L’ombre d’un soupçon : la zététique à l’épreuve du mystère
- Cyprien.L
- 16 avr.
- 10 min de lecture
Zététique (du grec zêtêin, « chercher ») : discipline méthodologique qui vise à appliquer l’esprit critique et les outils de la pensée rationnelle à l’analyse des affirmations extraordinaires ou non prouvées, notamment dans les domaines du paranormal, des pseudosciences ou des croyances populaires. Elle se veut une méthode de vigilance intellectuelle, non une doctrine, et repose sur des principes comme la rigueur logique, la recherche de preuves, la falsifiabilité et l’économie d’hypothèse (rasoir d’Occam).

Introduction
Ils prétendent ne croire que ce qui se démontre. Ne défendre que ce qui résiste aux chocs de la raison. Ne valider que l’observable, l’expérimentable, le mesurable. En théorie, les zététiciens incarnent la prudence méthodologique, le doute méthodique élevé au rang de vertu. En pratique, pourtant, leur posture tend parfois à glisser — insensiblement — d’un outil de discernement vers une croyance en soi. C’est là tout le paradoxe : le doute, lorsqu’il devient une doctrine, cesse d’être doute. Il se mue en présupposé absolu, en grille unique de lecture du réel.
Malheureusement ou heureusement, toute grille a ses angles morts. Et dans le cas de la zététique contemporaine, ces angles morts se révèlent avec une acuité particulière dès qu’il s’agit de phénomènes religieux, symboliques ou spirituels. Là où la rigueur scientifique devrait conduire à une suspension du jugement, on assiste souvent à un rejet par principe. L’invisible, le mystique, l’expérience intérieure sont évacués non parce qu’ils auraient été réfutés, mais parce qu’ils ne rentrent pas dans les cases.
Ce texte n’est pas une charge contre la démarche critique. Il est, au contraire, un plaidoyer pour l’esprit critique véritable — celui qui s’applique aussi à soi, à ses propres méthodes, à ses propres récits. Car toute prétention à l’objectivité totale est, paradoxalement, une forme de foi. Et lorsque l’esprit critique devient croyance, lorsqu’il cesse de se penser lui-même, il devient un dogme aveugle au nom même de la lucidité.
Les biais cognitifs des zététiciens : La science du doute… aveugle au doute ?
« La connaissance enfle, mais l’amour édifie » (1 Co 8,1).
Cette parole paulinienne, étrangement absente des débats contemporains sur la vérité, s’applique pourtant à merveille à ceux qui, drapés dans le manteau de la rigueur intellectuelle, prétendent aujourd’hui incarner la vigilance critique : les zététiciens. Appelés à la prudence méthodologique, ils affirment ne jamais croire sans preuve. Et pourtant, la posture même qu’ils revendiquent devient parfois un dogme : celui du soupçon absolu, appliqué à sens unique.
De récentes études en psychologie cognitive et épistémologie sociale ont mis en lumière un phénomène paradoxal : les milieux se revendiquant de la « zététique » développent, à mesure qu’ils se structurent, des biais systémiques propres. En d'autres termes, ce n’est pas parce qu’on s’affirme rationaliste que l’on est à l’abri des angles morts de sa propre subjectivité. Pire encore : l’illusion d’objectivité que procure une méthode rigide peut renforcer les mécanismes de rejet des idées dissonantes, surtout lorsque ces idées touchent aux domaines symboliques ou existentiels, comme la religion.
L’effet Dunning-Kruger (Ehrlinger et al., 2008) montre que les individus ayant une compétence limitée dans un domaine tendent à surestimer leur propre expertise. Or dans les cercles zététiciens, le sentiment d’appartenance à un groupe « rationnel » peut produire un effet de confiance artificielle, renforçant le dénigrement de ce qui ne s’explique pas immédiatement.
De même, l’étude de Kahan et al. (Motivated Numeracy, 2013) démontre que les compétences logiques peuvent, lorsqu’elles sont liées à une identité idéologique, renforcer les biais de confirmation au lieu de les réduire. Plus on est “capable”, plus on est capable… de défendre ce qu’on croit déjà. L’intelligence ne protège pas du biais, elle peut au contraire l’armer.
Enfin, les travaux de Mercier & Sperber (The Enigma of Reason, 2017) vont encore plus loin : la raison humaine n’est pas conçue pour découvrir la vérité objective, mais pour justifier ses intuitions en contexte social. Nous raisonnons en groupe, pour persuader, pour triompher dans la controverse, non pour atteindre une pure neutralité.
Là où l’honnêteté intellectuelle exigerait de suspendre son jugement, la zététique, mal appliquée, devient parfois un filtre idéologique. L’expérience religieuse, par exemple, est souvent évacuée d’un revers de main au motif qu’elle ne serait pas falsifiable. Mais en exigeant de la foi qu’elle se plie aux critères de la science expérimentale, les zététiciens trahissent leur propre méthode : ils oublient que toute méthode doit rester relative à son objet. On ne mesure pas un poème avec un thermomètre. Ironiquement ceux qui se veulent les chantres de l’esprit critique se retrouvent parfois les prisonniers d’une réduction du réel à ce qui peut être quantifié. Or la quête de sens, le mystère, la transcendance ne sont pas des erreurs de raisonnement : ils sont au cœur de l’humanité, et leur exploration réclame une autre forme de rigueur — non pas moins exigeante, mais d’une autre nature.
La zététique devrait être un outil, pas une identité. Lorsqu’elle devient une idéologie, elle cesse d’interroger pour commencer à exclure. Elle ne sert plus à penser, mais à rejeter ce qui dérange. Et dans cette posture fermée, elle perd ce qu’elle prétend défendre : une quête d'objectivité
Une réduction scientiste de la réalité : quand la méthode zététique devient dogme
Il y a une frontière subtile entre la science comme méthode et le scientisme comme croyance. La première explore, interroge, accepte de ne pas tout maîtriser. Le second affirme, colonise, érige le mesurable en seule forme de réel. C’est précisément cette confusion que certains courants zététiciens incarnent aujourd’hui : non plus un appel à la raison, mais une prétention à totaliser le réel sous l’unique bannière du calcul et de l’expérience reproductible.
À force de succès dans le domaine des sciences naturelles, un glissement s’est opéré : ce qui n’est pas testable serait donc faux ou insignifiant. L’outil est devenu étalon. La rigueur expérimentale, née pour décrire le monde physique, se retrouve brandie comme critère absolu dans des domaines qui lui échappent de par leur nature même : l’expérience mystique, le sentiment moral, la beauté, la foi. On voudrait peser la transcendance au trébuchet. Mais il y a des réalités que l’on explore avec l’âme, non avec des capteurs.
Karl Popper avait pourtant posé les garde-fous : une hypothèse est scientifique non parce qu’elle est vraie, mais parce qu’elle est falsifiable. Autrement dit : ce qui n’est pas falsifiable n’est pas scientifique… mais n’est pas pour autant dénué de sens. C’est là que le scientisme fausse le jeu. Car ce qu’il ne peut attraper dans ses filets, il ne se contente pas de le laisser passer : il le nie, l’humilie ou le caricature.
Cette prétention n’est pas nouvelle. Elle fut déconstruite par Thomas Kuhn, qui montra que la science elle-même n’avance pas par simple accumulation de vérités, mais par ruptures de paradigmes, par révolutions où l’ancien modèle cède sa place à un nouveau — souvent après avoir résisté violemment au doute. Paul Feyerabend, de son côté, allait jusqu’à affirmer que « la science est une entreprise anarchique », dénonçant le mythe d’une méthode unique et linéaire. C’est ce mythe que les zététiciens contemporains semblent parfois ressusciter, comme si la méthode expérimentale devait valoir pour toute forme de connaissance humaine.
Or la vie morale, la quête spirituelle, l’expérience intérieure ne se livrent pas au scalpel. Elles relèvent d’un autre ordre, non irrationnel, mais supra-rationnel. Les traditions religieuses, et en particulier la foi chrétienne, n’ignorent pas la raison : elles la dépassent. Refuser d’entendre cette autre rigueur, sous prétexte qu’elle n’entre pas dans le protocole, revient à mutiler l’homme de sa part la plus haute. Ce réductionnisme scientiste, dès qu’il s’applique aux dimensions métaphysiques, ne produit pas plus de clarté : il engendre un désert. Tout ce qui n’est pas mathématisable est déclaré superstition. Et dans cette pauvreté du regard, on ne distingue plus le sacré du fantasme, la foi de l’illusion, le mystère de l’ignorance.
Ce n’est pas la science qui est ici en cause — elle est précieuse, admirable, indispensable. C’est l’extension abusive de ses principes à ce qui ne relève pas d’elle. Lorsque la méthode devient idéologie, elle cesse d’éclairer le monde : elle le rétrécit. Et ce rétrécissement n’est pas un progrès. C’est un oubli.
Pourquoi les zététiciens ne sont pas les mieux placés pour parler de foi
Il ne viendrait à l’esprit de personne de demander à un botaniste d’expliquer un poème, ni à un géologue de juger une symphonie. Non par mépris pour leur science, mais par respect pour la nature de ce qu’ils étudient. La foi, comme la poésie ou la musique, relève d’un autre registre de connaissance : elle ne s’impose pas par démonstration, mais se propose comme une réponse à l’existence, une manière d’habiter le réel avec cohérence et espérance. Ceux qui, depuis leur posture zététique, prétendent la juger au nom de la raison, commettent donc une erreur de catégorie : ils analysent le mystère avec les instruments de la mesure.
Cette méprise serait bénigne si elle se reconnaissait pour ce qu’elle est. Mais elle se double souvent d’une prétention — celle de réduire la foi à un résidu psychologique, une superstition archaïque ou une névrose collective. Or, pour parler sérieusement de la foi, il ne suffit pas d’y être étranger. Il faut, au minimum, en avoir approché la logique propre, la structure, la cohérence interne. Il faut savoir ce qu’on juge. Trop souvent, les critiques zététiciennes de la religion s’en tiennent à une lecture superficielle : elles confondent le fanatisme avec la foi, la magie avec le sacré, le catéchisme enfantin avec la théologie. Elles dénoncent des caricatures qu’aucun penseur sérieux n’assume.
On chercherait en vain, chez la plupart de ces vulgarisateurs, une lecture de Thomas d’Aquin, de Jean de la Croix, de Pascal ou même de Simone Weil. Ils ignorent les strates de réflexion qui ont, pendant des siècles, articulé foi et raison, doute et confiance, mystère et intelligence. Et faute de connaître cette histoire, ils l’effacent d’un revers de main. Comme si l’Église n’avait jamais pensé. Comme si les mystiques n’avaient jamais souffert. Comme si croire revenait simplement à « affirmer sans preuve », selon l’axiome de Hitchens — un axiome, précisément, qui ne se prouve pas.
Mais il y a plus problématique encore. Car si la critique est si pauvre, c’est aussi que la position critique est biaisée dès le départ. Sans généralisé, il n’est pas rare de constater, chez les plus virulents adversaires de la foi, un arrière-plan biographique ou affectif. Un rejet de l’enfance. Une rupture familiale. Une blessure projetée sur Dieu comme figure de toute autorité. La zététique, dans ce contexte, devient un exutoire. Elle donne à la blessure une légitimité intellectuelle. Elle transforme le ressentiment en posture rationnelle. Mais la logique, ici, est un masque. Enfin, c’est méconnaître la nature même de la religion que de la juger uniquement selon sa prétention à dire le vrai. La foi, avant d’être un ensemble de dogmes, est une orientation de l’être. Elle structure les sociétés, tisse les liens symboliques, ouvre un horizon d’espérance. Elle n’est pas un ajout culturel : elle est constitutive de l’humanité. Et vouloir l’éradiquer au nom du progrès, c’est arracher à l’homme sa verticalité. Le réduire à ses pulsions, à ses données, à ses algorithmes.
C’est pourquoi les zététiciens — du moins ceux qui s’érigent en juges de la foi sans l’avoir jamais éprouvée, ni étudiée sérieusement — ne sont pas les mieux placés pour en parler. Ils peuvent en discuter les effets, questionner ses formes, pointer ses abus. Mais pour comprendre ce qu’est vraiment la foi, il faut accepter qu’elle ne se laisse pas disséquer comme un objet. Il faut, pour un instant au moins, renoncer au scalpel et se tenir dans le silence. Là où l’on n’analyse plus, mais où l’on écoute.
La parole blessée : pourquoi le dialogue devient impossible
Dialoguer suppose une confiance mutuelle. Un respect tacite du fait que l’autre n’est pas idiot simplement parce qu’il croit, ou parce qu’il doute. Pourtant, lorsqu’il s’agit de religion, cette confiance fait souvent défaut. Le dialogue devient difficile, non par manque d’arguments, mais par l’épaisseur invisible du vécu. Car il faut bien le reconnaître : derrière nombre de discours zététiciens sur la foi, se loge un passif — affectif, biographique, parfois douloureux. Et disons-le : ce sont souvent les croyants eux-mêmes qui ont creusé cette fracture. Le Catéchisme de l’Église catholique en témoigne lucidement : « Il arrive que des croyants soient eux-mêmes à l’origine de l’athéisme, lorsqu’ils négligent d’éduquer leur foi, ou qu’ils la déforment par une vie religieuse, morale ou sociale déficiente » (CEC, §2125). Trop de jugements, trop de superficialité, trop de contradictions véhiculées au nom du Christ. Et l’on comprend alors que certains aient préféré jeter le mystère avec l’eau du baptême.
Mais ce qui interroge, c’est le déséquilibre des exigences épistémiques. On fustige volontiers le profane qui s’aventure à donner son avis sur l’immunologie ou la physique quantique sans formation adéquate. On rappelle que “l’ignorance n’est pas une opinion” et que “la science ne se débat pas sur Facebook”. Pourtant, lorsqu’il s’agit de foi, de théologie, d’exégèse biblique ou de métaphysique, ce même garde-fou disparaît. N’importe quel esprit critique auto-proclamé se sent légitime pour trancher sur deux millénaires de réflexion, pour juger du sens d’un dogme ou pour décréter ce que “voulait vraiment dire” un texte sacré. On confond lecture littérale et lecture savante. On ignore les langues anciennes, les strates historiques, les cadres herméneutiques — et l’on parle quand même. C’est ce deux poids deux mesures qui, plus que le désaccord, rend le dialogue stérile.
La foi est alors réduite à une fable, la religion à un vestige, le mystique à une pathologie. Mais aucune science digne de ce nom ne se permettrait une telle légèreté en parlant d’un autre champ que le sien. Il est ironique que ceux qui réclament avec raison qu’on respecte les règles du savoir, s’en exonèrent dès qu’il s’agit de la foi — comme si celle-ci n’exigeait ni rigueur, ni formation, ni recul. Il ne s’agit pas ici de cléricaliser le débat, ni d’enfermer la théologie dans une tour d’ivoire. Il s’agit d’un appel à la cohérence. De la même manière qu’on ne “réfute” pas la mécanique quantique après avoir lu un article sur Wikipédia, on ne “déconstruit” pas le christianisme avec deux extraits de Lévitique et une citation de Dawkins. Car dans cette prétention-là aussi, se cache une croyance. La croyance que tout peut être réduit, aplati, exposé sur la table froide de la raison sans perdre sa substance.
Mais il est des choses que seul l’amour comprend. Et comme l’écrivait déjà Paul aux Corinthiens : « La connaissance enfle, mais l’amour édifie » (1 Co 8,1). Tant que le dialogue n’aura pas retrouvé cette charité intellectuelle, cette écoute patiente et rigoureuse qui seule permet de penser l’autre sans le trahir, la zététique restera aveugle à ce qu’elle prétend éclairer.
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