top of page

La force d’être doux

  • Photo du rédacteur: Cyprien.L
    Cyprien.L
  • 14 mai
  • 9 min de lecture

Contre le pélagianisme et la récupération du christianisme

« Les pseudo-valeurs archaïques reconstituées, traditionnalisme factice, mythes de l’origine et de la racine, fantasmes néo-religieux et néo-nationalistes, forment un ensemble d’“habillages de la mémoire” pour la société spectaculaire, dans sa tentative de reconstitution idéologique du passé. » Guy Debord, La Société du spectacle

 La force d’être doux : et si la véritable restauration de l’Église passait par la faiblesse assumée, la grâce accueillie et la douceur évangélique ? Contre le virilisme pseudo-chrétien, cet article affirme que le seul véritable puissant est celui qui s’est laissé crucifier par amour.


Ils citent la Bible comme on brandit un étendard. Ils parlent d’ordre, de hiérarchie, de virilité. Le Christ qu’ils dessinent est un mâle dominateur, autoritaire, stratège : un coach du XXIe siècle affublé d’un manteau d’Ancien Testament. Dans certaines sphères masculines dites « red pill », sur des comptes en ligne pseudo-tradis ou dans des cercles nationalistes mystiques, la foi chrétienne devient un prétexte : elle n’évangélise plus, elle revendique. Elle ne console plus, elle entraîne. Elle ne révèle plus la grâce : elle célèbre la volonté.


Ce phénomène n’est pas anodin. Il n’est pas neutre. Il est le symptôme d’un glissement dangereux : la réappropriation d’un langage religieux au service d’une idéologie viriliste et auto-référentielle, profondément contraire à l’Évangile.


Ce que Guy Debord appelait les « pseudo-valeurs archaïques » réemerge ici, en version pseudo-chrétienne : un pastiche doctrinal, une esthétique de l’ordre sacralisé, une tradition bricolée où se mêlent Rome impériale, citations de saint Paul et conseils pour “réaffirmer sa masculinité”.


Mais cette mémoire n’est pas la nôtre. Elle ne vient pas de l’Évangile. Elle s’y oppose frontalement.


I. Pélagianisme et néopélagianisme : l’illusion de se sauver soi-même


Dans ce paysage idéologique qui se pare des atours du sacré, l’erreur est aussi ancienne que l’Église elle-même. Dès le Ve siècle, elle porte un nom : le pélagianisme.


1. Le pélagianisme classique


Le pélagianisme, du nom du moine britannique Pélage, est une hérésie condamnée par plusieurs conciles (notamment Carthage en 418), qui affirmait que l’homme, par ses seules forces, pouvait éviter le péché, accomplir le bien, et atteindre la sainteté. La grâce de Dieu, selon Pélage, était certes utile… mais non nécessaire.


Autrement dit : Dieu peut aider, mais c’est l’homme qui triomphe.


Saint Augustin s’y opposa radicalement, affirmant que sans la grâce, même la volonté la plus droite se perd. Et Saint Thomas d’Aquin écrira plus tard, de manière limpide :

« On voit la sottise de l'opinion pélagienne selon laquelle l'homme en état de péché peut éviter le péché sans la grâce »

2. Le néopélagianisme contemporain


Mais l’hérésie ne disparaît jamais vraiment. Elle change de forme. Dans le monde moderne, elle ressurgit sous le nom de « néopélagianisme » : une confiance illimitée dans l’homme, dans ses capacités, ses projets, sa discipline. Une vision volontariste de la foi, où la perfection chrétienne devient une conquête individuelle — un mérite, non un don.


Le pape François en dénonce les effets dans Gaudete et Exsultate :

« Le néopélagianisme [...] exalte une volonté tournée sur elle-même, propre, qui s’appuie uniquement sur ses propres forces et se sent supérieure aux autres » (§49).

Ce néopélagianisme viriliste ne croit pas au salut reçu. Il veut un salut conquis. Il admire la force, méprise la faiblesse, sanctifie l’effort personnel, ignore l’humilité. Il transforme la vie spirituelle en programme de performance morale.


II. Quand le virilisme travestit l’Évangile


Le néopélagianisme contemporain ne se développe pas dans le vide. Il s’ancre dans un terreau socioculturel qui valorise l’image du mâle conquérant, sûr de lui, dominateur. Dans cet univers, la foi chrétienne est instrumentalisée : elle devient un outil de reconstruction identitaire pour des hommes en perte de repères, qui rejettent toute forme de fragilité comme un échec à surmonter.


1. Un salut par la force, non par la foi


Dans cette logique, on ne croit plus pour être sauvé : on s’entraîne pour devenir fort. Le Christ devient un totem viril, un modèle de discipline et de stratégie, parfois même une figure militaire. On parle de "reconquête", de "prise de pouvoir spirituel", de "hiérarchie divine", mais le vocabulaire emprunte davantage à la rhétorique du combat et de la domination qu’au langage de l’Évangile.


Ce n’est plus la Croix que l’on contemple, mais une sorte de glaive sacralisé. Ce n’est plus le Dieu crucifié que l’on annonce, mais un Christ virilisé, façonné à l’image de nos fantasmes de puissance.

« Remets ton épée à sa place ; car tous ceux qui prendront l'épée périront par l'épée. »Matthieu 26,52

2. Un fantasme masculin de restauration de soi


Charles Melman, dans ses analyses sur la virilité en crise, note ce retournement inquiétant du religieux au service du narcissisme viril :

« Le masculin, dès qu’il s’imagine comme idéal, entre en conflit avec la faiblesse réelle de la chair. Il n’envisage plus le salut, il veut la restauration de lui-même » (Clinique du réel, inédits).

Dans cette dérive, le christianisme cesse d’être une Bonne Nouvelle offerte à tous. Il devient le miroir d’un moi viril blessé, qui cherche à se reconstituer à travers une religion de l’effort, de la supériorité morale, de l’ordre rétabli. Il ne s’agit plus d’aimer — il s’agit de reprendre le pouvoir.


3. Pourtant, l’Évangile parle une autre langue


Mais tout cela est aux antipodes du message du Christ.

« Vous le savez : les chefs des nations les commandent en maîtres. […] Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Mais celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur » (Mt 20,25-26).

Le Christ n’a pas institué un ordre masculin. Il a renversé tous les ordres. Il a lavé les pieds. Il a pardonné aux ennemis. Il s’est laissé crucifier. Et il a dit :

« Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29).

Le christianisme n’est pas une virilisation du monde. C’est une conversion du cœur.


III. Jésus-Christ, l’antithèse de la virilité mondaine


Il y a dans tout ce courant viriliste chrétien une ironie profonde, presque tragique : ceux qui se croient les plus « catholiques des catholiques » sont souvent, dans leur imaginaire, les plus mondains. Et sans le savoir, ils réintroduisent dans la foi chrétienne les schémas symboliques les plus typiquement païens : force, domination, hiérarchie sacrée du mâle, culte de la puissance. Ce qu’ils appellent tradition n’est pas l’Évangile, c’est le mythe.


1. L’archétype païen du mâle sacré


Dans les mythologies anciennes, on vénère des dieux conquérants, colériques, ordonnateurs. Le roi juste est celui qui tranche, domine, impose la paix par la force. Le guerrier viril est celui qui mérite l’admiration des dieux. De Gilgamesh à Thor, d’Achille à Mars, c’est la puissance visible, la supériorité physique et sociale qui sont divinisées.


Ce modèle traverse aussi certaines formes archaïques de religion où l’on confond sainteté et autorité, et où l’on croit que la proximité avec le divin s’exprime par la force de commandement ou la verticalité sacrée du pouvoir masculin. Dans ces cultures, la faiblesse est honteuse. La douceur est suspecte. L’humilité est méprisable.


2. Le Christ renverse ces catégories


Or Jésus, Lui, n’a jamais épousé ces logiques. Il ne s’est jamais conformé aux attentes virilistes de son époque. Quand on a voulu faire de lui un roi, il s’est enfui. Quand ses disciples ont rêvé de puissance, il leur a lavé les pieds. Et lorsqu’il aurait pu s’imposer par miracle ou par autorité, il s’est laissé frapper, juger, crucifier.


Il n’a pas agi ainsi par faiblesse. Il l’a fait par amour. Par force intérieure. Par choix libre et souverain.

« Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Mt 20,28).

3. Ils croient défendre la foi… ils réintroduisent le paganisme


Ainsi, ceux qui veulent aujourd’hui restaurer une Église “virile”, “dominante”, “restaurée dans l’ordre masculin”, ne font en réalité que ramener par la porte arrière les structures mythologiques païennes que le Christ avait abolies.Ils remplacent le Dieu crucifié par un Héros. Ils troquent l’Évangile pour un archétype. Ils se disent catholiques, mais refusent la logique même de l’Incarnation.


Et l’on doit oser dire, sans caricature : non, un chrétien n’est pas appelé à être faible. Non, il ne doit pas se soumettre à l’injustice, au mal, à la manipulation. Mais cette résistance ne se joue pas dans la revendication du pouvoir ni dans la posture virile. Elle se joue dans le courage d’aimer, de pardonner, de perdre pour gagner autrement.


4. La vraie force n’est pas celle qu’ils croient


Il faut bien distinguer la force spirituelle — celle des martyrs, des saints, des justes — de la force mondaine, celle qui s’impose. La première est invisible. La seconde se mesure. La première construit le Royaume. La seconde veut reconquérir le monde.

Jésus ne demande pas de “redevenir des hommes”. Il demande de devenir ses disciples.

« Celui qui voudra sauver sa vie la perdra. Mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera » (Mc 8,35).

IV. La douceur évangélique : exigence oubliée, force véritable


Il faut le dire sans détour : la douceur n’est pas un repli. Elle n’est pas une faiblesse. Elle n’est pas un renoncement au combat. Elle est l’exigence la plus haute de l’Évangile, et elle constitue peut-être, dans notre monde saturé de performances viriles, la seule véritable restauration possible de l’Église.


1. Le paradoxe du Christ : tendre l’autre joue est plus difficile que lever le poing


Il est bien plus facile de dominer que de pardonner. Il est plus naturel de se défendre que de se livrer. Il est plus simple d’exclure que d’aimer. Et c’est précisément là que l’Évangile commence : là où l’instinct se tait, et où la Grâce prend le relais.

« Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil et dent pour dent. Mais moi je vous dis de ne pas résister au méchant » (Mt 5,38-39).

Cette logique n’est pas celle du monde. Elle est celle du Royaume. Et elle est infiniment plus difficile à vivre, car elle ne peut être vécue sans la grâce. Voilà ce que beaucoup oublient : il ne s’agit pas d’un programme moral surhumain. Il s’agit d’un chemin habité par Dieu.


2. La seule restauration possible de l’Église


La crise de l’Église ne sera pas résolue par un retour à un ordre viril ou à une autorité masculine. Cela ne ferait que rejouer les dynamiques anciennes, déjà stériles, déjà mortes. Ce n’est pas par le pouvoir que l’Église a grandi. C’est par les saints. Ce n’est pas par les dominants qu’elle a été fondée, mais par les humiliés, les martyrs, les doux, les fous aux yeux du monde.

« Ce sont les doux qui hériteront la terre » (Mt 5,5).« Ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2 Co 12,9).

Restaurer l’Église, ce n’est donc pas imposer une figure d’autorité. C’est devenir à nouveau, personnellement, un temple vivant de la Présence. Et cela, nul ne peut le faire sans la grâce. Car personne ne peut aimer ses ennemis, tendre l’autre joue, se livrer sans violence, garder le silence face à l’humiliation, sans une force qui ne vient pas de lui.


3. Ce qu’ils rejettent est ce qu’ils sont incapables de vivre


Et c’est là le plus grand paradoxe : ce que les virilistes prétendent mépriser — la douceur, le dépouillement, la prière silencieuse, la miséricorde — est précisément ce qu’ils sont, en réalité, incapables de porter. Car cela réclame tout. Cela réclame la mort de l’ego. Cela réclame de renoncer à avoir raison, à posséder, à gagner. Cela réclame de ressembler au Christ.

Détruire, contraindre, imposer : cela est à la portée de n’importe quel homme. Mais marcher à la suite du Crucifié, porter la croix sans imposer la sienne aux autres, cela est surnaturel.Cela ne se vit que dans la grâce.

« Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15,5).

Conclusion — Le seul puissant, c’est le crucifié


Si nous voulons vraiment être traditionalistes — non au sens idéologique, mais au sens évangélique, fidèle à la Tradition vivante — alors regardons les origines. Non pas les constructions d’une époque rêvée, mais la vérité nue des premiers chrétiens.

Que faisaient-ils ?Ils ne revendiquaient pas l’ordre.Ils n’appelaient pas au retour d’une hiérarchie naturelle.Ils n’édifiaient pas un christianisme viril et triomphant.

Ils vivaient dans l’abandon à la grâce, dans la fidélité aux béatitudes, dans la pauvreté réelle et l’amour incandescent. Et ils allaient dans les arènes non pour imposer leur Dieu, mais pour Le révéler par leur charité.

Ce n’est pas le glaive qui a converti les foules. C’est la douceur des martyrs. C’est le pardon des persécutés. C’est la lumière silencieuse d’une présence.

Alors posons-nous la question, nous qui voulons restaurer l’Église : Par quoi les premiers chrétiens ont-ils bouleversé le monde ? Par quelle force ont-ils changé l’histoire ? Par quelles grâces, quels charismes, Dieu leur a-t-il répondu ?


Ils n’avaient ni pouvoir ni statut. Mais ils étaient brûlants. Et l’Esprit Saint, libre de couler en eux, se manifestait avec puissance.Là était leur fécondité. Là était leur virilité transfigurée.


Oui, il est bon de réparer les calvaires brisés. Mais comme saint François d’Assise l’a compris, il ne suffit pas de rebâtir les pierres. Il faut restaurer en nous le Calvaire intérieur.


Celui où le moi s’efface pour laisser le Christ demeurer. Celui où l’orgueil s’effondre, où la volonté de puissance meurt, où l’âme devient pauvre pour être comblée.

Le seul puissant, ce n’est pas celui qui impose.C’est celui qui s’efface, pour que Dieu soit tout en lui.

Voilà la voie. Voilà l’unique restauration possible. Et elle est à la portée de quiconque se laisse habiter.

« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour, et qu’il me suive » (Lc 9,23).« Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20).

 
 
 

留言


bottom of page