J'ai lu un livre : L'Homme sans Gravité de Charles Melman
- Cyprien.L
- 6 avr.
- 14 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 avr.

« Seigneur, donne-moi de cette eau, que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir ici pour puiser. » (Jean 4,15)
Il y a plus de quatorze ans, j'ai lu un livre étonnant, le genre qui vous fait lever un sourcil tout en vous poussant à regarder votre quotidien autrement. Ce livre, c’est L'Homme sans gravité de Charles Melman. Même si ce n’est pas un ouvrage religieux à proprement parler, je n’ai jamais cessé d’y repenser, tant il m’évoque certains passages de la Bible : l'Ecclésiaste avec son regard désenchanté mais lucide sur notre quête infinie de plaisir et de sens, ou encore les rencontres marquantes de Jésus avec Nicodème, cherchant une vérité plus profonde que les apparences, et avec la femme aux cinq maris, éternellement en quête d'une satisfaction que le monde ne parvient jamais à lui offrir pleinement. Aujourd’hui j’ai décidé de partager avec vous comment ces textes anciens et pourtant tellement d'actualités continuent de m’aider à comprendre l’analyse percutante et souvent dérangeante que Melman fait de notre société actuelle. Une promenade littéraire et spirituelle entre psychologie moderne et sagesse biblique, parce que oui, lire un livre, c’est aussi une manière durable de nourrir sa réflexion.
Biographie de l'auteur en bref : Charles Melman est un psychiatre et psychanalyste français, né en 1931 à Paris. Élève et collaborateur direct de Jacques Lacan, il a joué un rôle majeur dans la transmission et l'évolution de la psychanalyse lacanienne. Fondateur de l'Association lacanienne internationale, Melman est reconnu pour ses analyses pertinentes sur les transformations psychologiques et sociales contemporaines, notamment à travers ses travaux sur la jouissance et la perte du symbolique dans nos sociétés modernes. Auteur de nombreux ouvrages influents, il continue d'être une référence incontournable dans le domaine de la psychanalyse contemporaine.
Résumé de l'ouvrage
Le livre L'Homme sans gravité de Charles Melman offre une analyse saisissante sur la manière dont notre société contemporaine est passée d'une logique dominée par le désir à une logique centrée sur la jouissance. Cette évolution, révélatrice de notre époque, peut être résumée en quelques points essentiels :
Du Désir à la Jouissance : Melman montre comment notre société, auparavant structurée par le manque et le désir d’un objet symboliquement chargé, a basculé vers une recherche immédiate et sans limites du plaisir. Autrefois, le désir impliquait patience et idéalisation ; aujourd’hui, la jouissance exige satisfaction immédiate, supprimant toute distance symbolique entre l’individu et ce qu’il convoite.
La Perte du Symbolique : Melman souligne le déclin des repères symboliques tels que les lois, les interdits ou les figures d'autorité. Ces structures symboliques permettaient autrefois de canaliser nos pulsions en désirs socialement viables. En leur absence, notre quête permanente de jouissance immédiate entraîne une crise profonde du sens et de l'autorité.
Une Société Addictive : En privilégiant la jouissance immédiate, nous devenons dépendants d’une stimulation constante, incapables de supporter le vide, la frustration ou l'ennui. Melman indique ainsi que cette addiction généralisée crée une instabilité psychique et un mal-être diffus.
Conséquences Sociales et Individuelles : Ce changement de paradigme génère de nouvelles angoisses et pathologies psychologiques. L'individu moderne peine à accepter l'insatisfaction inhérente à l’existence, cherchant continuellement à combler ses vides par des expériences ou des objets éphémères.
Échos Bibliques et Spirituels : Cette problématique trouve une résonance particulière dans la tradition biblique. L’Ecclésiaste met déjà en garde contre la vanité d’une poursuite exclusivement matérielle du bonheur, tandis que les rencontres évangéliques de Jésus avec Nicodème et la Samaritaine invitent à dépasser les plaisirs immédiats pour chercher une satisfaction durable et profonde.
L'Homme sans gravité présente un diagnostic pertinent sur une société obsédée par la jouissance immédiate, tout en suggérant la nécessité de retrouver des repères symboliques capables de redonner du sens et une véritable stabilité intérieure.
L'ecclésiaste et la jouissance
Le plaisir pour oublier la poussière… et puis ?
« Pour l’autre jeune homme, ce qui se passe est du même type. Il est en relation avec une femme qui a toutes les qualités, qui l’aime, et qui a un fils qui n’est pas le sien mais auquel il est très attaché. Il y a entre eux une complicité, un lien, et malgré cela il ne peut tenir en place. Il est tout le temps à des milliers de kilomètres, quitte à ce que, évidemment, ses déplacements provoquent un certain désordre, et sans qu’il y trouve le moins du monde son compte. Nous voyons qu’il s’agit là d’un effet de cette nouvelle économie psychique, qui ne ménage effectivement plus ce lieu où un sujet peut se tenir, ce lieu où un sujet peut trouver son heim, son “chez soi”, savoir que là il est chez lui. » - Charles Melman in L'homme sans gravité
En relisant récemment l’Ecclésiaste, je me suis rendu compte à quel point ce texte ancien résonne fortement avec les analyses modernes de Charles Melman dans L'Homme sans gravité. « Vanité des vanités, tout est vanité » : ce cri répété de l’Ecclésiaste évoque puissamment l'analyse de Melman sur notre société devenue obsédée par la satisfaction immédiate, sans profondeur ni durée. Melman observe que nous sommes passés du désir, qui suppose un manque à combler et une attente patiente, à la jouissance, qui exige la satisfaction immédiate et perpétuelle. Il écrit par exemple : « La jouissance supprime toute médiation symbolique, elle nous place face à une immédiateté insatiable. » Cette immédiateté évoque parfaitement ce que l’Ecclésiaste décrit lorsqu'il constate que les plaisirs humains, même accumulés à l’excès, laissent finalement une sensation de vide profond : « Tout ce que mes yeux ont désiré, je ne leur ai rien refusé… Mais tout cela n’est que vanité et poursuite du vent. » (Ecclésiaste 2,10-11)
Cette phrase de l'ecclésiaste est un constat affolant d'actualité, qui devient particulièrement évident lorsque l’on observe des phénomènes modernes tels que l'addiction au porno. Celle-ci illustre précisément la critique de Melman : la recherche constante d’un plaisir immédiat, accessible sans effort ni attente, crée paradoxalement une dépendance de plus en plus forte et un sentiment profond d’insatisfaction. Le porno, comme beaucoup d’autres plaisirs immédiats proposés aujourd’hui (jeux vidéo compulsifs, consommation frénétique des réseaux sociaux, etc.), promet une jouissance instantanée, mais finit par engendrer une forme d’épuisement psychique, un vide existentiel impossible à combler durablement. Mettre en parallèle ces deux approches me permet de mieux comprendre que l’insatisfaction chronique décrite par l’Ecclésiaste n’est pas une simple plainte désespérée. Elle pointe plutôt vers une vérité profonde sur l'expérience humaine : une vie entièrement tournée vers la jouissance immédiate ne peut conduire qu’à la frustration et à la vacuité. En un sens, Melman donne une actualité contemporaine au vieux constat biblique : sans distance symbolique, sans dimension spirituelle ou transcendantale, nous sommes condamnés à une course sans fin vers un plaisir éphémère.
Ce rapprochement éclaire de manière nouvelle ce texte biblique, mais il nous pousse surtout à aller plus loin dans notre réflexion personnelle. Finalement, ne sommes-nous pas invités à chercher au-delà du plaisir immédiat une satisfaction plus durable, plus profonde, capable de donner sens et cohérence à nos existences ?
Chez Melman, ce qui revient souvent comme un fil rouge angoissant, c’est cette impossibilité contemporaine de « tenir en place », de faire l’expérience d’un chez-soi symbolique. Le sujet moderne, privé de repères, de Loi intériorisée et de limites fécondes, erre d’objet en objet, de partenaire en partenaire, de rôle en rôle, sans jamais s’ancrer. Il peut aimer, mais ne pas rester. Il peut désirer, mais sans pouvoir habiter ce désir. Il flotte. Il devient, pour reprendre le titre du livre, un homme « sans gravité ».
Mais là où la psychanalyse s’arrête souvent à un constat, l’Évangile ouvre une brèche : celle d’un enracinement possible, mais non plus dans une sécurité terrestre ou affective, toujours incertaine, mais dans une parole et une présence. Jésus ne propose pas d’abord un lieu physique, un cadre religieux ou moral, mais une demeure intérieure : « Demeurez en moi, comme moi en vous » (Jean 15,4). Ce n’est pas un lieu géographique, mais une communion. L’homme contemporain ne trouve plus de chez lui, car il cherche à l’extérieur ce qui ne peut être reçu qu’à l’intérieur, dans un lien avec le Christ qui n’est ni miroir, ni contrat, mais alliance.
Là où Melman décrit un sujet exilé de lui-même, l’Évangile propose une patrie plus profonde que toute appartenance : une intimité stable au cœur de l’instabilité. Une paix qui ne vient pas de la clôture mais de la présence. Une source qui ne dépend plus de l’instant, mais qui jaillit pour la vie éternelle.
Laisser mourir le vieil homme
Et si le vide venait de ce que nous refusons de laisser mourir ?
« Ce jeune musicien de vingt-cinq ans, extrêmement sympathique, que je vois actuellement – il me dit : “Je n’arrive pas à réaliser.” Ce jeune homme ne peut pas réaliser qu’il ne couchera pas toute sa vie avec toutes les femmes qu’il veut, qu’il ne pourra pas les faire toutes. Il n’y arrive pas. Il ne peut pas admettre cette limitation. » - Charles Melman in L'homme sans gravité
Après avoir exploré le parallèle entre l’Ecclésiaste et Charles Melman, je me suis tourné vers une autre dimension biblique, celle de l’Évangile, notamment à travers la rencontre de Jésus avec Nicodème. Ce dernier, un notable religieux, vient secrètement voir Jésus la nuit, intrigué par une vérité profonde qu’il pressent mais peine à accueillir pleinement. Jésus lui affirme avec force : « En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu » (Jean 3,3). Nicodème, perplexe, répond alors : « Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître ? » (Jean 3,4). Cette incompréhension symbolise parfaitement la résistance que nous éprouvons tous face à la vérité profonde d'une nécessaire transformation intérieure.
Charles Melman, dans L'Homme sans gravité, décrit cette résistance à travers les mutations de notre rapport à la loi, au désir, et au lien symbolique. Il écrit : « Notre époque ne veut plus entendre parler de castration symbolique. Elle veut jouir sans entrave, sans médiation, sans dette. » Cette posture de refus du manque, pourtant structurant, rejoint la posture de Nicodème, qui a du mal à concevoir une rupture si radicale avec l’ancien homme. Melman ajoute encore : « Ce qui était auparavant considéré comme un manque fécond est désormais vécu comme une faille insupportable. »
Des études récentes en neurosciences viennent étayer ce constat. L’article publié dans Nature Neuroscience par Volkow et Koob (2021) démontre comment l’hyperstimulation du circuit dopaminergique par des objets de consommation immédiate — pornographie, sucre, réseaux sociaux — entraîne une diminution progressive de la sensibilité aux plaisirs naturels, provoquant une escalade addictive et un mal-être chronique. De même, une étude de 2020 par Banca et al. dans Biological Psychiatry: Cognitive Neuroscience and Neuroimaging montre que les personnes exposées de manière répétée à des contenus pornographiques présentent une baisse de connectivité entre le striatum ventral et le cortex préfrontal, ce qui altère la capacité à différer la gratification et à exercer un contrôle de soi.
Cette expérience de tristesse, qui accompagne souvent les excès de jouissance, me rappelle le riche jeune homme de l’Évangile : après avoir rencontré Jésus, il repart « tout triste » (Marc 10,22) parce qu'il se sait incapable de renoncer à ses attachements matériels. Cette tristesse, loin d'être anodine, reflète exactement ce que produit la jouissance immédiate : elle promet tout et ne donne finalement rien, laissant derrière elle un vide amer et une nostalgie d'une vie plus authentique, plus vraie. Cette tension entre l’ancien et le nouveau trouve un écho puissant chez saint Paul, qui développe longuement cette idée de la mort nécessaire du "vieil homme" pour qu’émerge une vie nouvelle. Il écrit dans l’Épître aux Éphésiens : « Dépouillez-vous du vieil homme, qui se corrompt par les convoitises trompeuses, et soyez renouvelés dans l’esprit de votre intelligence ; revêtez l’homme nouveau, créé selon Dieu dans une justice et une sainteté que produit la vérité » (Éphésiens 4,22-24). Et dans la lettre aux Romains : « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort, afin que, comme Christ est ressuscité des morts [...] nous aussi nous marchions en nouveauté de vie. [...] Notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché fût réduit à l’impuissance » (Romains 6,4-6).
Ce « corps du péché » évoqué par Paul désigne plus qu’un simple penchant moralement répréhensible. Il renvoie à une réalité corporelle et existentielle, à une dynamique intérieure marquée par l’enracinement du mal dans notre chair, dans nos habitudes, dans nos mécanismes neuronaux mêmes. Ce que les neurosciences confirment aujourd’hui — notamment la plasticité cérébrale et l’impact des environnements hyperstimulants sur nos circuits dopaminergiques — illustre à quel point notre milieu influence nos choix, nos pulsions, nos états d’âme. Nous sommes modelés par ce que nous consommons, mais nous participons aussi activement à ce modelage. Le péché, compris comme « manquement à la cible » (selon le sens originel du mot en hébreu, hattat), devient alors une déviation de notre trajectoire humaine, une orientation de notre corps et de notre esprit vers des lumières trompeuses plutôt que vers la véritable lumière : Dieu.
Nous voilà confrontés à cette tension mystique et symbolique, entre le vieil homme que nous refusons de laisser mourir et l’homme nouveau que nous hésitons à faire naître. Face à la Vérité, incarnée dans la rencontre avec Jésus, nous pouvons ressentir une sorte de vertige : renoncer à la jouissance immédiate pour accueillir une transformation radicale semble coûteux, voire douloureux. Pourtant, comme Nicodème, nous savons intuitivement qu’il y a là une vérité essentielle, capable de nous libérer véritablement. La question demeure alors : sommes-nous prêts à accepter cette nouvelle naissance, ou repartirons-nous, nous aussi, « tout tristes », prisonniers de nos habitudes et de nos dépendances ?
Une soif que rien n'étanche : La femme aux cinq maris et l’homme sans gravité
Elle laissa sa cruche : quitter le cycle de la consommation
« J’ai rencontré ce genre de patients, qui ont besoin de deux femmes pour qu’il y en ait toujours une qui puisse faire défaut : l’une introduit l’absence qui permet de désirer l’autre. [...] Donc, nouveau changement de partenaire pour recommencer le même va-et-vient. Ce type de dispositif paraît assez fréquent, y compris d’ailleurs pour la femme en tant qu’elle se présente elle-même comme une alternative possible face à un couple déjà constitué. » - Charles Melman in L'homme sans gravité
Dès les premières pages de L’Homme sans gravité, Charles Melman saisit que quelque chose de profond a basculé. Il raconte ce garçon, incapable de faire le deuil d’un imaginaire : celui où il pourrait indéfiniment coucher avec qui il veut, sans conséquence ni limite. Ce n’est pas une posture provocatrice, mais un révélateur. Le réel ne l’atteint plus. Il n’arrive pas à réaliser. Ce mot est capital. Il ne parvient pas à intégrer psychiquement que la vie a des contours, que le désir ne peut être un buffet sans fin.
Et si c’était justement là le drame de la femme samaritaine dans l’Évangile ? Elle vient puiser de l’eau au puits, à midi, seule — signe d’un rejet social. Jésus l’attend, sans juger, mais en vérité : « Tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari » (Jean 4,18). Elle aussi ne semble pas réaliser. Sa soif est ancienne, profonde. Elle a cherché à l’étancher par la consommation affective, relationnelle, sexuelle peut-être. Mais aucune de ces sources ne suffit. Ce jour-là, elle rencontre la vraie source. Et soudain, tout change. Elle laisse sa cruche, court au village, et témoigne. La rencontre avec la Vérité ne comble pas seulement une soif : elle transforme le rapport au désir lui-même.
Ce que cette femme découvre, c’est précisément ce que notre monde contemporain peine à concevoir. Le désir n’est plus un mouvement vers l’autre, mais une pulsion vers l’objet. L’humain lui-même devient cet objet. Le corps se vend, s’exhibe, se transforme en marchandise, en image, en profil, en contenu. La lutte féministe, qui visait au départ à libérer la femme du regard masculin réducteur, s’est trop souvent dissoute dans une nouvelle forme d’aliénation. Non plus imposée de l’extérieur, mais revendiquée de l’intérieur. Le slogan n’est plus : « je ne veux plus être sexualisée », mais « je choisis de me sexualiser moi-même ». Le système a digéré la résistance. Il la recycle. Il vend l’émancipation sous plastique.
Comme l’explique l’économiste grecque Yanis Varoufakis, le capitalisme d’aujourd’hui ne nous exploite plus par contrainte directe, mais par adhésion volontaire. Il parle de néo-servage — ou mieux encore, d’auto-servage. Nous nous plions aux logiques du marché non parce que nous y sommes forcés, mais parce que nous croyons qu’elles nous libèrent. Ce glissement est vertigineux : nous transformons en liberté ce qui était aliénation.
La femme de Samarie, elle, découvre que cette liberté n’en est pas une. Qu’elle a soif d’autre chose. Qu’il existe une eau qui jaillit en vie éternelle, une parole qui ne réduit pas, un regard qui ne consomme pas. Ce jour-là, elle cesse d’être objet et redevient sujet. Et si c’était cela, au fond, la vraie conversion ? Non pas renoncer à vivre, mais cesser de se vendre — et découvrir qu’on est aimée.
De Narcisse au désert : l'homme moderne face à la source
Quand l’homme croit se trouver dans son reflet, il oublie qu’il a soif. Et qu’aucun miroir ne donne à boire
« Mais de quel sujet maintenant cet objet d’artifice vient-il assurer le ravissement ? Le caractère privé du codage dont nous évoquons la formation sur la Toile singularise-t-il un sujet ou bien exprime-t-il directement le besoin d’un organisme ? Un sujet ne subsiste qu’à condition de pouvoir faire reconnaître sa singularité. Dans le cas présent les acteurs ont le plaisir de se fondre dans l’anonymat d’un corps collectif dont la voix devient le référent de la leur. Cette voix est évidemment d’autant plus puissante qu’y confluent davantage de filets – conception schrébérienne – ; mais elle cherche néanmoins l’oreille autre susceptible de lui renvoyer la perception de sa particularité. Le vœu exprimé à cette occasion est-il de l’ordre de la demande ou du désir ? Rappelons que ni la demande – qui est en son fond demande de rien – ni le désir – dont la physiologie est de s’épargner la rencontre avec l’objet – ne semblent convoqués. Le mécanisme original de satisfaction en cause s’apparente davantage à celui d’une dépendance à l’égard d’un objet appartenant au champ de la réalité. » - Charles Melman in L'homme sans gravité
« À cause du Christ, j’ai tout perdu, en devenant semblable à lui dans sa mort » (Ph 3, 8-14) Chez saint Paul, l’expérience spirituelle ne commence pas par l’effort de se perfectionner soi-même, ni par la volonté de bâtir une image plus vertueuse de son moi, mais par un abandon. « À cause du Christ, j’ai tout perdu », écrit-il aux Philippiens (Ph 3, 8). Il ne s’agit pas de perdre par défaite, mais de se détacher de tout ce qui nous encombre pour saisir ce qui nous a saisis — le Christ lui-même. La dynamique chrétienne n’est pas une ascension vers un soi idéalisé, mais une descente dans la mort, une communion avec la Passion, une désappropriation radicale, pour que la vie nouvelle jaillisse d’une autre source. Une source qui n’est plus soi, mais le Christ vivant.
Cette source, saint Jean la nomme explicitement dans l’Apocalypse : « Moi, je suis l’Alpha et l’Oméga, le commencement et la fin. À celui qui a soif, moi, je donnerai de la source d’eau vive gratuitement » (Ap 21, 6). C’est peut-être là ce que notre époque a oublié. Ou plutôt, ce dont elle a été détournée. Car l’homme moderne ne veut pas recevoir. Il veut produire. Il ne veut pas s’abandonner, il veut s’accomplir. Il cherche à s’auto-déifier, à devenir la source de sa propre vie, de sa propre joie, de sa propre rédemption.
Et parfois, il se persuade que c’est dans le lien à l’autre qu’il se trouvera. Dans une générosité sans transcendance, dans une compassion qui reste à la surface. Mais l’autre, dans cette logique, n’est souvent qu’un miroir. Un reflet flatteur. Comme Narcisse, l’homme contemporain se penche sur son image — dans le regard de l’autre, dans la validation sociale, dans le désir qu’il suscite — et croit s’y reconnaître. Mais ce reflet, aussi séduisant soit-il, ne le désaltère pas. Il l’enferme. Il ne donne pas la vie.
C’est exactement ce que Jésus révèle à la femme samaritaine lorsqu’il lui dit : « Quiconque boit de cette eau aura encore soif ; mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle » (Jean 4,13-14). Ce que cette femme découvre au bord du puits, c’est que le cycle de la consommation affective et de la répétition du manque ne peut pas être comblé par un autre humain, ni même par soi-même. Il faut recevoir. Il faut consentir à l’abandon. La vraie liberté n’est pas dans l’accumulation des expériences ou la multiplication des unions, mais dans la rencontre avec Celui qui peut étancher cette soif autrement inextinguible.
Saint Paul, lui, nous propose un tout autre chemin : oublier ce qui est en arrière, ne pas se retourner sur son reflet, mais courir vers le but. Non pas un but que l’on se fixe soi-même, mais laissez Dieu le fixé en nous : « ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Galates 2,20). C’est une vie qui vient d’ailleurs, un feu qui ne vient pas de nous, une source qui nous précède. Et c’est peut-être cela, aujourd’hui, qu’il nous faut redécouvrir : non pas comment réussir notre vie, mais comment la recevoir. Non pas comment se construire, mais comment consentir à être aimé.
«Une seule chose compte : oubliant ce qui est en arrière, et lancé vers l’avant, je cours vers le but en vue du prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus.» - Paroles du Seigneur (Ph 3, 8-14)

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