Le Dieu qui tue n’est pas le Dieu qui meurt
- Cyprien.L
- 28 juil.
- 17 min de lecture
Lire la violence de l’Ancien Testament à la lumière du Crucifié

Introduction — Le procès en tiédeur
On dit que Mai 68 a affaibli le christianisme. Qu’il l’a rendu mièvre. Un peu flou. Trop doux. Un Christ de brocante, bon pour les vitrines et les slogans, mais plus pour les croix.
On parle d’un basculement. D’un évangile qui serait passé du feu à la fleur, de l’effroi à la tendresse, de la rigueur à l’émotion. Et l’on oppose un avant : viril, tranchant, exigeant. À un après : sentimental, mou, accommodant. Comme si Mai 68 avait remplacé la loi par le laxisme, la justice par la bienveillance molle, la colère prophétique par la thérapie de groupe.
Mais il faut poser la question autrement. Ce n’est pas : le christianisme est-il devenu trop tendre ? C’est : le Christ, lui, qu’a-t-il été ?
Et là, quelque chose craque.
Parce que si le christianisme d’après 68 est suspecté d’avoir trahi la vérité au nom de l’amour, alors que dire de celui qui a laissé les clous traverser ses mains sans lever le poing ? Que dire de celui qui, au lieu de punir, pardonne ? De celui qui pleure, qui lave les pieds, qui guérit l’oreille de celui venu l’arrêter ? De celui qui dit à Pierre : Range ton épée ?
Peut-on vraiment appeler "mollesse" ce qui consiste à mourir nu, battu, silencieux, sur un morceau de bois ? Peut-on dire qu’aimer ses ennemis est plus facile que de leur faire la guerre ? Peut-on croire que la Croix est un affaiblissement du message… alors qu’elle en est le cœur battant ?
Non.
Ce n’est pas Mai 68 qui a trahi Dieu.
C’est l’époque viriliste qui a oublié que Dieu avait choisi l’humiliation pour montrer sa gloire. C’est elle qui, craignant la tendresse, s’est fabriqué un faux Dieu, barbu, vengeur, aligné sur ses peurs, ses colères, ses désirs de rétablir l’ordre.
Alors que l’Évangile, le vrai, brûle encore. Il ne cajole pas les compromis. Il les consume. Mais jamais par la force. Toujours par l’amour crucifié.
I. L’Ancien Testament n’a jamais été un manuel de violence
On le dit rude. Brutal. Saturé de colère divine. Et l’on en extrait des versets pour faire dire à Dieu ce que l’on voudrait entendre : la menace, le châtiment, la domination des méchants par les forts.
Mais ce n’est pas un livre de guerre. C’est une histoire d’alliance.
Et les pages les plus anciennes de l’Écriture sont tressées d’une tendresse qui précède la loi. Le souffle qui crée l’homme à son image n’est pas un ordre militaire :
« Dieu façonna l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie » (Genèse 2,7).
Avant les tables de pierre, il y a le jardin.
Et même après la faute, ce Dieu que l’on dit impitoyable… cherche l’homme, l’appelle, le couvre :
« Où es-tu ? […] Le Seigneur Dieu fit à l’homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit » (Genèse 3,9.21).
Il ne les détruit pas. Il les suit dans leur chute.
Alors oui, il y a des colères. Oui, il y a des guerres, des pestes, des jugements. Mais ce ne sont pas des caprices divins. Ce sont des ruptures d’alliance. Ce sont les conséquences de l’oubli, pas la jouissance d’un Dieu qui frappe.
Écoute le prophète Osée — ce n’est pas un général qui parle, c’est un mari trahi :
« Comment t’abandonnerais-je, Éphraïm ? […] Mon cœur en moi est bouleversé, toutes mes entrailles frémissent. Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère […] Car je suis Dieu et non pas un homme » (Osée 11,8-9).
C’est l’amour bafoué, pas la force meurtrie. Un amour encore capable de trembler.
Et quand Moïse demande à Dieu de se révéler, il n’entend pas : « Je suis le Tout-Puissant », il entend :
« Le Seigneur, le Seigneur, Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité » (Exode 34,6).
La colère de Dieu, dans l’Ancien Testament, est toujours secondaire. Elle est l’ombre portée de l’amour trahi. Et même cette colère reste liée à la fidélité :
« Car le Seigneur ton Dieu est un Dieu miséricordieux ; il ne t’abandonnera pas » (Deutéronome 4,31).
Il y a des combats, oui. Mais le premier combat de Dieu n’est pas contre les autres. C’est pour reconquérir le cœur de son peuple. Et souvent, il perd.
Non : Dieu ne fait pas le mal. Et l’Église ne l’a jamais enseigné.
il nous faut répondre à un malentendu tenace.
Certains affirment que le concile Vatican II — influencé, disent-ils, par Mai 68 — aurait adouci le visage de Dieu, trahi la justice divine, effacé la sainte colère, pour ne garder qu’un Père tendre et muet devant le péché.
Ils accusent une trahison. Mais ce qu’ils dénoncent comme une nouveauté… est en réalité la doctrine la plus ancienne de l’Église.
Depuis les Pères, l’Église enseigne que l’Ancien Testament ne peut se lire qu’à la lumière du Christ.
« Dieu n’est en aucune manière, directement ou indirectement, la cause du mal moral. […]. Il le permet, mais jamais ne le veut, ni ne le produit. Il est lumière sans ombre, et vérité sans ruse. » (d’après le Catéchisme du concile de Trente édité par l’Église catholique, cf. compendium CEC §57‑58 ; aussi retrouvé dans les manuels post‑tridentins)
Saint Irénée, dès le IIe siècle :
« Il faut lire toute l’Écriture à la lumière de la Croix. » (Adversus Haereses, V, 26,1) Et encore :« Les paroles obscures du passé deviennent lumineuses grâce au Verbe incarné. »
« La loi ancienne a été donnée en figure des choses à venir ; le Christ est la clef des Écritures. » (Contre les Hérésies, IV, 26,1)
Origène, au IIIe siècle, avertissait déjà :
« Si vous lisez à la lettre, vous ferez de Dieu un tyran. [...] Mais l’Esprit vous enseignera que ces choses ont un sens plus profond, une sagesse cachée. »(Homélies sur Josué, I, 2)
« Si certains passages vous semblent indignes de Dieu — que Dieu punit, tue, ou ordonne des massacres — ne vous attardez pas à la lettre. Car la lettre tue. Cherchez le sens spirituel. »(Homélie sur Josué, 6,1)
Certains lecteurs pourraient objecter à l’usage d’Origène, dont certaines thèses — notamment sur la préexistence des âmes ou l’apocatastase — furent condamnées. Cela est vrai. Mais il faut distinguer :
les erreurs doctrinales, que l’Église a clairement rejetées,
et l’immense apport exégétique et spirituel, qui demeure reconnu.
Origène est l’un des premiers grands penseurs chrétiens, maître de l’École d’Alexandrie, où l’on cherche le sens spirituel des Écritures à travers la typologie, l’allégorie, la lecture du cœur. Son influence est immense sur saint Grégoire de Nysse, saint Basile, saint Ambroise… et même sur Augustin dans ses premières années.
Justement, Saint Augustin, dans De Genesi ad litteram, dira :
« Il faut recevoir l’Écriture sainte avec dévotion, mais ne pas s’attacher au sens littéral là où il scandalise la foi, la charité ou la raison. »
« Lorsque l’Écriture semble prêter à Dieu des sentiments humains, comme la colère ou la vengeance, il faut comprendre que ce langage est adapté à notre faiblesse. Dieu n’est pas changé par la colère, mais il nous corrige. » (De Trinitate, XV, 27)
« L’Écriture s’exprime souvent selon les représentations humaines, non pour tromper, mais pour éduquer. Elle montre les effets, non la cause. »(De Civitate Dei, XV, 25)
Autrement dit : le texte exprime ce que les hommes ont perçu — pas toujours ce que Dieu a voulu en soi.
Le concile Vatican I, en 1870 — bien avant toute effervescence moderne — déclare avec clarté :
« La sainte Église, notre Mère, tient que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées. » (Dei Filius, ch. 2)
Et surtout :
« Dieu, qui est unique, vivant, personnel, tout-puissant, infini, éternel, incompréhensible, immuable, immense, simple, absolument parfait et bienheureux en lui-même et par lui-même ; incommensurablement élevé au-dessus de toute chose qui est en dehors de lui ou que l’on peut concevoir ; qui, par sa bonté toute-puissante, a créé librement ensemble de rien et d’un seul coup les créatures spirituelles et corporelles, c’est-à-dire les anges et le monde, puis l’homme, commun à la fois au monde spirituel et au monde corporel ; qui conserve et gouverne tout par sa providence, il étend d’un bout du monde à l’autre avec force et dispose tout avec douceur. » (Dei Filius, ch. 1, DS 3001)
« Sa providence atteint d’un bout du monde à l’autre avec force et dispose tout avec douceur. »
Cette phrase — reprise de la Sagesse (8,1) — interdit toute interprétation brutale : Dieu ne commande jamais le mal. Il n’est ni sadique, ni stratège du péché.
Sur l’essence de Dieu — Dei Filius, chapitre 1
« La sainte Église catholique et apostolique croit et confesse qu’il y a un seul Dieu vivant et vrai, créateur et Seigneur du ciel et de la terre, tout-puissant, éternel, immense, incompréhensible, infini en intelligence, en volonté et en toute perfection ; étant une substance spirituelle, simple, indivisible, absolument immuable, distinct de tout le monde, souverainement bienheureux en lui-même et de lui-même, et d’une bonté infinie. »(DS 3001 – Constitution dogmatique sur la foi catholique, chap. 1)
Donc ce que l'on peu en conclure : Un être simple (sans contradiction intérieure), immuable (ne changeant jamais), parfait et d’une bonté infinie, ne peut en aucune manière vouloir le mal, ni directement ni indirectement.
Car vouloir le mal reviendrait à désirer une imperfection, ce qui est contradictoire avec la nature même de Dieu.
Même dans les passages les plus violents de l’Ancien Testament, Dieu n’est pas l’auteur du mal.
Quand il « endurcit le cœur de Pharaon » (Ex 9,12), l’Église lit cela à travers une pédagogie mystérieuse, non comme une violence active. Quand il « envoie la peste » ou « ordonne l’anéantissement », ce sont les hommes qui décrivent à hauteur de leur époque, avec leur langage, une expérience spirituelle tragique, mais non l’essence même de Dieu.
Saint Thomas D'Aquin, Docteur de l'église dira :
« Dieu endurcit le cœur en retirant la grâce, non en infligeant la malice. Il ne pousse personne au mal, mais laisse celui qui veut y aller. »(Somme Théologique, I, q.98, a.1, ad 2)
« Il est dit que Dieu aveugle et endurcit, non qu’il inflige l’aveuglement ou l’endurcissement, mais parce qu’il ne donne pas la grâce qui en empêcherait l’effet. »(Somme Théologique, I, q.23, a.3, ad 2)
Cela désamorcent toute lecture littérale brutale de l’Ancien Testament : Dieu respecte la liberté, même dans ses effets les plus tragiques. Il n’intervient pas toujours, mais n’agit jamais pour le mal.
« Dieu n’est cause du mal d’aucune manière ; car le mal n’est pas un être, mais la privation d’un bien. Et Dieu ne peut être cause de privation, sinon en tant qu’il enlève un bien pour en procurer un plus grand. »(Somme Théologique, I, q.49, a.1, ad 3)
Saint Thomas distingue ici le mal comme privation et le mal comme acte mauvais. Dieu peut permettre une privation (ex. une épreuve), mais il ne veut jamais le péché ou la souffrance comme telle.
Enfin sur l'origine ultime du mal Moral :
« Le mal moral ne procède pas de Dieu comme cause. Car ce que Dieu produit dans les créatures est l’être, et l’être, en tant que tel, est un bien. Le mal moral vient du défaut de la cause seconde, c’est-à-dire de la volonté créée. »(Somme Théologique, I, q.49, a.2, c.)
Dieu n’est pas la cause de l’acte mauvais, même quand ce dernier advient dans son plan providentiel. C’est la créature libre qui le commet. Dieu le permet, mais ne le produit pas.
Et la Constitution dogmatique Dei Verbum (Vatican II), ne fait que réaffirmer ce que l’Église a toujours cru :
« Les livres de l’Écriture enseignent fermement, fidèlement et sans erreur la vérité que Dieu a fait consigner dans ces livres pour notre salut. [...] Mais puisque Dieu a parlé dans l’Écriture par des hommes et à la manière des hommes, l’interprète de l’Écriture inspirée doit rechercher avec attention ce que les auteurs humains ont voulu vraiment signifier, et ce que Dieu a voulu manifester par leurs paroles. » (DV §11-12)
Autrement dit : tout est vrai, mais rien ne se lit sans le Christ.
Et même Benoît XVI, dans Jésus de Nazareth, écrit :
« La lecture chrétienne de l’Ancien Testament nous interdit de prendre comme définitifs les visages partiels de Dieu, tant qu’ils n’ont pas été transfigurés par le Christ. »
Il n’y a pas deux dieux. Un dieu violent pour les siècles passés, et un Jésus doux pour les modernes. Il n’y a qu’un seul Dieu, révélé pleinement en Celui qui meurt nu sur la croix.
« Celui qui m’a vu a vu le Père. » (Jean 14,9)
Et ce visage-là, ce n’est pas celui d’un tyran.
C’est celui d’un Dieu transpercé, qui ne fait pas le mal, mais le porte.
II. Dieu a révélé sa puissance dans l’humiliation
Il aurait pu venir comme un roi. Tonner sur les nations. Déployer ses armées. Briser les sceptres et faire plier les genoux par la force. C’est ce qu’on attendait. C’est ce qu’on voulait. Ce qu’on veut encore.
Mais Dieu n’a pas fait ce qu’on attendait.
Il s’est caché dans le ventre d’une jeune fille. Il est né dans une étable. Il a grandi sans éclat. Et quand il est monté à Jérusalem, ce n’était pas pour prendre le pouvoir. C’était pour se laisser prendre.
« Il n’avait ni beauté ni éclat pour attirer nos regards […] méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance » (Isaïe 53,2-3).
Voilà comment Dieu choisit de se montrer.
Et ce choix — ce refus d’écraser, cette manière de s’abaisser — n’est pas un accident. Ce n’est pas une faiblesse stratégique. C’est la révélation suprême de sa gloire.
« Lui de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur […] obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Philippiens 2,6-8).
Ceux qui le suivaient voulaient un Messie fort, un libérateur musclé, un David en armure. Et il s’est laissé arrêter. Fouetter. Cracher dessus.
Il n’a pas levé la main. Il n’a pas rendu les coups.
Il s’est tu.
Et quand il a parlé, ce n’était pas pour juger. C’était pour pardonner :
« Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,34).
Il est allé jusqu’au bout. Pas pour montrer qu’il était fort. Mais pour montrer que l’amour ne s’arrête pas. Pas même à la haine. Pas même à la mort.
La croix n’est pas l’échec du plan. C’est le plan. Et c’est pour cela qu’elle fait peur. Parce qu’elle dévoile un Dieu qu’on ne maîtrise pas. Un Dieu qui ne gagne pas comme on gagne. Un Dieu qui n’écrase jamais. Même quand il triomphe.
III. Le Christ n’a jamais été viriliste
Il n’a jamais levé d’armée. Jamais revendiqué de territoire. Jamais donné d’ordre pour conquérir, corriger, dominer.
Quand la foule veut le faire roi, il se dérobe. Quand les puissants l’accusent, il ne répond pas. Quand Pierre dégaine son épée, il la fait rentrer.
« Remets ton épée à sa place ; car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Matthieu 26,52).
Et il guérit l’ennemi blessé.
C’est cela, son style. Guérir ce que même ses disciples abîment. Sauver ce que d’autres auraient puni. Laisser le dernier mot non à la force, mais à la miséricorde.
Quand il s’adresse aux pécheurs, il ne crie pas. Il se baisse.
Quand il croise des prostituées, il ne détourne pas le regard. Il leur redonne un nom.
Quand il lave les pieds de ses apôtres, ce ne sont pas que des gestes : c’est la révolution silencieuse d’un Dieu qui s’agenouille.
Et il va plus loin encore :
« Celui qui veut être grand parmi vous sera votre serviteur ; et celui qui veut être le premier d’entre vous sera votre esclave. Ainsi le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie » (Matthieu 20,26-28).
Tout est là.
Le renversement est total. Le modèle n’est plus le héros viril, mais le serviteur brisé. Le centre n’est plus la puissance, mais l’abandon.
Et pourtant, il n’a jamais été aussi fort.
Parce qu’il va là où personne n’ose : Jusqu’au bout du pardon. Jusqu’au bout de l’amour. Jusqu’à l’absurde de la Croix — non pas parce qu’il fallait souffrir, mais parce qu’il fallait aimer sans condition.
Ce que punir veut dire, vraiment
On ne peut pas effacer les mots. La Bible parle bien de châtiment, de justice, de main levée. Il serait faux — et lâche — de l’ignorer.
Mais le plus grand contresens, ce serait de croire que Dieu punit comme nous punissons.
Avec colère.Avec orgueil. Avec cette sourde jouissance de rendre la pareille.
Non. Dieu ne punit pas pour se venger. Il punit pour réveiller. Et même là, ce mot est trop dur. Trop humain.
Il faudrait plutôt dire : Dieu laisse parfois l’homme aller jusqu’au bout de ses conséquences. Il retire sa main. Il laisse tomber la pluie sur les justes et les injustes, sans distinctions visibles. Et parfois, ce retrait se perçoit comme une brûlure. Une perte. Un effondrement.
Mais ce n’est jamais un caprice. Jamais une crise divine.
La tour de Siloé
Jésus lui-même affronte cette question.
Un jour, une tour s’effondre à Jérusalem, tue dix-huit personnes. Et tout le monde se demande — comme nous après chaque tremblement de terre : Ont-ils mérité ça ? Est-ce un châtiment de Dieu ?
Et Jésus répond :
« Croyez-vous que ces dix-huit personnes étaient plus coupables que les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis. »(Luc 13,4–5)
Non. Ce n’était pas une punition. Ce n’était pas une vengeance divine.
Mais il ajoute, avec une gravité qui n’est pas une menace :
« Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. »
Pas parce que Dieu va vous écraser à votre tour. Mais parce qu’un monde sans conversion s’écroule sur lui-même.
C’est ici que tout bascule.
Le même Dieu qui dans l’Ancien Testament semble frapper les peuples —c’est lui qui, dans le Nouveau, se laisse frapper.
Il n’envoie plus le feu. Il descend dans le feu. Il boit la coupe au lieu de la faire boire.
Alors oui, la punition existe. Mais elle a changé de visage.Elle n’est plus de Dieu sur nous, elle est de nous sur Dieu.
Et ce renversement est la clef.
Ce que nous appelons punition
Parfois, ce que nous appelons punition n’est que la vérité qui se retourne contre nous. Une existence construite sur le mensonge finit par s’effondrer. Un cœur sans amour finit par se dessécher. Un monde sans Dieu court à sa perte.
Dieu ne punit pas au sens humain. Il permet que l’on voie ce que devient une vie sans Lui. Et même là, il pleure. Il ne se réjouit jamais du malheur des hommes.
Ce que saint Grégoire de Nazianze écrivait déjà :
« Ce n’est pas Dieu qui se fâche. C’est notre péché qui crée une séparation. Dieu est toujours bon. Mais l’âme impure ne peut le voir sans brûler. »(Discours 39, sur le baptême)
La punition, ce n’est pas un châtiment jeté du ciel. C’est la lumière de Dieu qui devient feu dans un monde opaque.
Et quand certains disciples veulent encore le faire à sa place, il les corrige.
« Seigneur, veux-tu que nous ordonnions que le feu tombe du ciel et les consume ? »Mais Jésus se retourna et les réprimanda.(Luc 9,54–55)
C’était Jean et Jacques, les « fils du tonnerre ».Et le Christ leur montre qu’il n’est pas venu pour dévorer, mais pour sauver.
Le feu, il ne le fera pas tomber du ciel. Il le fera naître du dedans des cœurs.
« Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! »(Luc 12,49)
Non pas un feu de mort — mais un feu d’amour.
Celui de l’Esprit. Celui de la Pentecôte.
IV. L’épée du Christ n’est pas celle que l'on croit
« Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. »(Matthieu 10,34)
Voici le verset des croisés intérieurs . Ceux qui rêvent d’un Évangile au poing. Ceux qui veulent que le Christ tranche, sépare, impose. Mais qui lisent à moitié. Et croient que l’épée de Dieu est une arme.
Jésus ne s’arrête pas là. Il poursuit :
« Je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère… » (v.35)
C’est donc une épée de vérité. Une parole qui divise non parce qu’elle détruit, mais parce qu’elle révèle. Elle met à nu. Elle expose ce qu’on voulait cacher. Elle oblige à choisir.
Cette épée-là ne se prend pas en main. Elle sort de la bouche :
« De sa bouche sortait une épée aiguë à deux tranchants » (Apocalypse 1,16)
Elle est le Verbe lui-même.
« Le Verbe de Dieu est vivant, efficace, plus pénétrant qu’aucune épée à deux tranchants » (Hébreux 4,12)
Elle tranche entre la tiédeur et le feu, entre le vrai et l’apparence, entre l’appel et les excuses.
Et quand Pierre croit bien faire, au jardin, et frappe un soldat pour défendre son maître, Jésus le reprend aussitôt :
« Remets ton épée à sa place ; car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Matthieu 26,52)
Puis, il guérit. Encore.
« Il toucha l’oreille de l’homme et le guérit » (Luc 22,51)
Il refuse que son Évangile blesse au nom du zèle. Il refuse qu’on le défende avec la logique qu’il est venu renverser.
L’épée du Christ n’est pas celle de la guerre. C’est celle qui ouvre les cœurs. Ou les fait fuir. Elle coupe, oui — mais seulement pour extraire le mensonge.
Elle ne donne aucun pouvoir. Elle n’impose rien. Elle invite.
Et c’est pour cela qu’elle fait si peur.
V. Ce que Mai 68 a vraiment changé (et ce qu’il n’a pas)
Ce n’est pas Mai 68 qui a adouci l’Évangile. Ce n’est pas la rue, les banderoles, les slogans libertaires qui ont vidé la Croix de son sang.
L’amour radical, la tendresse subversive, la liberté intérieure — elles étaient là bien avant. Dans les larmes du Christ. Dans le pardon donné sans condition. Dans l’appel à aimer ses ennemis.
Ce que Mai 68 a bousculé, c’est autre chose.
Ce sont les institutions figées. Les hiérarchies qui confondaient autorité et autoritarisme. La parole verrouillée. Les silences obligés.
Et à ce moment précis de l’histoire, beaucoup ont quitté l’Église — non pas parce qu’elle était trop douce, mais parce qu’elle ne ressemblait plus au Christ.
Il y eut des dérives, bien sûr. Un Jésus de velours, inoffensif. Un Dieu psychologue, réduit à une voix intérieure qui ne juge rien, qui ne demande plus rien.
Mais cela… ce n’est pas la faute à Mai 68. C’est la faute à ceux qui ont confondu amour et complaisance, et n’ont plus su brûler.
Le problème n’est pas d’aimer trop. Le problème est d’aimer tièdement.
Et Vatican II, ouvert avant même les pavés, l’avait déjà compris. Il ne s’agissait pas de trahir la tradition, mais d’en retrouver le cœur battant. Une Église servante, pauvre, joyeuse. Un peuple de témoins, pas de juges.
Le feu évangélique n’a pas été soufflé en 1968. Il s’est ravivé.
VI. Ceux qui projettent un Dieu viril sont souvent ceux qui ont le plus peur
Il y a quelque chose de fébrile, parfois, dans ces discours virilistes. Un ton de combat. Des mâchoires serrées. L’Évangile comme gourdin. Mais sous la posture, il y a souvent un frisson. Non pas la force. La peur.
Peur de perdre ce que l’on croyait acquis. Peur du monde qui change. Peur d’une Église qui n’impose plus. Peur que Dieu lui-même ne soit plus un repère fixe, mais un feu de l'Esprit mouvant.
Alors on érige une image. On remodèle le Christ pour qu’il rassure. On lui donne des contours plus durs. On lui prête nos colères, nos impatiences, nos verdicts.
Et on dit que c’est lui qui juge, quand c’est nous qui n’osons pas aimer.
Mais le Christ ne ressemble pas à nos fictions. Et son appel — celui qui retourne tout — c’est celui-là :
« Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi » (Marc 10,21)
Et l’homme s’en va, triste. Parce qu’il avait de grands biens. Et qu’il n’a pas voulu lâcher.
Ceux qui réclament un Dieu fort, souvent, sont comme ce jeune homme riche. Ils veulent un maître qui confirme leur position, pas un Seigneur qui les appelle à tout quitter.
Et Nicodème ? Lui aussi veut bien suivre… mais de nuit. Discrètement. Sans se compromettre. Il vient chercher des réponses. Il repart avec une question :
« Il faut naître d’en haut » (Jean 3,7)
Mais pour renaître, il faut mourir à ce que l’on croit être. Et ça, beaucoup ne le veulent pas.
Alors ils projettent. Un Dieu qui juge les autres, mais pas eux. Un Dieu qui rétablit l’ordre, mais ne renverse pas leur monde. Un Dieu viril, fort, invincible — parce qu’eux-mêmes sont fatigués d’avoir peur.
Mais ce n’est pas le Dieu de la croix. Ce n’est pas celui qui pleure. Ce n’est pas celui qui s’abaisse. Ce n’est pas celui qui guérit l’oreille du bourreau.
C’est une idole de survie.
Et pendant qu’ils construisent leur rempart, le vrai Dieu attend. Toujours du côté de la brèche. Toujours du côté de l’appel. Toujours prêt à redire doucement, mais sans détour :
« Suis-moi. »
Conclusion — Ce n’est pas l’amour qui affaiblit Dieu. C’est l’amour qui révèle sa force.
Ce n’est pas Mai 68 qui a trahi Dieu. Ce n’est pas la tendresse, ni la compassion, ni la remise en question de certaines rigidités. Ce qui trahit Dieu, c’est de l’avoir réduit à une projection. De l’avoir musclé pour qu’il ressemble à nos angoisses. De lui avoir mis dans la bouche des condamnations qui ne venaient pas de lui. De l’avoir rendu dur, parce qu’on ne supportait plus d’être vulnérables.
Mais Dieu n’a pas peur de l’amour. Il n’a pas peur de perdre la face. Il n’a pas peur de se faire faible. Il n’a pas peur de mourir.
Nous, si.
Nous cherchons des certitudes, des rôles clairs, des modèles rassurants. Et lui nous donne une croix.
Pas pour nous humilier.Mais pour nous montrer jusqu’où va l’amour quand il ne cherche plus à gagner.
« Père, pardonne-leur… »Ce n’est pas une phrase de faiblesse.C’est une bombe déposée dans le cœur du monde.
Alors, non : Ce n’est pas l’amour qui rend le christianisme mou. C’est l’oubli que cet amour-là saigne. Qu’il dérange. Qu’il appelle. Qu’il brûle.
Et si certains refusent encore de suivre, ce n’est pas qu’ils trouvent l’Évangile trop doux.
C’est qu’ils pressentent, dans cette douceur même, le vertige d’un feu qu’ils ne pourront pas maîtriser.




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