"Et je vous ferai pêcheurs d’hommes" — Sur la légitimité historique et sotériologique de la papauté
- Cyprien.L
- 4 avr.
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Dernière mise à jour : 10 avr.

Les paroles du Christ à Simon-Pierre, prononcées au bord du lac de Galilée, relèvent moins de la simple injonction spirituelle que d'une performativité fondatrice. Lorsqu’il déclare : « Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes » (Luc 5,10), le Nazaréen institue, par-delà l’image, un paradigme anthropologique et sotériologique. Ce geste inaugural déplace la fonction de la pêche d’une activité économique à une mission ontologiquement ecclésiale : capturer non plus des poissons, mais des âmes destinées à la vie divine. Là où l'échec humain avait laissé les filets vides, la parole du Logos incarné les remplit jusqu'à la rupture, attestant par l'abondance l'efficacité de l'obéissance confiante. Cette scène conjugue en réalité plusieurs niveaux de lecture : elle est à la fois déclaration kérygmatique, prophétie eschatologique, et prélude à une institutionnalisation postérieure du ministère ecclésial.
Le choix de Simon, rebaptisé Pierre, s’inscrit dans une logique de désignation qui déborde l’ordre strictement moral ou charismatique. Il constitue le noyau germinatif d'une théologie implicite de la succession apostolique. Les Évangiles synoptiques comme le corpus johannique soulignent une asymétrie dans l’économie relationnelle du collège apostolique : Pierre reçoit les clefs du Royaume (Mt 16,19), il est investi de la charge de paître le troupeau (Jn 21,15-17), il est celui qui confesse la messianité du Christ et qui en retour reçoit un nouveau nom, geste hautement symbolique dans la tradition biblique. À la Pentecôte (Ac 2), il prend la parole au nom de tous. Sa figure se détache progressivement, non comme un monarque spirituel, mais comme un point d’unité et de référence dans une communauté plurielle, déjà confrontée à des tensions internes et à des influences culturelles diverses.
Pourtant, la papauté — entendue comme institution pérenne et structurée autour de l'évêque de Rome — ne naît pas d’un acte fondateur explicite, mais d’un processus historique complexe, mêlant contingences géopolitiques, débats théologiques, pratiques ecclésiales et évolutions culturelles. L'épiscopat romain s’impose peu à peu, non par décret céleste, mais par la force d'une reconnaissance progressive, par le jeu des appels, des arbitrages, des lettres doctrinales (comme celles de Clément ou de Léon), et par sa fidélité perçue au kérygme apostolique. La tradition occidentale en vient à voir dans ce développement une lecture organique et providentialiste du dessein divin : si le Christ n’a pas donné de plan d’organisation ecclésiale détaillé, il a semé les germes d’un ministère d’unité, que l’histoire, sous la conduite de l’Esprit, a fait fructifier.
L’évangile de Luc (5,1-11) raconte ce moment fondateur avec une force d’évocation bouleversante : après une nuit de déception, une nuit stérile où l’effort humain semble dénué de sens, Simon accepte, par obéissance et non par logique, de jeter une fois encore ses filets à la parole de Jésus. Et la récompense est immense : la pêche est surabondante, à tel point que les barques ploient sous le poids de l’abondance divine. Ébloui, bouleversé, Simon tombe à genoux et confesse son indignité : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur. » Mais Jésus ne se retire pas : il l’appelle plus encore, il le confirme, il le consacre. « Sois sans crainte ; désormais ce sont des hommes que tu prendras. » Ce passage dit tout : l’appel, la mission, l’inversion des logiques humaines, la disproportion entre la petitesse de l’instrument et la grandeur de l’œuvre. C’est à un pêcheur pécheur, à un homme faillible, que Dieu confie la pêche des âmes, comme pour mieux manifester que la force vient d’en-haut.
La crise provoquée par l’expansion islamique, entre le VIIe et le Xe siècle, joue ici un rôle catalyseur. La désintégration de l’unité des patriarcats orientaux, la marginalisation progressive du christianisme africain, la soumission du Levant à l’autorité califale, et l’affaiblissement du siège de Constantinople — toutes ces mutations contribuent à repositionner Rome comme bastion de la continuité doctrinale et missionnaire. Dans une Europe occidentale en recomposition, entre invasions barbares et renaissances carolingiennes, le pape devient à la fois symbole de stabilité, interlocuteur des puissances temporelles, et pivot de la diffusion évangélique. Cette concentration d’autorité, qui aurait pu apparaître comme une déviation monarchique, se révèle rétrospectivement comme une médiation providentielle. Elle constitue une réponse d’en haut, incarnée dans les structures d’en bas, à la menace d’effondrement spirituel.
À cet égard il serait historiquement réducteur de considérer l’orthodoxie comme ayant évolué de manière totalement autonome depuis le schisme de 1054. Non seulement les dialogues théologiques ont perduré à travers les siècles, mais la survie même des Églises orientales — y compris byzantines, slavonnes et moyen-orientales — doit beaucoup, de manière paradoxale, au rayonnement culturel, politique et institutionnel de la catholicité latine. L’orthodoxie, souvent marginalisée, affaiblie ou asservie sous les dominations musulmanes ottomanes et arabes, trouva dans la présence d’une chrétienté forte à l’Ouest un rempart implicite mais vital. Plusieurs historiens contemporains soulignent que l'existence d'une Europe catholique unifiée autour de Rome a permis d'imposer à l’Empire ottoman et aux sultanats successifs des conditions de tolérance religieuse minimale, par crainte d’une réaction militaire ou diplomatique de l’Occident chrétien.
Comme l’écrit l’historien Dimitri Obolensky dans The Byzantine Commonwealth (1971), « sans la conscience d’une latinité vigoureuse et intransigeante à ses frontières, l’orthodoxie orientale aurait très probablement été absorbée — sinon culturellement, du moins juridiquement — par l’islam environnant ». De même, des auteurs comme Steven Runciman ou Aristeides Papadakis notent que nombre de principautés orthodoxes, notamment dans les Balkans, en Russie et en Ukraine, n’auraient pu maintenir leur identité chrétienne sans le contrepoids civilisationnel exercé par l’Europe catholique, en particulier après les Croisades, le Concile de Florence ou l’avènement de l’humanisme chrétien.
Même les traditions liturgiques, artistiques et théologiques orientales ont été indirectement préservées grâce à l’intérêt porté par des moines bénédictins, des érudits jésuites et des diplomates pontificaux, qui ont collecté, traduit et diffusé de nombreux textes patristiques grecs. Le paradoxe est donc manifeste : l’orthodoxie, bien qu’en désaccord avec la primauté romaine, doit une part non négligeable de sa continuité historique à cette même Rome, devenue bastion visible de l’Église indivise dans un monde où l’Islam se voulait universel. Sans cette présence pétrinienne forte, le tissu chrétien, tant occidental qu’oriental, aurait pu être irrémédiablement déchiré.
Ce fait historique, bien qu’embarrassant pour certaines sensibilités confessionnelles, peut s’interpréter théologiquement : si la papauté a servi, à travers les âges, non seulement de gardienne de l’unité interne mais aussi de rempart externe contre la dilution du témoignage chrétien, alors elle réalise pleinement, bien au-delà de ses prétentions ou de ses limites humaines, la promesse faite à Pierre : « Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux […] et les portes de l’Hadès ne prévaudront pas contre elle » (Mt 16,18-19). Car ces portes infernales ne sont pas seulement les hérésies internes ou les schismes disciplinaires : elles sont aussi les puissances idéologiques ou politiques qui cherchent à effacer toute mémoire chrétienne du monde.
Il serait donc théologiquement insuffisant, voire anachronique, d’opposer une pureté évangélique originelle à une prétendue corruption institutionnelle postérieure. Le Christ n’a pas laissé un schéma d’organisation figé, mais un dynamisme pneumatologique, un souffle destiné à guider l’Église dans la complexité des temps. La papauté n’est pas une construction cléricale extérieure au message du Ressuscité, mais une figure historique de la mémoire vive de la foi. En tant que telle, elle n’est ni parfaite ni immuable dans ses formes, mais elle manifeste une continuité dans la fonction : garantir la fidélité au dépôt révélé, encourager la communion entre les Églises, incarner la veille eschatologique de la communauté croyante.
Les fruits en attestent. Loin d’être un argument apologétique de convenance, l’appel aux fruits trouve sa légitimité dans la parole même du Christ : « C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez » (Mt 7,20). L’histoire du catholicisme — avec sa capacité à intégrer les cultures, à engendrer des traditions théologiques diverses, à fonder des universités, des hôpitaux, des œuvres caritatives, à encadrer et parfois à contenir les hérésies — manifeste une fécondité qui dépasse les catégories purement institutionnelles. Même dans les périodes de crise, la papauté a su, souvent avec lenteur mais parfois avec une prescience prophétique, orienter l’Église vers la réforme, vers un retour aux sources, sans jamais rompre l’unité fondamentale du Corps mystique.
Cela ne signifie pas qu’elle soit au-dessus de toute critique. Les abus, les compromissions, les erreurs, parfois graves, n’ont pas manqué. Mais c’est précisément dans sa capacité à se réformer, à reconnaître ses fautes, à intégrer les voix prophétiques de ses saints et de ses théologiens, que la papauté se montre fidèle à Pierre — ce roc fissuré mais inébranlable, capable de pleurer amèrement, puis de confesser avec foi. La dialectique de la chute et de la conversion, de l’institution et de l’inspiration, traverse toute son histoire.
En définitive juger la papauté à l’aune des critères contemporains de gouvernance ou de spiritualité individualisée serait lui faire violence. Elle est une réponse historique, sacramentelle et charismatique à un appel divin. Elle témoigne d’une « pêche surnaturelle » qui continue, envers et contre tout, à tirer hors des eaux de la confusion des multitudes assoiffées de vérité. Elle est, dans le tissu de l’histoire du salut, l’un des fils conducteurs de la fidélité de Dieu envers son peuple. Ainsi relue dans une perspective doctorale, la papauté ne se réduit ni à une institution humaine parmi d’autres, ni à une anomalie théologique. Elle est l’actualisation différée d’un geste initial — celui de l’appel adressé à un homme pécheur pour devenir le socle visible de l’invisible Église. Et dans cette fidélité paradoxale de Dieu à ses instruments fragiles, se manifeste peut-être l’un des mystères les plus profonds de l’économie du salut.
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