Euthanasie : à qui profite le crime ? — Dignité humaine et société fracturée
- Cyprien.L
- 16 mai
- 9 min de lecture
« Il n’y a pas de ‘petites vies’ à mettre de côté. Il n’y a pas de personnes inutiles. » - Pape François, Fratelli Tutti, §106

Introduction : Pourquoi parler de dignité maintenant ?
Alors que la France s’apprête à débattre puis peut-être à voter une loi sur la fin de vie, et que certains parlent déjà de référendum, il m’a semblé urgent de revenir à la source : la dignité humaine. Non pas pour condamner, ni pour juger, mais pour proposer un éclairage. Car on entend souvent : « L’Église est contre l’euthanasie », comme un slogan, une opposition de principe. Mais ce que l’on entend moins, c’est pourquoi. Et surtout : quelle vision de l’homme est ainsi défendue ?
Il ne s’agira pas ici de répéter mécaniquement les positions du magistère. Il s’agira de les comprendre dans leur enracinement le plus profond : une conception de la personne humaine qui ne dépend ni de sa force, ni de son autonomie, ni de son utilité. Une vision qui affirme que tout être humain possède une dignité infinie, même malade, même dépendant, même sans « qualité de vie ». Oui, infinie, comme le dit la déclaration du Dicastère pour la Doctrine de la Foi publiée en 2024 :
« Une infinie dignité, inaliénablement fondée dans son être même, appartient à chaque personne humaine, en toutes circonstances »
Mais cette dignité, aujourd’hui, est menacée. Non pas seulement par la douleur physique – les soins palliatifs bien menés y répondent – mais par l’isolement, la misère, la pression sociale ou économique. Et c’est là que le débat sur l’euthanasie prend un tour grave. Car on peut bien parler de « liberté de mourir », mais il faut aussi regarder qui, concrètement, choisira cette mort. Celui qui vit entouré, dans une maison lumineuse avec vue sur la mer, et qui a les moyens de se payer les meilleurs traitements ? Ou celui qui, au fond d’un HLM, n’a plus rien, ni soin, ni horizon, ni voix ?
Cette question, je la pose à tous. Croyants, non croyants, agnostiques, peu importe. Je ne vais pas faire un simple plaidoyer « contre » une loi. Je vais essayer de dire pourquoi cette loi, en ces temps de fracture sociale, pourrait devenir un miroir tragique : celui de notre impuissance à reconnaître la dignité là où elle est la plus nue. Et pourquoi la vision chrétienne de la personne, loin d’être un poids moral, pourrait être le dernier rempart face à une société qui abandonne les plus vulnérables sous couvert de compassion.
I. Ce que dit l’Église : la dignité comme fondement inconditionnel
Avant toute considération sociale, médicale ou économique, l’Église affirme une vérité centrale : la dignité humaine ne dépend jamais des conditions extérieures. Elle est ontologique. C’est-à-dire qu’elle est enracinée dans l’être même de la personne, non dans ses capacités, sa santé, son âge, ou son autonomie.
Ce n’est pas une formule poétique. C’est une position forte : la personne humaine, créée à l’image de Dieu, ne peut être réduite à son utilité sociale, à sa rentabilité, ou même à sa souffrance. Elle reste toujours digne. Et c’est précisément parce que cette dignité ne varie jamais que l’Église s’y attache avec une constance tenace.
On entend parfois dire : « l’Église veut que les gens souffrent, elle est contre le progrès ». Or c’est faux. L’acharnement thérapeutique est explicitement condamné. La déclaration le précise :
« Il est certain que la dignité de la personne humaine […] exige d’éviter tout acharnement thérapeutique ou toute intervention disproportionnée »
En d’autres termes, on ne doit pas prolonger artificiellement la vie à tout prix. Ce serait nier, aussi, la dignité humaine. Mais ce que l’Église refuse, c’est qu’on transforme la mort en solution. Ce qu’elle défend, c’est le droit de mourir accompagné, pas administré. Ce qu’elle souhaite, ce sont des soins palliatifs dignes, une médecine de la compassion véritable, non un basculement dans une gestion technique du désespoir.
La dignité, pour l’Église, est un appel : un appel à la solidarité, à l’accompagnement, au respect profond. C’est parce que chaque vie a du prix – même celle qui semble inutile aux yeux du monde – que l’on ne doit jamais franchir la ligne qui sépare le soin de l’élimination.
II. La misère contemporaine nie déjà cette dignité
Il serait confortable d’imaginer que le débat sur la fin de vie concerne seulement des cas rares, encadrés, réfléchis. Mais ce serait ignorer un fait brutal : nous vivons dans un monde où la dignité est déjà niée chaque jour. Non pas en théorie, mais en pratique. Non pas dans des débats philosophiques, mais dans les corps fatigués des pauvres, des isolés, des invisibles.
La déclaration Dignitas Infinita dénonce cette réalité avec clarté :
« La pauvreté constitue une négation concrète de la dignité humaine »
Et encore :
« Il n’existe pas pire pauvreté que celle qui prive du travail et de la dignité du travail »
En France comme ailleurs, les inégalités économiques se creusent. Selon Oxfam, en 2023, les 1 % les plus riches possédaient près de 50 % de la richesse mondiale. Et pendant ce temps, des millions de personnes âgées, de malades chroniques ou de personnes handicapées vivent dans des conditions précaires. On manque de lits dans les EHPAD, de personnel dans les services de soins à domicile, de remboursements pour les traitements essentiels. Et c’est dans ce contexte qu’on voudrait « ouvrir un droit » à mourir ?
La Déclaration note avec gravité :
« De nouvelles formes de pauvreté sont apparues même dans les pays les plus riches »
La question n’est plus seulement celle du débat bioéthique : c’est une question de justice. À quoi bon parler de « mourir dans la dignité » si la vie, elle, est indigne ? Si les soins palliatifs sont inaccessibles pour une grande partie de la population ? Si les malades les plus fragiles sont isolés, mal accompagnés, parfois littéralement abandonnés dans des couloirs d’hôpital ? À quoi bon parler de liberté, si cette liberté s’exerce dans le vide, sans choix réel, sans alternative viable ?
Lorsque la souffrance n’est pas soulagée, lorsque la solitude devient insupportable, lorsque la société se désengage, la demande de mort n’est plus un choix – c’est un cri d’abandon. Et ce cri ne doit pas être légalisé. Il doit être entendu. Il doit nous obliger.
III. Qui va être euthanasié ? À qui profite le crime ?
C’est peut-être la question la plus dérangeante, mais aussi la plus urgente : qui va réellement demander à mourir ? Et surtout, qui va mourir, demain, si la loi est adoptée ? Les plus riches ? Ceux qui bénéficient de soins de pointe, d’un suivi psychologique, d’une famille attentive, d’un cadre de vie apaisant ? Ou bien ceux que notre société abandonne déjà – les pauvres, les malades isolés, les personnes âgées précaires ?
Les données sont claires. Les suicides touchent beaucoup plus les catégories sociales défavorisées. Ce n’est pas une spéculation, c’est un fait :
En France, le taux de suicide est trois fois plus élevé chez les ouvriers et employés que chez les cadres
Au Québec, chez les jeunes de milieux très défavorisés, le taux de suicide est deux fois plus élevé que dans les milieux très aisés
En Europe, les taux les plus élevés de suicides sont en Lituanie et Slovénie, pays où la précarité est plus forte qu’ailleurs
Les personnes isolées, au chômage, ou peu diplômées sont nettement plus à risque de comportements suicidaires
Dans ces conditions, peut-on encore parler de liberté ? De choix éclairé ? Qui « choisit » vraiment, quand la douleur n’est pas prise en charge, quand on vit seul, quand le regard des autres vous renvoie votre inutilité, votre coût, votre gêne sociale ?
Dans un monde qui valorise la performance, l’autonomie, la jeunesse et l’apparence, le vieux, le grabataire, le handicapé, deviennent facilement… superflus. Et si la loi leur ouvre une porte, ce sera souvent une porte de sortie. Une loi de « compassion » qui, insidieusement, élimine les plus vulnérables. Une société qui pleure l’exclusion d’un SDF mais qui applaudirait qu’il meure « dans la dignité ».
La Déclaration Dignitas Infinita avertit :
« La dignité humaine ne peut être réduite aux conditions extérieures ni aux appréciations d’autrui »
Mais dans les faits, c’est ce qui se produit déjà. Et ce qui serait gravé dans le marbre de la loi.
Alors oui, posons la question : à qui profite le crime ? Car il y a bien une logique, et même un intérêt, à ce glissement. Et c’est ce que nous verrons dans le prochain axe.
IV. L’angle mort : l’économie comme moteur discret de la loi sur l'euthanasie
Derrière les discours de compassion, d’écoute, de « choix libre et éclairé », se cache une logique bien plus triviale, mais déterminante : l’économie. Si l’euthanasie devient un droit, elle devient aussi, structurellement, une variable budgétaire. Elle s’insère dans une vision de la société où chaque geste médical est mesuré, quantifié, rentabilisé. Et où la mort peut devenir, à terme, une gestion des coûts.
Ce n’est pas une hypothèse complotiste : c’est un fait établi. Au Canada, l’aide médicale à mourir (AMM) a généré 149 millions de dollars d’économies pour les systèmes de santé provinciaux en 2020
En France, certaines projections ont estimé que la légalisation d’un dispositif similaire permettrait d’économiser jusqu’à 1,4 milliard d’euros par an sur les dépenses publiques liées à la fin de vie
Or, dans une société où l’hôpital public est affamé, où les soins palliatifs sont quasi absents du paysage, où les urgences ferment faute de moyens, cette tentation de « rationalisation » devient le sol sur lequel la loi vient se poser. La question de fond est alors détournée : il ne s’agit plus de savoir ce qui est juste, mais ce qui coûte moins cher.
Ce glissement repose sur une manipulation silencieuse, mais constante : on a imposé à la santé publique les logiques de l’entreprise privée. On parle de « rentabilité », de « flux », de « parcours patient ». L’hôpital devient un centre de coûts. Chaque vie, un poste budgétaire. Chaque soin, une charge à contenir.
Mais là où le système révèle son hypocrisie, c’est dans sa tolérance asymétrique à l’égard du déficit. Une entreprise qui s’endette pour se développer, pour investir, pour prendre des risques, est célébrée : elle incarne l’esprit entrepreneurial, le courage du capital. Amazon, Tesla, Uber – toutes ont été déficitaires des années durant, et pourtant soutenues par des investisseurs enthousiastes. On parle alors d’audace, d’innovation, de vision.
Mais quand l’État investit dans la santé, dans l’éducation, dans le logement social – autrement dit, dans la dignité de ses citoyens – ce n’est plus du courage : c’est un déficit à réduire. Ce n’est plus un investissement dans l’humain : c’est une ligne rouge budgétaire. Pourquoi ? Parce qu’on a remplacé la personne par la performance. Et la politique publique par la logique de gestion.
Dans cet horizon, l’euthanasie devient presque naturelle. Moins longue, moins coûteuse, plus prévisible qu’un accompagnement digne, qu’un maintien à domicile, qu’un soin palliatif complexe. Et c’est là que le vernis compassionnel craque : la mort devient une solution fonctionnelle. Non pas pour soulager la personne, mais pour soulager un système.
Mais la voix de l’Église, ici, vient troubler ce tableau faussement rationnel. Elle rappelle une chose simple, mais explosive :
« La vie est un droit, non la mort ; celle-ci doit être accueillie, non administrée »
Investir dans la vie n’est pas un luxe. C’est une justice. Une société ne peut se dire humaine si elle préfère la solution létale à l’effort de la présence, du soin, de la patience. Et si elle refuse à ses citoyens ce qu’elle accorde sans scrupule aux grandes fortunes : le droit de miser sur le long terme.
Conclusion : La dignité ne se délibère pas
Il y a des moments où une société est mise face à elle-même. Non pas dans ses slogans, mais dans ses choix. Et le projet de loi sur la fin de vie en est un. Derrière les mots — liberté, compassion, autonomie — se cache une fracture. Une ligne de partage entre ceux qui peuvent vivre leur fin entourés, et ceux pour qui l’on invente une solution : la mort légale, médicalisée, institutionnalisée.
Loin de moi l’idée de nier la souffrance. Mais ce que je conteste, profondément, c’est qu’on la transforme en politique publique. Car tant que les soins palliatifs seront sous-financés, tant que l’hôpital public sera étranglé, tant que les pauvres mourront seuls dans des chambres anonymes, il ne s’agira jamais d’un vrai choix. Il s’agira d’un abandon.
L’Église, en rappelant la dignité infinie de chaque personne humaine, dérange. Elle empêche de réduire la vie à une équation. Elle refuse que la douleur, la dépendance ou la pauvreté effacent ce qui fait de nous des hommes. Elle nous dit : ce n’est pas parce que quelqu’un souffre qu’il est moins digne. C’est justement à ce moment qu’il a besoin de nous.
Alors oui, que chacun s’interroge : croyant ou non, catholique, athée, agnostique. Posons la question. À qui profitera cette loi ? Sera-t-elle un progrès… ou une démission ? Une liberté… ou une stratégie d’allégement budgétaire ? Une avancée… ou le signe que notre société ne sait plus quoi faire de ses faibles ?
La dignité, elle, ne se délibère pas. Elle ne se négocie pas. Elle s’affirme. Et elle s’honore — non en administrant la mort, mais en choisissant de rester présent jusqu’au bout.
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