Essaie sur l'Anthropologie Chrétienne de l’homme et de la femme : Genèse, chute et restauration à la lumière de Grégoire de Nysse
- Cyprien.L
- il y a 2 jours
- 30 min de lecture
« La nature de l’image n’admet aucune distinction du mâle et de la femelle. » - Saint Grégoire de Nysse, Docteur de l’Église, in De hominis opificio, XVI

I. SAINT PAUL ET LA RESPONSABILITÉ HUMAINE FACE À L’ÉPREUVE : anthropologie chrétienne de l’homme et de la femme
L’affirmation paulinienne selon laquelle « Dieu est fidèle, et il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces ; mais avec la tentation il donnera aussi le moyen d’en sortir, afin que vous puissiez la supporter » (1 Co 10,13) constitue un principe anthropologique fondamental de la théologie chrétienne. Elle interdit toute lecture fataliste de l’histoire du salut comme toute lecture déterministe de la chute. L’épreuve, chez saint Paul, n’est jamais une violence imposée par Dieu, ni une ruse divine destinée à provoquer la chute de l’homme. Elle est le lieu même où se manifeste la liberté humaine, appelée à coopérer ou à se dérober.
Ce verset est décisif pour toute lecture sérieuse du récit de la Genèse. Il signifie que ni l’homme ni la femme ne sont placés, au moment de la tentation, dans une situation intrinsèquement intenable. Si Dieu est fidèle, alors l’épreuve du jardin n’excède pas les capacités de résistance de ceux qui la traversent. Dès lors, toute interprétation qui ferait de la femme un être structurellement plus vulnérable au mal, plus perméable au mensonge ou moins apte au discernement moral, se heurte frontalement à l’anthropologie paulinienne. Une telle lecture reviendrait implicitement à accuser Dieu d’injustice, en exposant la femme à une tentation qu’elle ne pourrait pas combattre.
Or saint Paul exclut explicitement cette hypothèse.
Chez Paul, la tentation n’est pas d’abord un piège psychologique, encore moins un test de faiblesse, mais une épreuve de fidélité et de responsabilité. Elle révèle non pas ce que l’homme ou la femme sont « par nature », mais la manière dont ils assument — ou n’assument pas — leur place dans une relation donnée. L’échec n’est jamais ontologique ; il est relationnel et fonctionnel. Ce point est essentiel : le péché ne révèle pas une déficience de l’être, mais une rupture dans la communion et dans l’exercice de la responsabilité.
Appliqué au récit de la chute, ce principe oblige à déplacer radicalement le regard. Si la femme dialogue avec le serpent, ce n’est pas parce qu’elle serait plus faible, mais parce qu’un déséquilibre relationnel est déjà à l’œuvre. Le texte de la Genèse souligne avec sobriété mais force que l’homme est présent, silencieux, passif. Or le silence, dans l’Écriture, n’est jamais neutre. Il peut être prière, mais il peut aussi être démission. Ici, il est clairement de cet ordre. L’homme ne parle pas, ne contredit pas le mensonge, ne protège pas la relation, ne garde pas la parole reçue. La tentation devient alors un événement partagé, mais assumé de manière asymétrique.
La responsabilité est donc pleinement commune, mais elle n’est pas indifférenciée. La femme n’est pas tentée parce qu’elle serait plus fragile ; elle est tentée parce que l’ordre de la relation est déjà fissuré. Et l’homme, loin d’être une victime secondaire, se rend coupable d’une faute plus profonde encore lorsqu’il accuse la femme devant Dieu : « La femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé » (Gn 3,12). Cette parole ne constitue pas seulement une esquive morale ; elle est une rupture de l’alliance. L’homme ne se contente pas de se disculper : il désigne la femme, et à travers elle, Dieu lui-même, comme responsable de sa chute.
À la lumière de saint Paul, cette dynamique apparaît avec clarté : le péché ne commence pas avec l’acte de manger, mais avec la démission de la responsabilité et la perversion de la relation. Dieu n’expose jamais l’homme ou la femme à une épreuve qu’ils ne pourraient affronter ; ce sont les rôles non assumés, les silences coupables et les accusations projetées qui transforment l’épreuve en chute. Ainsi, dès ce premier principe paulinien, toute lecture simpliste, machiste ou essentialiste du récit de la Genèse se trouve disqualifiée. La question n’est pas celle d’une faiblesse féminine, mais celle d’une responsabilité humaine partagée et manquée.
II. Saint GRÉGOIRE DE NYSSE : LA CRÉATION DE L’HOMME ET LA DIFFÉRENCE SEXUÉE COMME ÉCONOMIE PROVISOIRE
La pensée de Saint Grégoire de Nysse constitue un point d’appui majeur pour toute réflexion chrétienne sérieuse sur la différence sexuée, précisément parce qu’elle refuse d’en faire un absolu ontologique. Dans son traité De hominis opificio, Grégoire développe une anthropologie profondément marquée par la tension entre le dessein éternel de Dieu et l’économie historique du salut. Pour lui, la création de l’homme ne peut être comprise qu’à partir de la fin pour laquelle il est créé, et non à partir de son état présent, marqué par la chute et la mortalité.
Saint Grégoire affirme clairement que l’homme est créé « à l’image de Dieu » avant toute considération de sexualité. Or Dieu n’est ni mâle ni femelle. L’image divine en l’homme ne peut donc être sexuée. Elle réside dans la raison, la liberté, la capacité de relation et d’élévation vers Dieu. La distinction mâle/femelle n’appartient pas, chez Grégoire, au noyau dur de l'anthropologie chrétienne de l’homme et de la femme théologique, mais à une modalité secondaire de l’existence humaine.
Ce point est décisif, car il interdit de sacraliser la différence sexuelle comme si elle exprimait directement l’ordre éternel de Dieu.
Pour Saint Grégoire de Nysse, Dieu, dans sa prescience, anticipe la chute de l’homme et introduit la différenciation sexuelle comme un moyen de permettre la propagation de l’humanité dans un monde devenu mortel. La sexualité n’est pas une punition, mais une concession miséricordieuse à la condition déchue. Elle appartient à ce que les Pères appellent l’« économie », c’est-à-dire à la manière dont Dieu gouverne l’histoire après la rupture, et non au dessein originel tel qu’il est voulu pour l’éternité. En ce sens, la distinction sexuée est réelle, voulue, mais non ultime.
Cette lecture est étroitement liée à l’interprétation patristique des « tuniques de peau » mentionnées en Genèse 3,21. Grégoire de Nysse voit dans ces tuniques le symbole de la condition mortelle, passionnelle et vulnérable que l’homme assume après la chute. Elles désignent l’entrée dans un mode d’existence marqué par la corruption, la reproduction biologique, la souffrance et la mort. La sexualité s’inscrit dans cet horizon : elle appartient à la vie sous les tuniques de peau, et non à l’état glorieux de l’humanité restaurée. Loin de glorifier la chair comme telle, Grégoire y voit un vêtement provisoire, appelé à être dépassé dans la résurrection.
Cela ne signifie nullement que la différence sexuelle soit mauvaise ou illégitime. Elle est bonne en tant qu’elle permet à l’humanité de subsister et de se transmettre dans l’histoire. Mais elle n’est pas le lieu ultime de l’identité humaine. Pour Grégoire, l’homme véritable est celui qui est appelé à dépasser les déterminismes biologiques pour entrer dans une ressemblance toujours plus grande avec Dieu. La différence mâle/femelle appartient à l’ordre de la nature déchue ; la ressemblance divine appartient à l’ordre de la vocation éternelle.
Cette perspective permet de sortir d’une double impasse contemporaine. D’un côté, elle s’oppose à toute absolutisation de la différence sexuelle comme si elle définissait définitivement l’être humain devant Dieu. De l’autre, elle évite toute négation idéologique de cette différence, comme si elle n’avait aucune signification réelle dans l’histoire. Grégoire de Nysse tient ensemble ces deux pôles : la différence sexuelle est réelle, structurante dans le monde présent, mais elle n’est pas ultime. Elle est un moyen, non une fin.
Cette distinction est essentielle pour la suite du raisonnement. Si la différence sexuée appartient à l’économie provisoire du monde déchu, alors les rôles masculins et féminins ne peuvent être compris ni comme des hiérarchies ontologiques, ni comme de simples constructions arbitraires. Ils relèvent d’une responsabilité historique confiée à l’homme et à la femme sous les tuniques de peau. Leur importance n’est pas diminuée par leur caractère provisoire ; elle est au contraire renforcée, car c’est précisément dans cet état fragile, transitoire et vulnérable que se joue la fidélité humaine. L’échec de ces rôles n’est pas anodin : il engage l’ensemble de l’histoire du salut, comme le montrera l’analyse du récit de la chute et de sa relecture christologique.
III. LE SERPENT, LA FEMME ET L’HOMME : UNE LECTURE THÉOLOGIQUE DU DÉPLACEMENT DES RESPONSABILITÉS
À la lumière de l’anthropologie de Grégoire de Nysse, le récit de la tentation en Genèse 3 ne peut être lu comme une scène psychologique isolée, encore moins comme une fable moralisante sur la faiblesse féminine. Il doit être compris comme une manifestation concrète de la désorganisation introduite par la condition déchue, dans laquelle les rôles, bien que provisoires, deviennent décisifs. Le serpent n’invente pas cette désorganisation ; il l’exploite.
Le texte biblique est d’une sobriété remarquable : le serpent s’adresse à la femme, mais l’homme est là. Cette simple donnée narrative suffit à ruiner toute lecture naïve. L’homme n’est ni absent ni ignorant. Il est présent, mais muet. Or, dans la logique biblique, la parole n’est jamais un simple moyen d’expression : elle est un acte de responsabilité. Celui qui a reçu la parole première — l’interdit, la bénédiction, la mission de garder le jardin — est l’homme. Son silence n’est donc pas une neutralité prudente, mais une défaillance dans l’exercice de sa charge.
Le serpent, figure du mensonge et de la distorsion, ne commence pas par nier frontalement Dieu. Il introduit le doute par une question, en déplaçant subtilement la parole divine. Il attaque l’ordre symbolique avant d’attaquer l’acte. Or cet ordre symbolique aurait dû être gardé. Le rôle de l’homme, tel qu’il apparaît dès la Genèse, est précisément de nommer, de discerner, de poser des limites. En se taisant, il laisse la parole dériver, puis être confisquée. La tentation n’est pas d’abord un excès de parole féminine, mais une abdication de la parole masculine.
La femme, quant à elle, ne parle pas à partir d’une position de domination ou de transgression consciente. Elle entre dans un dialogue parce que l’espace relationnel est déjà ouvert, parce que la parole n’est plus gardée. Elle n’usurpe pas un rôle ; elle occupe un vide. Et c’est précisément ce déplacement qui rend la situation tragique. Le désordre ne vient pas du fait que la femme parle, mais du fait que l’homme ne parle plus là où il devait le faire.
Cette lecture permet de comprendre pourquoi la focalisation exclusive sur la femme dans certaines traditions populaires est non seulement théologiquement infondée, mais spirituellement dangereuse. Elle inverse les responsabilités. Là où le texte biblique montre une faillite relationnelle et structurelle, on a parfois voulu voir une faiblesse morale individuelle. Or le récit insiste moins sur l’initiative de la femme que sur la démission de l’homme, et plus encore sur la rupture finale : l’accusation.
Lorsque l’homme parle enfin, ce n’est pas pour confesser, ni pour protéger, ni pour restaurer la communion, mais pour accuser. Il rompt doublement l’alliance : avec la femme et avec Dieu. En rejetant la faute sur celle qui lui a été donnée « comme aide », il transforme le don en reproche et la relation en justification de soi. Cette parole-là est plus grave encore que le geste de manger. Elle manifeste une incapacité à assumer la responsabilité, et surtout un refus de porter l’autre.
Dans cette perspective, la femme et l’homme sont bien responsables tous deux, mais leur responsabilité n’est pas symétrique. Elle est différenciée selon les rôles assumés — ou non — dans l’économie provisoire du monde déchu. La femme ne chute pas parce qu’elle serait plus fragile par nature, mais parce qu’elle se trouve exposée dans un espace où la garde a été abandonnée. L’homme ne chute pas par ignorance, mais par refus d’assumer la parole et la charge qui lui ont été confiées.
Lire ce passage à la lumière de l’Évangile, comme le demande explicitement l’Église, oblige donc à une conversion du regard. Le Christ ne condamne jamais la femme comme principe de chute ; il dénonce sans cesse l’hypocrisie, la fuite de responsabilité et le durcissement du cœur. La logique évangélique ne cherche pas un bouc émissaire, mais révèle les lieux où la relation s’est brisée. Toute interprétation qui transformerait la femme en symbole de faiblesse originelle trahit cette logique et contredit l’anthropologie chrétienne la plus profonde.
Loin de justifier un discours machiste, le récit de la tentation révèle au contraire la gravité de la responsabilité masculine dans un monde marqué par les tuniques de peau. Il montre que lorsque le rôle de garde, de parole et de protection n’est pas assumé, la relation entière s’effondre. Et c’est précisément ce point qui ouvrira la voie à la compréhension christologique : si le Christ vient comme nouvel Adam, ce n’est pas pour écraser la femme, mais pour reprendre, jusqu’au bout, ce que le premier Adam a laissé tomber.
IV. L’ÉGALITÉ ONTOLOGIQUE DE L’HOMME ET DE LA FEMME : TÉMOIGNAGE DU CATÉCHISME ET DE LA TRADITION PATRISTIQUE
À ce stade de la réflexion, il devient nécessaire d’expliciter ce que l’Église enseigne de manière normative afin d’éviter toute dérive interprétative. L’idée selon laquelle la femme serait, en raison de la tentation, plus faible ou plus inclinée au mal ne relève pas de la doctrine catholique ; elle en constitue au contraire une déformation. Le Catéchisme de l’Église catholique est sans ambiguïté sur ce point et s’inscrit pleinement dans l’héritage patristique.
Le Catéchisme affirme d’abord l’égalité ontologique de l’homme et de la femme : « L’homme et la femme ont été voulus par Dieu l’un pour l’autre » et « tous deux sont avec une égale dignité à l’image de Dieu » (CEC, n° 369). Cette égalité n’est pas seulement morale ou juridique ; elle est ontologique. Elle concerne l’être même de l’homme et de la femme devant Dieu. Toute hiérarchisation qui ferait de l’un un être spirituellement plus fragile ou moralement inférieur que l’autre est donc exclue d’emblée par l’enseignement de l’Église.
Le Catéchisme précise également que la domination de l’homme sur la femme n’appartient pas au dessein originel de Dieu, mais constitue une conséquence du péché : « Le désordre que nous constatons si douloureusement n’est pas issu de la nature de l’homme et de la femme ni de la nature de leurs relations, mais du péché » (CEC, n° 1607). Cette affirmation est capitale. Elle signifie que toute lecture qui naturaliserait une prétendue faiblesse féminine ou une supériorité masculine confond l’ordre de la création avec les effets de la chute. La domination, la défiance et la rupture ne sont pas voulues par Dieu ; elles sont des symptômes du monde blessé.
Le Catéchisme va plus loin encore en soulignant que la tentation et la chute sont des événements qui engagent l’humanité entière : « L’homme, tenté par le diable, a laissé mourir dans son cœur la confiance envers son Créateur » (CEC, n° 397). Le texte ne distingue pas ici une responsabilité féminine première ou aggravée. Il parle de « l’homme » au sens générique, c’est-à-dire de l’humanité dans son ensemble. Le péché originel n’est pas imputé à la femme comme telle, mais à la rupture de confiance et de relation qui affecte l’être humain dans sa totalité.
Cette lecture catéchétique rejoint de manière frappante l’intuition des Pères de l’Église. Irénée de Lyon, par exemple, développe une théologie de la récapitulation dans laquelle Ève n’est pas simplement la figure de la chute, mais aussi celle de l’obéissance potentielle manquée, qui trouvera son accomplissement en Marie. Ève n’est pas présentée comme plus faible par nature, mais comme engagée dans un processus de croissance interrompu. Irénée écrit que « le nœud de la désobéissance d’Ève a été dénoué par l’obéissance de Marie ». Ce parallèle montre que la femme est pleinement intégrée à l’économie du salut, non comme symbole de défaillance, mais comme lieu possible de restauration.
Grégoire de Nysse, de son côté, refuse toute lecture essentialiste de la chute. Pour lui, le mal n’a pas de substance propre et ne peut donc être attribué à une nature particulière. Le péché n’est pas inscrit dans le féminin ou le masculin ; il résulte d’un mauvais usage de la liberté. Attribuer à la femme une faiblesse spécifique face au mal reviendrait à hypostasier le péché, ce qui est incompatible avec la pensée patristique.
Saint Jean Chrysostome, souvent invoqué à tort pour justifier des lectures rigoristes, rappelle pourtant que la responsabilité de l’homme est centrale précisément parce qu’il a reçu la charge de la parole et de la garde. Pour lui, l’échec d’Adam ne consiste pas d’abord dans l’acte de manger, mais dans l’abandon de sa mission. La femme n’est pas excusée, mais elle n’est jamais présentée comme la source du mal.
Ainsi tant le Catéchisme que la tradition patristique convergent pour affirmer une vérité simple et exigeante : la femme n’est ni ontologiquement plus faible ni spirituellement plus exposée au mal que l’homme. La focalisation du serpent sur la femme ne peut donc être interprétée comme un indice de faiblesse naturelle sans contredire à la fois la doctrine de l’Église et l’intelligence spirituelle des Pères. Une telle interprétation trahirait l’Évangile, qui ne cherche pas à désigner des coupables selon le sexe, mais à révéler les mécanismes profonds de la rupture et les chemins de la restauration.
V. LE CHRIST, NOUVEL ADAM : INCARNATION MASCULINE ET RESTAURATION DE LA RESPONSABILITÉ
Après avoir établi que la différence sexuée appartient à l’économie provisoire du monde déchu et que la femme ne peut être tenue pour ontologiquement plus faible, se pose inévitablement la question christologique : pourquoi le Verbe s’est-il fait homme au sens masculin ? Cette question ne peut être traitée ni sur un mode sociologique ni sur un mode idéologique. Elle relève d’une lecture théologique fine de la récapitulation et de la restauration.
La tradition patristique est unanime sur un point : le Christ vient comme nouvel Adam. Saint Paul le formule explicitement lorsqu’il oppose Adam et le Christ, le premier comme « âme vivante », le second comme « esprit vivifiant » (1 Co 15,45). Cette opposition n’est pas biologique, mais symbolique et théologique. Le Christ assume la condition humaine là où elle a failli, non pour la condamner, mais pour la guérir de l’intérieur. L’incarnation masculine ne signifie donc pas une supériorité du masculin, mais une prise en charge précise de ce qui n’a pas été assumé dans l’histoire.
Dans le récit de la Genèse, la faute d’Adam n’est pas seulement d’avoir mangé, mais de ne pas avoir tenu sa place. Il n’a pas gardé la parole, il n’a pas protégé la relation, il n’a pas assumé la responsabilité de la nomination et du discernement. Le Christ, en s’incarnant comme homme, vient précisément reprendre ces fonctions défaillantes. Il parle là où Adam s’est tu. Il assume là où Adam a fui. Il se tient devant Dieu sans accuser l’autre, mais en portant le péché de tous.
Les Pères de l’Église lisent l’incarnation à partir de cette logique de réparation. Irénée de Lyon affirme que « ce que le Christ n’a pas assumé n’est pas sauvé ». Le Verbe assume donc pleinement l’humanité concrète, marquée par les tuniques de peau, afin de la conduire à sa transfiguration. Mais cette assumption se fait selon une logique précise : le Christ entre dans l’histoire en reprenant la figure adamique, non pour l’écraser, mais pour la mener à son accomplissement.
Grégoire de Nysse éclaire ce point avec profondeur. Puisque la différence sexuée n’appartient pas au plan éternel, l’incarnation masculine ne peut être comprise comme une validation ontologique du masculin. Elle est un signe, non une fin. Le Christ assume une forme historique déterminée pour restaurer l’humanité tout entière. Le masculin devient ici le lieu symbolique de la responsabilité reprise, non le sommet d’une hiérarchie des sexes. En ce sens, l’incarnation masculine est paradoxalement une condamnation du masculin déchu, non sa glorification.
Cette logique est parfaitement cohérente avec l’attitude du Christ dans les Évangiles. Jamais il ne renforce une domination masculine. Au contraire, il rétablit sans cesse les femmes dans leur dignité, leur parole et leur liberté. Il dialogue avec elles publiquement, les accueille comme disciples, les place parfois en position de supériorité spirituelle face aux hommes religieux. Et pourtant, il demeure homme.
Cette tension n’est pas accidentelle : elle révèle que le masculin du Christ n’est pas un privilège, mais une charge.
Le Catéchisme de l’Église catholique s’inscrit implicitement dans cette perspective lorsqu’il affirme que « Jésus est le nouvel Adam qui, dans sa fidélité à la volonté du Père, répare surabondamment la désobéissance d’Adam » (CEC, n° 411). La réparation ne consiste pas à effacer la différence sexuée, mais à en purifier l’usage. Le Christ ne supprime pas les rôles ; il les accomplit en les vidant de toute logique de domination.
Ainsi, si le Verbe s’est fait homme, ce n’est ni par exclusion de la femme ni par validation d’un ordre patriarcal sacralisé. C’est parce que, dans l’histoire concrète du monde déchu, le rôle masculin n’a pas été tenu, et qu’il devait être repris jusqu’au bout, dans l’obéissance, le don de soi et le sacrifice. Le Christ ne vient pas confirmer un pouvoir masculin ; il en révèle la vocation véritable, qui culmine non dans la domination, mais dans la Croix.
VI. L’ORDRE ECCLÉSIAL ET LE SACERDOCE MASCULIN : SIGNE SACRAMENTEL, NON SUPÉRIORITÉ ANTHROPOLOGIQUE
La question de l’ordre dans l’Église et du sacerdoce masculin ne peut être abordée qu’à partir de ce qui précède, sous peine de tomber soit dans une justification idéologique, soit dans un rejet tout aussi idéologique. La tradition catholique ne fonde jamais le sacerdoce sur une supériorité ontologique de l’homme sur la femme, mais sur une logique sacramentelle, symbolique et christologique, profondément enracinée dans l’économie du salut.
Le Catéchisme de l’Église catholique rappelle avec clarté que le sacerdoce ministériel n’est pas un droit, mais un don reçu : « Nul ne s’attribue à soi-même cet honneur, on y est appelé par Dieu » (CEC, n° 1578, citant He 5,4). Cette précision est essentielle. Le ministère ordonné ne repose ni sur une compétence naturelle, ni sur une dignité personnelle, ni sur une excellence morale ou spirituelle supérieure. Il repose sur un appel gratuit et sur une configuration sacramentelle au Christ.
C’est dans cette configuration que se joue la question du masculin. Le prêtre agit in persona Christi Capitis, en la personne du Christ Tête. Or le Christ, nouvel Adam, a assumé la condition masculine non pour établir une hiérarchie anthropologique, mais pour reprendre et restaurer une responsabilité défaillante. Le sacerdoce participe de cette même logique : il ne confère pas un pouvoir sur, mais une charge pour. Il engage celui qui le reçoit dans une exposition particulière, une obligation de don et, ultimement, une conformité à la Croix.
Jean-Paul II, dans la continuité de la tradition, a rappelé que l’Église « n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes » (Ordinatio sacerdotalis). Cette affirmation, souvent mal comprise, ne repose pas sur une dévalorisation de la femme, mais sur la fidélité au geste du Christ et à la structure symbolique des sacrements. Le sacrement n’est pas un simple signe fonctionnel ; il engage le langage du corps, de l’histoire et de la représentation. La différence sexuelle, bien que provisoire à l’échelle eschatologique, demeure opérante dans l’économie sacramentelle du monde déchu.
Les Pères de l’Église permettent de comprendre cette logique sans la réduire à une domination. Jean Chrysostome insiste sur le caractère redoutable du sacerdoce : loin d’être un privilège, il est une charge qui expose davantage au jugement. Le prêtre, dit-il, devra rendre compte non seulement de sa propre âme, mais de celles qui lui ont été confiées. Cette perspective renverse toute lecture de type pouvoiriste. Si le sacerdoce est réservé aux hommes, ce n’est pas pour les élever au-dessus des femmes, mais pour les placer dans une responsabilité plus lourde encore.
Grégoire de Nysse, fidèle à sa distinction entre l’ordre provisoire et la vocation ultime, permet d’éviter une sacralisation abusive du masculin ecclésial. Le sacerdoce appartient à l’économie du salut, non à l’état glorieux. Il est un service temporaire, appelé à disparaître dans la restauration finale, lorsque Dieu sera « tout en tous ». En ce sens, le sacerdoce masculin ne dit rien de la dignité ultime des personnes ; il dit quelque chose de la manière dont Dieu agit dans l’histoire blessée pour conduire l’humanité vers sa transfiguration.
Il est également significatif que l’Église reconnaisse des formes de sainteté, d’autorité spirituelle et de fécondité ecclésiale pleinement féminines, parfois supérieures à celles des ministres ordonnés. Marie, qui n’est pas prêtre, est pourtant la figure la plus élevée de l’Église. Le Catéchisme rappelle que « la Vierge Marie réalise de la manière la plus parfaite l’obéissance de la foi » (CEC, n° 148). Cette hiérarchie paradoxale montre clairement que le sacerdoce ne constitue pas le sommet de la vie chrétienne, mais un service ordonné à la sainteté du corps tout entier.
Ainsi l’ordre ecclésial et le sacerdoce masculin ne peuvent être compris ni comme une survivance patriarcale, ni comme une injustice structurelle, mais comme un signe sacramentel inscrit dans l’économie provisoire du monde déchu. Ils rappellent que la restauration passe par la reprise d’une responsabilité historique, assumée dans l’humilité et le don de soi. Toute lecture qui ferait du sacerdoce une marque de supériorité masculine trahirait à la fois la tradition patristique, le Catéchisme et l’Évangile lui-même.
Cette compréhension ouvre naturellement sur l’horizon ultime : si les rôles sont nécessaires dans l’histoire, ils ne sont pas éternels. Ils sont ordonnés à une restauration où la différence sexuée, sans être niée, sera transfigurée. C’est vers cet accomplissement que se tourne maintenant la réflexion.
VII. MARIE, NOUVELLE ÈVE : RÉPARATION DU FÉMININ ET CONFIRMATION DE LA CAPACITÉ DE RÉSISTANCE
La figure de Marie constitue un point de convergence décisif pour l’ensemble de cette réflexion, car elle permet d’articuler sans contradiction la responsabilité féminine, la réalité de la tentation et la pleine capacité humaine à y résister. La tradition de l’Église n’a jamais opposé Ève et Marie de manière simpliste ; elle les a mises en relation typologique, précisément pour montrer que ce qui a été blessé dans l’histoire n’était pas une nature féminine déficiente, mais une relation à la parole et à la confiance appelée à être restaurée.
Dès le IIᵉ siècle, Irénée de Lyon pose explicitement ce parallèle fondateur : « De même qu’Ève, en désobéissant, devint cause de mort pour elle-même et pour tout le genre humain, de même Marie, par son obéissance, devint cause de salut pour elle-même et pour tout le genre humain ». Cette formule est capitale. Elle ne présente pas Ève comme une figure de faiblesse, mais comme une figure de causalité réelle dans l’histoire du salut. Or, ce qui peut être cause de mort peut aussi, par retournement, devenir cause de vie. Le féminin n’est donc pas disqualifié par la chute ; il est au contraire identifié comme un lieu décisif de bascule, pour le pire comme pour le meilleur.
Marie apparaît ainsi comme la nouvelle Ève non parce qu’elle serait une exception étrangère à l’humanité, mais précisément parce qu’elle est pleinement humaine. Le dogme de l’Immaculée Conception ne la soustrait pas à la condition humaine ; il affirme qu’elle est préservée du péché originel par pure grâce, en vue de sa mission, et non par nature propre. Le Catéchisme est explicite : « Marie a bénéficié d’une rédemption tout à fait singulière » (CEC, n° 492). Elle est sauvée par le Christ de manière préventive, ce qui signifie qu’elle demeure radicalement dépendante de la grâce, comme tout être humain.
C’est ici que l’argument anthropologique devient décisif. Si Marie, femme pleinement humaine, a pu résister à la tentation là où Ève a chuté, alors cela confirme rétrospectivement que la tentation initiale n’excédait pas les forces humaines.
Dieu n’a pas exposé la femme à une épreuve structurellement insurmontable. La fidélité de Dieu, telle que l’énonce saint Paul — « Dieu est fidèle » et n’éprouve jamais au-delà des forces données — trouve en Marie une confirmation éclatante. La femme n’a pas été choisie par le serpent parce qu’elle serait plus faible, mais parce qu’elle était pleinement capable de porter, dans sa liberté, un enjeu décisif.
Les Pères soulignent d’ailleurs que la tentation de Marie n’est pas moins réelle que celle d’Ève, mais qu’elle est plus radicale encore. Là où Ève est confrontée à un interdit, Marie est confrontée à l’incompréhensible.
L’annonce de l’ange ne lui offre aucune garantie immédiate ; elle engage son corps, sa réputation, sa sécurité et son avenir. Jean Chrysostome et d’autres Pères insistent sur le caractère vertigineux de ce consentement. Le fiat de Marie n’est pas une soumission passive, mais un acte de foi lucide dans un contexte d’incertitude extrême.
Grégoire de Nysse permet ici de comprendre que la réparation du féminin ne consiste pas à effacer la tentation, mais à la traverser autrement. Marie ne nie pas la parole ; elle la reçoit. Elle ne dialogue pas avec le mensonge ; elle interroge la vérité. Elle ne s’empare pas du fruit ; elle accueille un don. Là où Ève avait été entraînée dans un dialogue qui dissolvait la parole divine, Marie entre dans un dialogue qui l’approfondit. Ce déplacement est fondamental : il ne repose pas sur une supériorité naturelle, mais sur une disponibilité totale à la grâce.
Il est également significatif que cette réparation du féminin ne se fasse jamais contre l’homme, mais en articulation avec la restauration adamique accomplie par le Christ. Marie ne remplace pas Adam ; elle coopère à l’œuvre du nouvel Adam. De même qu’Ève avait été associée à Adam dans la chute, Marie est associée au Christ dans la restauration. Cette symétrie, profondément enracinée dans la tradition patristique, montre que l’économie du salut est toujours relationnelle. Le féminin n’est pas un problème à corriger, mais une vocation à accomplir.
Ainsi, loin de confirmer l’idée d’une femme plus faible, la figure de Marie vient la renverser radicalement. Si la femme a été le lieu d’une tentation décisive, c’est parce qu’elle était aussi le lieu d’une capacité décisive de fidélité. Marie révèle que le féminin, lorsqu’il est pleinement accordé à la grâce, devient le lieu même où le mensonge est déjoué à sa racine. Elle manifeste que la chute n’a jamais été une fatalité inscrite dans la nature féminine, mais un drame de liberté appelé, dès l’origine, à être réparé.
En Marie, l’humanité sous les tuniques de peau laisse déjà transparaître la restauration finale. Elle anticipe ce que l’Église confesse comme espérance : une humanité pleinement réconciliée, où la différence sexuée, sans être niée, n’est plus un lieu de fracture, mais de communion transfigurée.
VIII. L’ATTAQUE CONTINUE CONTRE LA FEMME : STRATÉGIE DU MAL ET DÉSORDRES HISTORIQUES
Si l’on relit l’histoire du salut à la lumière de la Genèse, de la tradition patristique et de l’accomplissement marial, un motif constant apparaît avec une singulière cohérence : le mal ne cesse de revenir vers la femme. Non parce qu’elle serait plus faible, mais précisément parce qu’elle est un lieu décisif. Là où se joue la transmission de la vie, de la relation et de la fidélité, le mal concentre son effort. La femme n’est pas la cible du serpent par défaut ; elle l’est par enjeu.
Cette donnée permet de relire avec lucidité certains épisodes sombres de l’histoire humaine et ecclésiale. Les formes de machisme, de patriarcat dur, de misogynie ou de sexisme qui ont traversé les sociétés, et parfois même des milieux ecclésiaux, ne relèvent pas du dogme chrétien, ni de la tradition doctrinale de l’Église, mais de la faillite des hommes qui la composent. Le Catéchisme, les Pères et le magistère n’ont jamais enseigné l’infériorité de la femme. Pourtant, des pratiques, des mentalités et des structures ont parfois trahi cet enseignement. Il serait naïf d’y voir de simples erreurs sociologiques. Il est plus juste d’y discerner une stratégie du mal : défigurer la femme pour défigurer l’humanité.
Car attaquer la femme, c’est attaquer la relation elle-même. C’est brouiller la transmission, pervertir la confiance, introduire la peur et la domination là où devait régner la communion. En ce sens, les violences symboliques ou réelles infligées aux femmes au cours de l’histoire ne sont pas seulement des injustices sociales ; elles constituent des blessures spirituelles profondes, qui entravent la vocation humaine à la restauration. Là où la femme est humiliée, instrumentalisée ou réduite, l’humanité entière se trouve affaiblie.
Mais l’attaque ne se limite pas à ces formes anciennes. Elle change de visage selon les époques. Notre temps en offre une illustration paradoxale. D’un côté, on assiste à une exaltation ambiguë de figures féminines hyperpuissantes, élitistes, parfois quasi mythifiées — la femme sorcière, la femme démiurgique, la femme autosuffisante, détachée de toute relation réelle. De l’autre, se développe une déconstruction radicale de la féminité elle-même, au point d’en nier l’existence. La différence sexuée n’est plus seulement relativisée ; elle est dissoute. Le féminin et le masculin deviennent des constructions interchangeables, privées de toute consistance symbolique ou anthropologique.
Or cette double dynamique — idolâtrie d’un féminin déconnecté du réel et négation de toute féminité réelle — procède du même mouvement. Elle empêche toute restauration véritable. Là où la femme est soit écrasée, soit absolutisée, elle cesse d’être ce qu’elle est : une personne relationnelle, incarnée, inscrite dans une différence signifiante. Cette négation du féminin va toujours de pair avec une négation du masculin, vidé de sa responsabilité, réduit soit à la domination brutale, soit à l’effacement pur et simple. Dans les deux cas, la relation est détruite.
Il est alors légitime de relire la scène originelle de la Genèse sous cet angle. Pourquoi le serpent ne s’adresse-t-il pas à Adam ? Le texte ne le dit pas explicitement, et il serait imprudent de trancher dogmatiquement. Mais une chose est sûre : le serpent n’ignore pas Adam ; il le contourne. Adam, pourtant gardien, n’est pas attaqué frontalement. Cela suggère que le mal ne cherche pas nécessairement à affronter la force ou la charge directe, mais à provoquer l’effondrement par le point relationnel le plus décisif. Si la femme tombe, Adam tombera avec elle. Et l’histoire confirme tragiquement cette intuition.
On peut même aller plus loin, sans spéculation excessive. Le silence d’Adam laisse penser qu’il n’était pas difficile à faire chuter, non par faiblesse ontologique, mais par absence de vigilance. Le serpent n’a pas besoin de le convaincre ; il lui suffit de provoquer la rupture ailleurs. À l’inverse, on peut légitimement se demander si, si Adam avait été directement tenté et avait chuté seul, Ève l’aurait nécessairement suivi. Le texte ne permet pas de conclure, mais il suggère que la femme n’est pas entraînée mécaniquement par la chute de l’homme, tandis que l’homme, lui, suit la chute de la femme sans résistance.
Cette asymétrie narrative est lourde de sens. Elle confirme que la femme n’est pas le maillon faible, mais un maillon clé. C’est précisément pour cela que le mal s’acharne sur elle à travers les siècles, sous des formes toujours renouvelées. Détruire la femme, c’est empêcher l’humanité de parvenir à la restauration. C’est faire obstacle à « toute chose nouvelle ».
Marie, nouvelle Ève, révèle en creux cette stratégie. Si le mal s’est acharné sur le féminin, c’est parce que le salut passerait aussi par lui. La Genèse l’annonçait déjà : la descendance de la femme écrasera la tête du serpent. Ce n’est pas un détail marginal ; c’est un axe structurant de l’histoire du salut. Le combat spirituel se joue là, depuis l’origine jusqu’à aujourd’hui.
Hélas les attaques contemporaines contre la féminité — qu’elles prennent la forme de la domination, de la négation ou de la dissolution — ne sont pas des progrès neutres ni des régressions anodines. Elles s’inscrivent dans une lutte plus profonde, où se joue la capacité même de l’humanité à accueillir la restauration promise. Reconnaître une féminité et une masculinité réelles, non comme des prisons, mais comme des vocations incarnées et relationnelles, n’est pas un retour en arrière. C’est une condition pour que l’humanité puisse, enfin, entrer dans l’horizon des choses nouvelles.
IX. L’INCOMPLÉTUDE D’ADAM ET LE MYSTÈRE DE L’ALTÉRITÉ FÉMININE
Le récit de la création de la femme en Genèse 2 introduit une donnée décisive qui précède toute considération de chute ou de tentation : l’homme n’est pas autosuffisant. Avant même que le péché n’entre dans l’histoire, Dieu pose un jugement sans équivoque : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2,18). Cette parole est fondamentale, car elle révèle que l’incomplétude d’Adam n’est pas une déficience morale, mais une structure constitutive de l’humanité. L’homme, même créé à l’image de Dieu, n’est pas un être clos sur lui-même. Il est, dès l’origine, dépendant de la relation.
Cette incomplétude doit cependant être relue à la lumière de la structure même du récit de la Genèse, qui se déploie en deux temps. Dans le premier récit (Gn 1), l’humanité est créée d’un seul acte : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1,27). Avant toute différenciation narrative, avant toute solitude d’Adam, l’humanité est pensée comme une unité plénière, déjà sexuée, déjà relationnelle. La femme n’apparaît donc pas comme un ajout tardif ou une solution secondaire à un défaut de l’homme ; elle est là dès l’origine, inscrite dans l’intention créatrice de Dieu.
C’est précisément ce point que Grégoire de Nysse souligne avec force. Commentant la double présentation de la création, il affirme que l’Écriture distingue volontairement ce qui relève du dessein éternel de Dieu et ce qui relève de l’économie historique :« L’Écriture nous enseigne, me semble-t-il, deux créations de l’homme : l’une selon l’image de Dieu, l’autre selon la distinction du mâle et de la femelle. » (De hominis opificio, XVI).Et Grégoire précise encore que cette distinction sexuée est introduite en vue de l’histoire marquée par la mortalité :« Dieu, par sa prescience, ayant vu d’avance la chute de l’homme, a adapté à cette chute le mode de génération. » (De hominis opificio, XVII).
Ainsi lorsque Genèse 2 déploie la solitude d’Adam et la création d’Ève à partir de son côté, il ne contredit pas Genèse 1 ; il en révèle la modalité existentielle dans le monde de l’histoire. Ève n’est pas absente du premier Adam ; elle est révélée dans le second récit comme l’altérité sans laquelle Adam ne peut accéder à sa propre vérité.
La scène où Adam nomme les animaux approfondit ce constat. En exerçant sa mission de nomination, Adam reconnaît ce qui lui est confié, mais il découvre aussi ce qui lui manque. Le texte insiste : parmi tous les vivants, « il ne trouva pas d’aide qui lui corresponde ». Cette absence n’est pas simplement fonctionnelle ; elle est existentielle. Adam perçoit que la relation qu’il porte en lui ne peut être satisfaite ni par la domination, ni par l’altérité radicale, ni par la simple complémentarité biologique. Il découvre une solitude qui n’est pas seulement absence de compagnie, mais manque d’un autre capable de lui répondre.
C’est dans cet espace de manque que la femme est créée. Elle ne vient pas de la poussière, mais du côté d’Adam. La tradition patristique a vu dans ce détail un symbole théologique majeur. La femme n’est ni au-dessus de l’homme, ni au-dessous, ni devant pour être dominée, ni derrière pour être soumise. Elle est à côté. Elle est « l’autre côté » d’Adam. Cette expression ne désigne pas une simple inversion possible des rôles, mais une altérité irréductible, appelée à la communion.
L’incomplétude d’Adam révèle alors quelque chose de plus profond : l’homme ne peut accéder à sa propre vérité qu’à travers une relation qui n’est pas interchangeable. La femme ne comble pas un vide mécanique ; elle révèle à Adam sa dépendance relationnelle. Bien sûr, Ève aussi est incomplète sans Adam, et la relation est réciproque. Mais cette réciprocité n’est pas symétrique au sens strict. Il existe une asymétrie mystérieuse, non hiérarchique, qui interdit toute simple permutation des rôles.
Ce point est essentiel pour comprendre pourquoi la tentation ne peut être lue comme une simple inversion possible. Le serpent ne s’adresse pas à Adam, non parce qu’il serait plus fort, mais parce que sa dépendance relationnelle constitue déjà un point de fragilité. Adam est gardien, certes, mais il est aussi vulnérable là où il ne se sait pas encore dépendant. Lorsque la relation se fracture, il s’effondre sans résistance. Il ne chute pas par affrontement direct avec le mal, mais par rupture du lien qui le tenait debout.
À l’inverse, le texte laisse entrevoir une autre possibilité, sans jamais la formuler explicitement : si Adam avait chuté seul, Ève l’aurait-elle nécessairement suivi ? Rien ne permet de l’affirmer. Cette asymétrie narrative suggère que la femme n’est pas entraînée mécaniquement par la chute de l’homme, tandis que l’homme, lui, chute immédiatement lorsque la relation est atteinte. Cela ne signifie pas que la femme serait plus forte par nature, mais qu’elle occupe une place décisive dans la structure relationnelle de l’humanité.
Cette donnée éclaire encore davantage la cohérence du récit biblique et de l’histoire du salut. Si la femme devient un lieu privilégié de l’attaque du mal, ce n’est pas par faiblesse, mais par centralité. Et si elle devient aussi le lieu de la promesse, c’est pour la même raison. La restauration passe par là où la relation a été blessée. Marie, nouvelle Ève, ne fait qu’accomplir pleinement ce mystère déjà inscrit dans la création : la relation restaurée devient le lieu de la victoire sur le mensonge.
L’incomplétude d’Adam et l’altérité féminine ne peuvent être comprises ni comme une hiérarchie ni comme une simple complémentarité fonctionnelle. Elles révèlent une anthropologie profondément relationnelle, où l’homme et la femme ne se remplacent pas, ne s’inversent pas et ne se dissolvent pas, mais se révèlent mutuellement dans une tension orientée vers la communion. C’est dans cette tension, et non dans l’effacement ou la domination, que se joue l’espérance de la restauration et de « toutes choses nouvelles ».
X. POURQUOI PAS UN COUPLE IMMACULÉ ? LE SCANDALE THÉOLOGIQUE D’UNE INCARNATION SOLITAIRE
Arrivé à ce point de la réflexion, une question s’impose presque naturellement, tant elle est à la fois simple et vertigineuse : pourquoi Dieu n’a-t-il pas choisi de sauver l’humanité par un couple immaculé ? Pourquoi ne pas avoir répondu à la chute par une nouvelle harmonie originelle, un nouvel Adam et une nouvelle Ève, restaurés ensemble, dans une symétrie réparatrice ? La théologie catholique n’a jamais esquivé cette question, mais elle a toujours refusé d’y répondre par la nécessité. Dieu aurait pu sauver autrement. S’il ne l’a pas fait, c’est que le mode choisi révèle quelque chose de décisif sur l’état réel de l’humanité et sur la nature du salut.
Le fait même que le Verbe s’incarne en une seule personne, assumant la condition humaine dans une solitude radicale, constitue un scandale théologique au sens fort. Le salut chrétien ne commence pas par une réconciliation horizontale entre l’homme et la femme, mais par une descente verticale de Dieu dans l’histoire blessée. Ce choix exclut d’emblée toute lecture qui ferait de l’Incarnation une simple correction structurelle ou un rééquilibrage des rôles. Dieu ne vient pas « refaire le couple ». Il vient reprendre ce qui n’a pas été porté.
À la lumière de la Genèse relue patristiquement, ce point devient intelligible sans jamais devenir idéologique. La femme a été tentée, mais l’homme a abdiqué. La faute d’Adam n’est pas d’abord une faiblesse morale ou une ignorance ; elle est une défaillance de responsabilité. Il n’a pas gardé, il n’a pas parlé, il n’a pas porté. Et lorsque la relation s’est fracturée, il n’a pas assumé, mais accusé. C’est précisément ce point de rupture que Dieu vient rejoindre dans l’Incarnation.
Si le Verbe se fait homme au sens masculin, ce n’est ni pour valider une supériorité du masculin, ni pour réparer une prétendue faiblesse féminine. C’est pour reprendre, jusqu’au bout, une charge laissée vacante. Le Christ n’est pas l’homme idéal face à la femme défaillante ; il est le nouvel Adam qui assume enfin ce que le premier Adam a fui. L’Incarnation masculine apparaît alors non comme un privilège, mais comme une mise en accusation silencieuse : là où l’homme n’a pas tenu, Dieu se tient.
Un couple immaculé aurait impliqué une restauration par symétrie, une guérison par équilibre, une humanité sauvée sans passer par la Croix. Or le salut chrétien ne procède jamais par compensation. Il passe par le don unilatéral. La Croix n’est pas conjugale. Elle est portée seul. Le salut n’advient pas par la réussite relationnelle, mais par l’offrande libre de celui qui accepte de porter le poids de l’échec commun. Dieu ne sauve pas l’humanité par deux, mais par Un, afin que nul ne puisse se sauver par l’autre.
Cette solitude rédemptrice n’efface pas la femme ; elle la situe autrement. Marie n’est pas la moitié manquante du Christ, ni une Ève simplement réparée. Elle est celle en qui l’humanité consent là où Adam s’est tu. Le Christ assume la responsabilité ; Marie assume la disponibilité. Cette articulation n’est ni hiérarchique ni concurrentielle. Elle révèle que le salut ne passe ni par l’effacement de la différence ni par sa domination, mais par une coopération asymétrique, libre et gracieuse.
Ainsi comprise l’Incarnation ne referme pas la blessure relationnelle par un retour à l’origine, mais l’ouvre vers un accomplissement. Dieu ne recommence pas l’humanité ; il la traverse. Et s’il ne choisit pas un couple immaculé, c’est peut-être parce que la restauration finale ne sera pas une simple harmonie retrouvée, mais la transfiguration de ce qui a été porté jusqu’au bout. L’homme et la femme ne sont pas sauvés parce qu’ils auraient enfin bien fonctionné ensemble, mais parce que l’un d’eux, en Christ, a accepté de ne plus fuir.
Cette perspective ne résout pas le mystère ; elle le rend habitable. Elle permet de tenir ensemble, sans contradiction, l’égalité ontologique de l’homme et de la femme, la gravité de la responsabilité adamique, la centralité mariale et l’unicité rédemptrice du Christ. Elle ouvre enfin sur ce que la foi chrétienne confesse sans le posséder encore : une restauration où la différence ne sera ni abolie ni absolutisée, mais pleinement assumée dans la lumière de « toutes choses nouvelles ».
CONCLUSION — LÀ OÙ LA RESTAURATION DEMEURE OUVERTE
Ce qui se révèle, au terme de ce parcours, n’est pas une théorie des rôles, encore moins une anthropologie figée, mais une vérité plus exigeante : l’humanité n’est pas appelée à résoudre la différence, mais à la traverser. L’homme et la femme ne sont pas les fragments d’un tout à recomposer par technique ou par idéologie ; ils sont les porteurs d’un mystère relationnel qui ne s’accomplit ni dans la domination, ni dans l’effacement, ni dans l’indifférenciation.
La tradition chrétienne n’a jamais promis une humanité réconciliée par la simple correction des structures ou par la redistribution des pouvoirs. Elle annonce une restauration qui passe par la conversion du cœur, par la reprise des responsabilités manquées, et par l’accueil d’une altérité qui ne peut être maîtrisée. C’est précisément pour cela que la différence sexuée demeure, dans l’histoire, à la fois fragile et décisive : elle oblige l’homme à reconnaître qu’il ne se sauve pas seul, et la femme à porter une promesse qui la dépasse sans jamais l’écraser.
L’audace de la foi chrétienne est peut-être là. Elle refuse aussi bien la sacralisation nostalgique d’un ordre blessé que la fuite en avant dans une déconstruction sans fin. Elle ose affirmer que le mal n’est pas vaincu par l’effacement des différences, mais par leur transfiguration. Elle ose dire que l’avenir de l’humanité ne se joue pas dans la négation du corps, ni dans l’absolutisation du pouvoir, mais dans une communion rétablie, patiente, souvent invisible, toujours exposée.
Dans un monde qui oscille entre la peur de la différence et sa dissolution, la tradition catholique maintient une parole inconfortable : l’homme et la femme ne sont pas des problèmes à résoudre, mais des vocations à accomplir. Et si la restauration finale demeure voilée, c’est peut-être pour que, dès maintenant, chacun soit appelé non à posséder l’autre, mais à répondre de lui.
C’est là que s’ouvre encore l’histoire. Non dans la clôture des certitudes, mais dans l’espérance d’un accomplissement qui ne sera ni une revanche, ni une négation, mais la révélation pleine et entière de ce que l’humanité était appelée à devenir depuis l’origine.




Commentaires