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Le mal, la liberté et l’harmonie brisée : Essaie sur l’écosystème de la création

  • Photo du rédacteur: Cyprien.L
    Cyprien.L
  • 12 mai
  • 15 min de lecture
« Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera près du chevreau ; le veau et le lionceau seront nourris ensemble, et un petit garçon les conduira » (Is 11,6).

Pourquoi Dieu permet-il le mal ? Quelle est la place du démon dans l’ordre de la création ? Cet article explore, à la lumière de la Révélation chrétienne, le lien entre liberté, péché, dérèglement cosmique et espérance eschatologique. Un regard spirituel et théologique sur la mission de l’homme dans un monde blessé mais promis à la transfiguration.
Peinture baroque représentant le Christ ressuscité tenant un agneau portant les stigmates, entouré d’un lion, d’un loup, d’un veau et d’un second agneau. La scène symbolise la restauration de la création et évoque la prophétie d’Isaïe sur la paix entre les prédateurs et les proies, accomplie dans la Nouvelle Création inaugurée par l’Agneau de Dieu.

Introduction : La question du mal et l’amour de Dieu


Il n’est pas une époque, pas une conscience éveillée, qui n’ait buté un jour contre cette pierre : pourquoi le mal ? Pourquoi la souffrance, l’injustice, la violence, l’absurde ? Et si Dieu est bon, pourquoi permet-il cela ? Et s’il est tout-puissant, pourquoi n’intervient-il pas ? Ces questions, posées depuis Job jusqu’à nos jours, ne sont pas seulement philosophiques : elles sont viscérales. Elles jaillissent du deuil, de l’incompréhension, du scandale. Elles traversent le cri de l’enfant abandonné comme celui du mourant solitaire.


Pourtant, la foi chrétienne affirme deux choses en apparence contradictoires : Dieu ne veut pas le mal, mais il le permet. Il ne l’a pas créé, mais il en tolère la présence. Le mal n’est pas une substance, ni une force autonome : il est une absence, un manque, une distorsion. Saint Augustin écrivait : « Le mal n’est rien d’autre que la privation du bien. » Et c’est dans ce creux du bien que s’engouffre le chaos.


Mais alors, pourquoi Dieu ne comble-t-il pas immédiatement ce vide ? Pourquoi ne foudroie-t-il pas le mal à la racine, sans attendre ? La réponse est redoutable, et pourtant consolante : parce qu’il respecte la liberté qu’il a donnée à ses créatures. Parce que supprimer le mal par la force, ce serait aussi supprimer la liberté — et donc, en dernière analyse, l’amour. Car on ne peut aimer que librement. Et Dieu ne cherche pas des pantins : il appelle des personnes. Des êtres capables de lui dire "oui"… mais aussi, hélas, capables de lui dire "non".


Ce refus, ce "non" primordial, c’est celui du démon et de l’homme. Et de ce "non" originel découle toute une cascade de désordres, de blessures, de morts, dont Dieu n’est pas la cause mais le souffrant témoin — et, déjà, le réparateur caché. À travers cette exploration, il ne s’agira donc pas seulement de penser le mal, mais de comprendre le drame spirituel qui se joue à l’échelle invisible : celle de la liberté, de la chute, et du salut.


I. Le mal : absence du Bien, blessure de la liberté


Pour comprendre le mal, il faut d’abord briser un faux mythe : le mal ne s’oppose pas au Bien comme une force égale, comme une entité rivale, comme une sorte d’anti-Dieu. Cela, ce serait du manichéisme — une hérésie ancienne et persistante qui attribue au mal une consistance ontologique. Mais dans la vision chrétienne, le mal est un parasite. Il n’est pas une chose, mais la privation d’une chose. Il est ce qui manque quand le Bien est refusé.


Saint Thomas d’Aquin l’affirmait clairement : "Malum non est ens, sed privatio boni". Le mal n’est pas un être, mais une privation d’être. Il n’a pas d’essence propre : il est ce que produit un acte libre détourné de sa finalité. De même qu’un trou dans un tissu n’est pas un objet, mais une absence de matière, le péché est un trou dans la trame de la volonté — une volonté qui a raté sa cible.


C’est ce que désigne le mot grec hamartia, qu’on traduit par "péché" : manquer la cible, échouer à atteindre ce qui est juste. Or cette cible, c’est Dieu. Lui seul est le Vrai, le Beau, le Bien. Lui seul est la Vie en plénitude. Pécher, c’est donc s’éloigner de Dieu, et, ce faisant, se détourner de la Vie elle-même. Non pas nécessairement dans un geste de rébellion grandiose, mais souvent dans un glissement, une indifférence, un "non" muet. C’est ce "non" qui ouvre la brèche.


Mais pourquoi Dieu laisse-t-il ce refus possible ? Parce qu’il a voulu des êtres libres. La liberté est la condition de l’amour, et l’amour est la finalité de la création. Supprimer la liberté pour empêcher le mal, ce serait abolir le projet même de Dieu. Ce serait faire taire les voix pour éviter les dissonances, mais au prix du silence éternel. Dieu refuse ce silence. Il veut des chants libres, même s’ils sont parfois dissonants.


C’est pourquoi Dieu agit toujours avec retenue. Il permet, mais il n’impose pas. Il soutient, mais il ne contraint pas. Il inspire, mais il ne programme pas. Car intervenir trop fortement, ce serait étouffer la liberté ; et étouffer la liberté, ce serait annuler l’individualité. Ce serait créer non plus des personnes, mais des automates. Dieu veut des fils, non des jouets. Des amis, non des esclaves.


Ainsi le mal est né non de la volonté divine, mais de la liberté blessée. Et cette blessure, librement acceptée par certains esprits, s’est propagée dans la création — comme une onde de choc dans le tissu du monde.


II. La liberté offerte aux créatures : anges, hommes, démons


Dieu n’a pas seulement créé l’homme libre. Il a créé toute une hiérarchie d’êtres spirituels, les anges, auxquels il a également donné l’honneur et la responsabilité de la liberté. Ce ne sont pas des personnages de contes, ni des symboles désuets. Ce sont des intelligences pures, des esprits créés pour transmettre, porter, éclairer. Leur mission ? Servir l’ordre divin, veiller sur la création, être messagers et gardiens de la volonté de Dieu.


Mais certains d’entre eux, dans un geste fulgurant et définitif, ont refusé cette mission. Non par ignorance, mais par orgueil. Ils n’ont pas supporté qu’un être fait de chair, l’homme, soit destiné à participer à la gloire divine. Ce refus, ce rejet du plan de Dieu, a "transformé" ces anges en démons. Leur lumière s’est obscurcie. Leur intelligence, intacte, est devenue perverse. Et leur action, désormais, est dirigée contre la vie, contre l’ordre, contre la vérité.

Dieu n’a pas supprimé leur existence. Car il ne se contredit jamais. Il a créé libres, et il respecte cette liberté jusqu’au bout. Même dévoyée. Même détournée. Ce respect bouleverse : Dieu accepte d’être trahi plutôt que de renier la liberté qu’il a donnée. Car à ses yeux, un amour forcé ne vaut rien.


L’homme, de son côté, n’est pas tombé dans le vide. Il a été tenté. Le serpent, figure de Satan, n’a pas inventé le mal : il l’a insinué. Il a murmuré à l’homme que Dieu mentait, que l’obéissance était une limite, et que la connaissance — donc la puissance — serait à sa portée. Le fruit était beau. Le désir était là. Et l’homme a dit oui à ce "non". Il a épousé, en sa chair et en sa volonté, la logique du démon.


Ce péché originel n’est pas simplement un acte, mais un glissement d’alliance : l’homme, au lieu d’exercer sa domination comme un reflet de Dieu (dominus, le gardien bienveillant), s’est mis à dominer à la manière du serpent : en possédant, en dévorant, en détruisant. Il a trahi sa mission de lien entre l’invisible et le visible. Il s’est retourné contre la création au lieu d’en être le prêtre. Et ce retournement a tout entraîné : les animaux, la terre, les équilibres, les écosystèmes. Rien n’a échappé à ce désordre.


Ce lien entre la chute de l’homme et la blessure de la création ne tient pas du hasard. Il est inscrit dans l’acte même de la Genèse. Car selon le récit biblique, l’homme et les animaux terrestres sont créés le même jour — le sixième. Ce détail, souvent lu trop vite, est d’une portée immense. Il signifie qu’ils participent d’une même terre, d’un même souffle vital, d’une même parole créatrice. L’homme n’est pas un être entièrement séparé du reste du vivant, comme s’il flottait dans une dignité abstraite : il est adam, tiré de la adamah, la terre rouge, comme l’animal est tiré des eaux, des terres, des souffles. Tous deux reçoivent leur existence d’un même élan divin.


Mais cette proximité n’est pas une égalité. Car à l’homme seul est donné le souffle direct de Dieu (nishmat ‘haim), et à lui seul est confiée la charge de nommer, de cultiver, de garder. C’est cette différence qui fonde sa responsabilité. Il est créé dans une dignité supérieure, non pour écraser, mais pour servir en roi et en prêtre — pour prendre soin. Il est le garant de l’harmonie du jardin, le pont entre le visible et l’invisible. Et c’est justement parce que l’homme est lié à l’animal dans leur origine commune, mais élevé par sa vocation spirituelle, que sa chute n’est pas sans conséquences pour l’ensemble du vivant.


Lorsque l’homme tombe, ce n’est pas seulement son âme qui se corrompt : c’est son rapport au monde entier qui se détraque. La prédation, la peur, la violence, la fuite, la maladie — toutes ces réalités que nous constatons dans le règne animal postérieur à la chute — ne sont pas simplement "naturelles" : elles sont les marques tragiques d’un ordre blessé. La création n’est plus sous le regard paisible d’un homme en Dieu. Elle est soumise à un regard déformé, dominateur, inquiet, et finit elle-même par se déformer. C’est ce que Paul exprime avec force : "la création a été soumise à la vanité, non de son propre gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise..." (Rm 8,20). L’animal, comme la terre, souffre des désordres du cœur humain.


Dès lors, la relation entre l’homme et le reste du vivant devient dramatique : le destin de l’un entraîne celui de l’autre. Il ne s’agit pas là d’un écologisme sentimental ou utilitariste, mais d’une écologie sacrée : la conscience que le monde visible est profondément affecté par l’orientation spirituelle de l’homme. Si l’homme est en paix avec Dieu, les bêtes s’approchent sans crainte (comme chez les saints ou dans les prophéties messianiques). Mais si l’homme se coupe de Dieu, le monde devient un lieu de tensions, de morsures et de dévorements. La paix du monde commence dans l’âme de l’homme. Et l’humanité, par vocation, reste toujours en position de gardien : soit elle bénit le vivant par sa communion avec Dieu, soit elle le corrompt par sa rébellion.


Comme les anges déchus ont troublé l’ordre céleste, l’homme déchu a désorganisé l’ordre terrestre. Et les deux désordres se rejoignent. Car le démon n’agit jamais seul : il cherche des complicités. Et l’homme, par son péché, lui a offert un terrain.


III. Le démon, cancer de l’harmonie : une allégorie spirituelle du dérèglement de la création


Le démon ne crée rien. Il ne bâtit pas, il ne féconde pas, il n’engendre aucune paix. Son œuvre, si l’on peut l’appeler ainsi, est une destruction silencieuse, une ruse corrosive, une altération de tout ce qui vit. Et cette action trouve une analogie saisissante dans un phénomène bien connu du monde biologique : le cancer.


Le cancer, en effet, est une cellule qui ne reconnaît plus le corps auquel elle appartient. Elle prolifère pour elle-même, sans limite, sans but, sans obéissance à l’ensemble. Elle n’est pas étrangère au corps — elle vient de lui — mais elle agit comme une traîtresse interne. Elle détourne les ressources, affaiblit les structures, colonise l’espace vital. Et peu à peu, elle contamine tout l’organisme, jusqu’à le détruire. Cette cellule "rebelle", qui croit s’émanciper en échappant au code génétique de l’unité, devient paradoxalement l’origine de la mort.


Tel est le démon. Il est une créature de Dieu, mais qui a rompu la communion. Il a conservé ses forces, sa nature spirituelle, mais il les emploie contre l’ordre, contre la beauté, contre la vie. Il ne crée pas : il dérègle. Il ne construit pas : il infecte. Et comme le cancer, il se répand par les voies les plus discrètes, souvent sans douleur immédiate, mais avec une puissance d’infiltration redoutable.


Or, ce qui rend cette analogie encore plus grave, c’est que l’homme pécheur peut devenir à son tour une cellule cancéreuse de la création. En se coupant de Dieu, en refusant sa vocation d’harmonie, il cesse d’irriguer le monde par l’Esprit, et commence à le contaminer par son orgueil, sa peur, sa violence. L’homme, qui devait être le canal de bénédiction entre le ciel et la terre, devient alors un relais de l’ombre. Il ne s’agit pas ici d’un simple "péché personnel", comme on le réduit parfois, mais d’un impact structurel et cosmique : une dissonance dans l’organisme vivant de la création.


L’homme qui se laisse séduire par l’esprit du mal, qui épouse sa logique — celle de la rébellion, de la division, de l’égo — devient lui-même un vecteur de dérèglement. Il n’est plus un pont, mais une faille. Son péché n’est pas neutre : il affaiblit le lien entre les êtres, entre l’homme et l’animal, entre l’homme et la terre. Le mensonge, la luxure, l’injustice, la corruption, tout cela n’est pas seulement moralement laid : c’est biologiquement destructeur, écologiquement infectieux, spirituellement cancéreux.


C’est pourquoi la création souffre du péché de l’homme : non pas par punition, mais par communion blessée. L’univers est un tout : il porte en lui l’empreinte de l’ordre divin. Lorsque cette empreinte est méprisée, le monde se détraque. Et le démon, profitant de cette brèche, s’infiltre davantage. Il n’a pas besoin de se montrer : il suffit que l’homme laisse faire. Le Malin est le roi du silence consentant.


Le péché des anges déchus, puis celui de l’homme, n’a pas seulement eu des conséquences morales ou spirituelles. Il a eu des conséquences cosmiques. Le démon, esprit pur ayant renié la lumière, a agi et agit encore comme un facteur d’entropie spirituelle, de désorganisation, de violence dans les structures mêmes de la matière. Par sa présence, les lois de la nature ne fonctionnent plus dans leur clarté originelle. Elles sont déviées, parasitées, perverties. Ce n’est pas que le monde serait devenu mauvais en lui-même : il est simplement habité par une distorsion. Comme un instrument désaccordé joue encore de la musique, mais dans un ton brisé.


Le Christ dira que Satan est "le prince de ce monde" (Jn 14,30) — non au sens d’un roi légitime, mais comme un usurpateur occupant temporairement un territoire blessé. Il règne par le mensonge, la peur, la domination, et parfois même, par la violence aveugle des éléments. Bien sûr, tout cataclysme n’est pas une "possession" de la nature, mais beaucoup portent en eux les traces de ce déséquilibre originel. Et la Bible, de manière non naïve mais prophétique, lie parfois explicitement le dérèglement moral des peuples avec le dérèglement des éléments (cf. Am 8,8-9 ; Os 4,1-3 ; Mt 24,7).


Voilà pourquoi la nature elle-même, dans ses douleurs, gémit. Non pas parce qu’elle serait naturellement hostile à l’homme, mais parce qu’elle souffre de l’éloignement de son roi, de l’homme qui devait la conduire vers Dieu, et qui s’est tourné vers lui-même ou vers l’Ennemi.


La nature attend — et c’est là tout le mystère exprimé par saint Paul — "la révélation des fils de Dieu" (Rm 8,19). Elle attend le retour de l’homme debout, l’homme en Dieu, l’homme restauré par la grâce, afin qu’à travers lui, l’ordre sacré du monde commence à se retisser.

Tant que l’homme est blessé dans son âme, le monde sera blessé dans son corps. Et tant que le démon trouve en nous des complicités, les structures mêmes du réel garderont les marques de sa morsure.


Ainsi se comprend la gravité de notre responsabilité. Le mal n’est pas un accident, ni une fatalité. C’est une chaîne de ruptures — d’abord céleste, puis humaine, puis cosmique — qui s’auto-entretient. Et tant que l’homme ne revient pas à sa juste place, tant qu’il refuse d’être en Dieu, il reste lui-même un fragment malade du grand corps vivant de la création.

Mais l’espérance demeure : là où la maladie s’est répandue, la guérison est possible. La cellule peut retrouver son code. L’homme peut retrouver son origine. L’ordre peut être restauré, non par la force, mais par la communion retrouvée. Et cette restauration commence là où l’homme reconnaît son péché… et choisit la lumière.


IV. Restauration : vers un monde transfiguré


Le monde n’a pas été créé pour mourir. Même abîmé, il reste porté par une promesse. Ce que nous appelons “histoire” n’est pas une boucle de souffrances, mais une tension vers l’accomplissement. Dieu n’est pas venu effacer la création blessée — il est venu l’épouser pour la restaurer. Car au cœur même du chaos, une semence de lumière a été plantée : celle d’un monde transfiguré, où la blessure devient gloire, où la croix devient arbre de vie.


Cette espérance n’est pas un rêve lointain : elle est une certitude enracinée dans la Révélation. Le prophète Isaïe, des siècles avant la venue du Christ, annonçait déjà un monde à venir où « le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera près du chevreau ; le veau et le lionceau seront nourris ensemble, et un petit garçon les conduira » (Is 11,6). Cette vision n’est pas une utopie naïve. C’est une prophétie messianique : une image de ce que sera la création réconciliée, lorsqu’elle sera pleinement habitée par la paix de Dieu.


Le Nouveau Testament confirme cette promesse et l’élève à son accomplissement. L’Apocalypse ne décrit pas la fin du monde comme une anéantissement, mais comme une naissance : « Puis je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu » (Ap 21,1). Disparu, non au sens de détruit, mais de dépassé, transfiguré. Le monde ancien, marqué par la division, laisse place à un monde réconcilié où « il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses auront disparu » (Ap 21,4).


Et ce n’est pas une spiritualisation vague : c’est une recréation de la matière elle-même, de la nature elle-même. « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5), dit celui qui siège sur le trône. Le mal, jusque dans ses racines invisibles, sera arraché. Le mensonge, l’injustice, la mort, seront engloutis. « La mort ne sera plus », annonce encore l’Apocalypse, non parce que le monde cessera d’exister, mais parce que la Vie sera devenue victorieuse.


Or cette restauration, bien que promise, n’est pas encore manifestée. Nous vivons dans un entre-deux mystérieux, ce que les Pères de l’Église appelaient le temps des témoins. Le Christ a déjà remporté la victoire, mais elle doit être déployée dans l’histoire. L’Église, et en elle chaque croyant, est appelée à devenir l’instrument de cette transfiguration. Il ne s’agit pas d’attendre passivement que Dieu "fasse tout" : il s’agit de coopérer à son œuvre, d’y entrer, de devenir soi-même une blessure guérie capable de guérir le monde.


La création, dit saint Paul, « attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » (Rm 8,19). Elle attend, non un cataclysme, mais une élévation. Elle gémit, non comme une mourante, mais comme une mère en travail. « Elle aussi sera libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rm 8,21). Ce n’est pas l’homme seul qui est sauvé : c’est toute la création, entraînée dans la restauration par la sainteté retrouvée de l’homme.


Car l’homme juste, sanctifié, restauré en Christ, redevient ce qu’il devait être : un pont entre le ciel et la terre, un berger du vivant, un canal de lumière dans la matière abîmée. Le salut ne nous arrache pas au monde : il nous y replonge comme porteurs d’une présence nouvelle. Chaque choix de pureté, chaque prière véritable, chaque acte de charité devient comme une graine plantée dans le sol du monde futur.


Ce monde futur n’est pas une fuite hors du réel, mais son accomplissement. Ce que le jardin d’Éden était dans l’origine, la Jérusalem céleste le sera dans l’éternité — mais transfiguré, élevé, rendu indestructible. « Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la ville ; ses serviteurs le serviront, ils verront sa face » (Ap 22,3-4). La face de Dieu, jadis cachée, se fera enfin lumière. Et ceux qui auront aimé, l’auront déjà contemplée sans le savoir.


La terre ne sera pas abandonnée. Le loup et l’agneau se reposeront ensemble, non parce que la prédation sera niée, mais parce qu’elle aura été vaincue. Le feu de la fin ne sera pas celui de la destruction, mais celui de la purification. Et ce feu habite déjà le cœur de ceux qui aiment.


Conclusion : Redevenir bénédiction dans un monde blessé


L’histoire du monde n’est pas celle d’un chaos sans but, ni celle d’un paradis à jamais perdu. C’est l’histoire d’un amour bafoué qui continue pourtant d’aimer, d’un Créateur blessé par sa créature mais qui refuse d’abandonner l’œuvre de ses mains. Le mal, si réel soit-il, n’a jamais eu de racine en Dieu. Il n’a d’existence que par privation, par détournement. Et c’est pourquoi il peut être défait — non par le retour à un passé idéalisé, mais par l’avènement d’un monde transfiguré.


L’homme, au lieu de bénir, a maudit. Au lieu de veiller, il a blessé. Mais l’appel de Dieu n’a pas changé : « Où es-tu ? » (Gn 3,9). Cette question résonne encore aujourd’hui, non comme un reproche, mais comme un cri d’amour. L’homme est appelé à se tenir à nouveau debout, à assumer sa place dans l’univers comme prêtre du vivant, gardien de la paix cosmique, miroir de Dieu dans la matière.


Le monde attend. Les bêtes attendent. Les montagnes, les rivières, les vents attendent. « La création tout entière attend avec ardeur » (Rm 8,19). Elle ne demande pas des héros ni des anges, mais des hommes redevenus fils. Des êtres qui ont connu la chute mais qui acceptent d’être relevés. Des pécheurs guéris, devenus guérisseurs. Des blessés devenus porteurs de lumière.


À l’heure où les structures du monde tremblent, où la violence se répand jusque dans le langage, où l’homme semble perdu dans sa propre création, une autre voie s’ouvre : celle de la sainteté humble, de la fidélité cachée, de la prière qui répare. Ce sont les petits gestes, les choix silencieux, les oui répétés à Dieu qui, dans l’invisible, tiennent encore les fondations du monde.


Nous ne sommes pas appelés à fuir ce monde, mais à l’aimer jusque dans ses douleurs. À y vivre déjà comme des enfants du Royaume, des semeurs de paix, des artisans d’une harmonie à retrouver. Car si le mal se transmet comme une contagion, la grâce le fait bien davantage. Et un seul cœur entièrement tourné vers Dieu peut réchauffer tout un pan d’univers.


Un jour viendra où le loup reposera avec l’agneau, non parce que la nature aura été niée, mais parce qu’elle aura été purifiée. Un jour viendra où l’homme ne blessera plus, car il sera lui-même transfiguré. Et ce jour a déjà commencé, en secret, dans le cœur de ceux qui croient, espèrent et aiment.


« Et la terre sera remplie de la connaissance du Seigneur comme les eaux recouvrent le fond des mers. » (Is 11,9)

 
 
 

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