.


Et ce lien, quand il est bafoué, ce n’est pas la pensée qu’on offense — c’est le cœur.

On le comprend pourtant dans d’autres domaines. On respecte les photos d’un défunt, les cendres dans une urne, les lettres d’un être aimé. On ne les expose pas à la risée. On ne les offre pas à la satire. Parce qu’on pressent, confusément, qu’elles contiennent quelque chose de plus grand que leur matière. Une mémoire. Une présence. Une part d’âme.


Alors pourquoi faudrait-il que le crucifix, l’eucharistie, la Bible, soient traités comme de simples objets culturels ou politiques ? Pourquoi leur profanation devrait-elle être applaudie comme un acte de bravoure ? Est-ce cela, l’héroïsme moderne : faire du mal là où l’autre ne répondra pas par la haine ? Souiller ce qui ne peut que pardonner ?


Il y a dans le sacré — quel qu’il soit — une dimension qui appelle le silence, la retenue, le respect. Même pour celui qui n’y croit pas. Non par peur. Mais par grandeur d’âme.


On peut ne pas croire. On peut critiquer, débattre, interroger. Mais quand on rit d’un crucifié, quand on viole un tabernacle, on ne touche plus à une idée : on piétine un amour. On abîme un visage. On gifle un Dieu qui tend l’autre joue.


Et peut-être faudrait-il, avant de blasphémer, oser se demander : que suis-je en train de dire, vraiment ? À qui je parle ? Et pourquoi je parle ainsi ?


IV. Hypocrisie contemporaine : le relativisme à géométrie variable


Le plus étonnant — ou le plus cynique — c’est cette gymnastique morale à laquelle notre époque s’adonne sans même en rougir. Tous les signes extérieurs d’appartenance sont désormais protégés, sauf ceux de la foi. On interdit le blackface, on censure des œuvres anciennes jugées offensantes, on réécrit des livres pour éviter un mot de travers, on traque l’appropriation culturelle jusque dans les cuisines. Mais on subventionne une exposition où le visage du Christ est recouvert d’excréments.


Le croyant, lui, n’a qu’à ravaler sa douleur.


Il faudrait, paraît-il, que sa foi soit assez forte pour ne pas s’émouvoir. Qu’il soit « adulte », « moderne », « tolérant ». Qu’il apprenne à rire de ce qu’il aime, et à se taire devant ce qui le blesse. Car toute plainte religieuse est, d’avance, suspecte : elle cache un désir d’imposer, une nostalgie d’autorité, un refus de la modernité. Le croyant est un patriarche masqué. Un danger potentiel.


Mais il y a là une hypocrisie insoutenable. Car ce que l’on refuse aux chrétiens — et plus largement à tous les croyants — on l’accorde aux autres sensibilités sans discussion. La cause est entendue : il est interdit de heurter... sauf s’il s’agit de Dieu.


Et pour justifier cette inégalité, on ressort toujours les mêmes fossiles : l’Inquisition, les croisades, la colonisation. Comme si la foi vivante devait répondre de tout ce que l’histoire a fait dire à Dieu, y compris ce que l’Évangile n’a jamais cautionné. Comme si aucune autre idéologie — athée, progressiste, révolutionnaire — n’avait broyé d’êtres humains au nom du Bien.


Mais au fond, le mépris se justifie souvent par un postulat implicite : « Ce n’est que dans la tête. » « Ça n’existe pas, donc ce n’est pas grave. » Comme si l’atteinte à une foi n’était qu’un mal imaginaire, une blessure fantasmée. Mais si l’on suit cette logique, alors toutes les revendications identitaires, fondées elles aussi sur du vécu subjectif, devraient être balayées d’un revers de main. Si seules les réalités vérifiables physiquement méritent le respect, alors toute la défense de l’auto-détermination tombe à l’eau — car ce qu’une personne ressent ou croît être n’a plus de valeur morale.


Et là, il faudrait pousser la logique jusqu’au bout : accepter un essentialisme radical. Dire qu’il n’existe qu’une seule nature humaine valable, stable, définie une fois pour toutes — et que tout le reste est illusion. Ce serait, ironiquement, le cauchemar absolu des défenseurs du modèle actuel. Mais ce serait aussi une forme de cohérence. Cruelle, mais cohérente.

Nous, chrétiens, n’avons pas cette vision figée. Nous croyons que la nature humaine est blessée, non abolie. Que l’ordre du monde n’est pas à rejeter, mais à guérir. Que l’homme n’est pas condamné à suivre ses pulsions, ses instincts, ses appétits. Il est appelé à les orienter, à les ordonner. Non pour se mutiler, mais pour s’élever.


C’est cela, aussi, la foi : un refus de céder à tout ce que la nature en désordre propose. Et un combat, intérieur et doux, pour redevenir image. Pas image de soi — image de Dieu.


V. Une Église qui promeut la liberté de conscience


Ceux qui accusent la foi chrétienne d’intolérance oublient souvent ceci : c’est le Christ lui-même qui a sanctifié la liberté intérieure. Il n’a jamais forcé, jamais imposé. Il a appelé. Et parfois, ceux qu’il appelait sont partis. Il les a laissés libres. « Voulez-vous partir, vous aussi ? » demande-t-il aux Douze après un discours jugé trop dur (Jean 6,67). Il ne retient pas. Il ne menace pas. Il ne retouche pas son message pour séduire.


L’Église, dans son Catéchisme, a repris cet esprit sans équivoque :

« Personne ne doit être contraint d’agir contre sa conscience, ni empêché d’agir selon sa conscience, en privé comme en public. » (CEC §2106)

Voilà pourquoi l’idée d’un retour à un "État chrétien", contraignant les comportements religieux, est non seulement irréaliste — elle est contraire à l’enseignement de l’Église elle-même. Le Concile Vatican II, dans Dignitatis Humanae, a affirmé sans ambages :

« Le droit à la liberté religieuse s'enracine dans la dignité même de la personne humaine. » (DH §2)

Mais respecter la liberté de conscience, ce n’est pas banaliser la foi. Ce n’est pas non plus tolérer qu’elle soit piétinée au nom de cette même liberté. Il ne s’agit pas d’un marché de dupes : les croyants ne renoncent pas à leur voix publique sous prétexte que l’État ne les impose plus par la loi.


La foi chrétienne n’est pas violente. Mais elle n’est pas muette.


Elle continue de parler. D’aimer. De pleurer aussi, quand on souille ce qu’elle tient pour plus réel que la chair. Et si elle ne réclame pas de protection juridique spéciale, elle demande — comme toute tradition, toute blessure, toute histoire — un minimum de respect dans l’espace commun.


Mais là encore, il faut aller jusqu’au bout de la cohérence. Ceux qui défendent, avec une ferveur quasi religieuse, un existentialisme radical — un autodéterminisme psychique si total qu’il ferait rougir même Jean-Paul Sartre — doivent alors accepter que des protections spécifiques soient mises en place pour garantir l’intégrité émotionnelle et symbolique de chacun. Car c’est bien cela qu’on protège, aujourd’hui, par des lois :


  • Loi n° 2001-1066 renforçant la lutte contre les discriminations à raison de l’orientation sexuelle ;

  • Loi n° 2010-769 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, incluant les atteintes psychologiques ;

  • Loi sur la haine en ligne (2020), visant à protéger les individus contre les contenus humiliants, notamment ceux touchant à l’identité personnelle.


Et c’est très bien que ces protections existent. Je ne parle pas ici de sentiment personnel de foi, mais d’un principe fondamental : protéger l’autre, quel qu’il soit. Même lorsqu’il vit, du point de vue religieux, dans une erreur grave ou un désordre de vie, il demeure aimé de Dieu.


Et ce n’est pas en le blessant, en le ridiculisant ou en le traquant qu’il s’ouvrira à la lumière. L’histoire le prouve : ce n’est jamais la persécution qui convertit les cœurs — mais la miséricorde.


Alors, en toute logique, si la société considère qu’il est légitime de légiférer pour protéger des sensibilités profondes — sexuelles, identitaires, culturelles — comment peut-elle considérer que la sensibilité religieuse, elle, n’est qu’un caprice ?


On ne peut pas, d’un côté, invoquer l’impératif du respect intégral des subjectivités, et de l’autre, mépriser celle de celui ou celle dont la foi façonne tout l’être, jusqu’au dernier souffle. Si l’on ne veut pas reconnaître ce droit à l’espace symbolique, alors il faut cesser aussi de le revendiquer pour les autres. Mais si l’on veut vivre ensemble, deux seuls chemins demeurent :


Soit le respect, librement choisi — adulte, humain, réciproque.Soit l’infantilisme collectif, et l’intervention autoritaire de la loi. Le bâton sans la carotte.


Et ce serait une bien pauvre victoire de la modernité que de devoir passer par là.


Pas par privilège.


Par justice.


Reconsidérer l’âme comme lieu inviolable


Il faut peut-être recommencer par là. Par cette vieille idée que l’homme n’est pas que matière, pas qu’un amas de nerfs à calmer ou de pulsions à déployer. Qu’il y a en lui un sanctuaire. Un lieu sans murs, sans cris, sans hashtags. Un lieu où il parle à Dieu. Ou se tait. Mais où quelque chose de plus grand que lui le visite.


Ce lieu, on ne le voit pas. On n’en fait pas commerce. Il ne se revendique pas dans les cortèges. Et pourtant, c’est lui que l’on blesse quand on blasphème. Non pas par la critique — qui est salutaire — mais par le mépris. L’intention de salir, de briser, de tourner en dérision ce qui, pour l’autre, est un feu.


Le monde moderne aime dire qu’il protège. Il entoure, il encadre, il légifère. Mais il protège ce qu’il voit. Il comprend la peau, le corps, l’émotion de surface. Pas la prière. Pas la foi nue, offerte, silencieuse. Celle qui pleure sans bruit quand un tableau la profane. Celle qui se relève malgré tout. Et continue d’aimer.


Reconsidérer l’âme comme un lieu inviolable, ce n’est pas instaurer une nouvelle sacralité d’État. C’est simplement rappeler que ce qui est le plus intime mérite, lui aussi, qu’on s’en approche avec précaution.


Jean-Yves Leloup écrivait :

« Il y a des silences qui soignent plus que tous les discours. »

Peut-être faut-il, parfois, apprendre à se taire. Non par censure. Mais par révérence. Car si le blasphème est un droit, le respect, lui, reste un choix. Et c’est ce choix qui fait — ou défait — une civilisation.




 
 
 

Commentaires


bottom of page